Histoire du réseau Charette, auquel appartint Edgar Morin, ainsi que François Mitterrand, Clara Malraux et bien d'autres.
Edgar Morin, peu après ses cent ans, invite son biographe, Emmanuel Lemieux, à enquêter sur le Mouvement de résistance des prisonniers de guerre et des déportés (MRPGD), animé par Michel Cailliau, neveu du général de Gaulle, grandement et injustement oublié. Si dans Edgar Morin l’indiscipliné, publié en 2009, plusieurs pages sont consacrées à la « résistance » du jeune Edgar, là, c’est tout un livre qui reconstitue cette période qui court de 1942 à l’après-guerre avec son lot de découvertes, de rectifications et de mystères.
Cette histoire, que l’on croyait connue, révèle de nouveaux éléments par la grâce de lettres, mémoires, confidences inédites. Cette enquête est chorale, mêle les voix de nombreux participants et voyage du Havre aux stalags et camps de la mort en Allemagne, tout en passant par Vichy, Lyon, Paris et Toulouse, et dans diverses « planques » où des jeunes femmes et hommes luttent contre l’occupant nazi et les collaborateurs, bien souvent au péril de leur vie.
La famille de Gaulle est présente tout au long de cette passionnante enquête, en particulier Marie-Agnès, la sœur aînée du général, qui réside à Sainte-Adresse, dont les enfants partagent le patriotisme et l’engagement dans la Résistance. Michel, un des fils, prisonnier dans le Stalag XII-A de Limbourg en Hesse (où il est l’interprète du médecin allemand affecté au camp), sera avec André Ulmann (ancien d’Esprit et rédacteur de Vendredi, dit « Le Serpent ») et Charles Bonnet (agrégé de lettres) à l’origine d’un club culturel et sportif du camp, noyau de la Résistance, le « Club des Tordus ». Pierre Le Moign’ (instituteur), Bergognié (expert en faux-papiers) et bien d’autres anonymes les rejoignent dans cette « armée des ombres » qu’évoquera André Malraux dans son hommage à Jean Moulin. Ils éditent un mensuel, Unir, tiré à 4 000 exemplaires sur un mauvais papier avec une pauvre encre, mais riche en informations pratiques sur la vie des prisonniers. Ils veulent combattre l’ennemi, de là où ils se trouvent, et durer ! Ils ne manquent pas d’imagination, comme Emmanuel Lemieux, décrivant leurs actions (fêtes pour maintenir le moral des prisonniers, culture des poux destinés aux soldats allemands, petits sabotages dans les usines où les prisonniers travaillent, évasions programmées, rapatriements sanitaires bidons, etc.).
Les principaux leaders s’échappent et se retrouvent dans la France occupée. Là, ils participent activement à la Résistance, qui se met en place, tout en étant divisée, malgré les injonctions de Londres à l’unité. Impossible de résumé un tel ouvrage foisonnant : beaucoup de personnages (chacun ayant plusieurs pseudonymes), de lieux (Saint-Étienne, Lyon…), de combats. C’est vertigineux ! Mais, au-delà de cette masse d’informations, les lignes de force sont claires et parfaitement tracées. On y suit Charrette, alias Michel Cailliau, Morland (de son vrai nom, François Mitterrand), Gaston Poncet (plus tard Edgar Morin), Clara Malraux, Violette Chapellaubeau (qui épousera Edgar avant de se marier avec Pierre Naville), le « réseau du Musée de l’Homme », Madeleine Weiller (jeune veuve de Léo Lagrange, mort au combat le 9 juin 1940), Philippe Dechartre, Jean Dutour… Mitterrand (capitaine Monier, un autre de ses pseudonymes) se rend à Londres le 23 novembre 1943, puis à Alger, le 3 décembre, où il rencontre de Gaulle, en présence d’Henri Frenay, ce qui chagrine Charrette qui ne le « sent » pas (Mitterrand a été décoré par Pétain de la francisque) et qui l’écrit à son oncle. Nombreuses et nombreux, parmi ces Résistants, sont dénoncés, capturés, torturés, la plupart ne parlent pas et sont exécutés. Leurs noms figurent dans ce livre, un véritable cimetière de jeunes aux idéaux élevés et au courage indomptable.
Edgar Nahoum dit Morin, devient commandant du MRPGD d’août à décembre 1943, chef de la région de Paris, jusqu’en mars 1944, puis membre du comité directeur pour la région parisienne du MNPGD (fusion des trois mouvements de Résistance des prisonniers de guerre) jusqu’à six mois après la Libération, avec le grade de commandant. À l’automne 1944, il songe à monter une exposition intitulée « Crimes hitlériens » (et non pas allemands) et commence à rassembler les pièces et documents à y montrer. On associe à Edgar Morin (qui voulait s’appeler « Manin », comme le Vénitien juif marrane devenu chef de la petite république de Saint-Marc, mais le faussaire auteur de ses papiers d'identité à compris « Morin »), Joseph Billiet, un partisan du « nouveau réalisme ». Il apparaît dans le roman à clé que publie en 1947, aux éditions Nagel, Edgar Morin, Une cornerie, qui passe inaperçu (juste quelques lignes de Maurice Nadeau dans Combat).
Pendant ce temps, à Sainte-Adresse, Marie-Agnès Cailliau (prisonnière à Fresnes, puis au château d’Itter, en compagnie de Léon Jouhaux, Paul Daladier, Jean Borotra, le colonel de La Rocque…) et son mari Alfred (détenu à Buchenwald) retrouvent leurs enfants et leur famille ; seuls Charles Cailliau de Gaulle et Jeanne de Gaulle sont morts. La villa a été pillée, mais la France est libre. Son fils, Michel, qui a tant fait pour la Résistance, n’en tire aucune gloire. Sa mère demande à son frère, le général, pourquoi il ne lui a pas donné une médaille. Réponse : « Il ne m’a rien demandé. » En 1973, Charrette attaque Morland en justice. Ce dernier a déclaré dans L’Expansion qu’il possédait une lettre dans laquelle Charrette écrivait : « Il faut me débarrasser de tous les juifs et les francs-maçons. » Michel Cailliau éructe et attaque son ennemi. Tandis que l’homme politique laisse son avocat, Robert Badinder, agir, lui se concentre sur son élection dans la Nièvre. Finalement, il vient à la barre se défendre et emporte le morceau. Il est vrai que cette phrase existe bel et bien, destinée à éclairer son oncle sur l’état d’esprit des Français en 1944. Cailliau est débouté, le journaliste Roger Priouret est relaxé. Le 2 décembre 2000, Michel Cailliau, incontestable résistant, meurt. Pas une ligne dans la presse, aucun hommage public.
Edgar Morin écrit dans la postface : « Je referme ce livre, tout bouleversé. À la fois assailli de souvenirs et stupéfait de tant de découvertes car le cloisonnement même, s’il ne fut pas strict, était de règle dans la Résistance. » Plus loin, il note : « Je suis heureux d’avoir poussé Emmanuel Lemieux à découvrir Michel Cailliau, pseudo Charrette. Ce livre relate une épopée ignorée, occultée. C’est un morceau d’histoire qui surgit du néant. » Plus loin encore, après avoir cité ses compagnons de lutte : Clara, Violette, Marguerite Duras, Dionys Mascolo, Robert Antelme, Charrette et aussi Morland (pour qui il n’a jamais voté) qu’il admire comme résistant mais pas comme « homme politique », Edgar Morin conclut : « J’en tire la leçon de résister à toutes les injustices, à tous les processus régressifs, barbares ou destructeurs menaçant aujourd’hui chaque individu et toute l’humanité. »