Au-delà de l'Ukraine, la Russie cherche à retrouver et affermir son statut de puissance par des moyens variés. Anne de Tinguy revient sur cette quête et ses déboires.
Anne de Tinguy, Professeur émérite des Universités à l’INALCO (dite « Langues O. ») et chercheur au CERI-Sciences po, fait un bilan des forces et des faiblesses de la Russie à un moment crucial, celui de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en février 2022. Elle le fait dans la lignée de son prédécesseur à l’INALCO, Georges Sokoloff auteur de La Puissance pauvre (Fayard, 1993) en centrant sa recherche sur la relation de la Russie au monde.
L’obsession de la grandeur : héritage ou volonté d’un homme ?
Cette perspective est d’abord illustrée par le récit de trois étapes majeures : les années Gorbatchev, les années Eltsine, puis les années Poutine, qui sont résumées respectivement par les titres suivants : « l’échec du grand dessein » pour le premier, « la métamorphose au prix fort » pour le deuxième, « l’obsession de la grandeur » pour le troisième. Gorbatchev et Eltsine ont, en effet, mis en œuvre une politique de réconciliation avec l’Occident tout en opérant une mutation économique en direction de l’économie de marché à marche forcée aux dépens de l’ancien complexe militaro-industriel. Vladimir Poutine a fait des choix très différents.
Cette obsession de Vladimir Poutine pour la grandeur est présente dès sa prise de fonctions le 30 décembre 1999 à la suite de la démission de Boris Eltsine, à l'occasion de laquelle il affirme : « La Russie a été un grand pays et le restera ». En 2005, il précise son appréciation de l’héritage de l’URSS : « ceux qui ne regrettent pas cet événement (l’effondrement de l’URSS) n’ont pas de cœur, celui qui souhaite sa restauration n’a pas de tête ». D’où la recherche permanente d’un statut international, conforté par la détention de l’arme nucléaire et d’un siège permanent au Conseil de sécurité à l’ONU, et associé à la recherche d’une voie propre de développement. « L’anti-occidentalisme » croissant qui a été dévoilé par Vladimir Poutine à la conférence de Munich sur la sécurité en 2007, va se transformer peu à peu en un désir de revanche contre l’OTAN, qui assumera de recourir à la force en Géorgie (2008), en Crimée (2014) et dans les deux républiques autoproclamées du Donbass (2014).
La diplomatie et la force
Les clés de l’histoire sont à chercher dans « la boîte à outils de la politique extérieure » qui constitue la seconde partie de l’ouvrage. Ces outils sont entendus dans un sens large qui s’étend au-delà des moyens traditionnels de la diplomatie et de l’armée : économie, « soft power » et culture. L’auteur cerne les nombreux paradoxes de ces outils.
La diplomatie est servie par une double administration héritée de l’URSS : le MID (ou Ministère des Affaires Etrangères) et l’administration présidentielle. Ces structures sont peuplées par une élite formée dans la fameuse école de la diplomatie : l'Institut d'État des relations internationales de Moscou (MGIMO). Ces structures de la diplomatie multilatérale, surtout au sein des Nations Unies, trouvent leurs limites au moment des conflits et des annexions extérieures.
En annexant la Crimée et en intervenant dans le Donbass (2014), puis en envahissant l’Ukraine en 2022, Vladimir Poutine a changé de paradigme, remettant l’outil militaire et le recours à la force au cœur de la politique étrangère de la Russie. L’armée avait été l’objet d’une réforme structurelle financée par un budget certes multiplié par quatre, mais encore loin derrière celui des États-Unis et de la Chine ; puis elle avait consolidé son réseau de bases à l’étranger, en Ukraine (avant que la Crimée soit annexée en 2014, le bail de la base navale de Sébastopol en Crimée avait été prolongé en 2010 de 25 ans !), en Arménie et en Syrie (avec la base navale de Tartous). Mais les piètres performances des forces armées russes en Ukraine révèlent l’importance des faiblesses du dispositif mis en place.
Une modernisation économique inachevée
L’économie est elle-aussi un outil paradoxal. Elle soutient la volonté de puissance de la Russie surtout au travers de l’énergie : l’État russe écarte d’abord les sociétés pétrolières privées Ioukos et TNK-BP en les faisant acquérir par une société étatique Rosneft ; la société gazière Gazprom - contrôlée par l’État - a interrompu deux fois ses livraisons de gaz à l’Ukraine en 2006 et 2009 et a voulu diminuer le rôle de transit de l’Ukraine en reliant directement la Russie et l’Allemagne par le gazoduc Nordstream I. Le soutien postérieur de l'Etat russe à la société privée Novatek dans la production de gaz naturel liquéfié répond à la volonté de donner plus de souplesse à la stratégie internationale du secteur. Mais l’économie russe reste une économie de rente, victime du « malaise hollandais » qui tend à freiner le développement à l’exportation des secteurs hors de l’énergie.
Les efforts de modernisation engagés dans les années 2000-2007 (avec par exemple l'instauration d'un taux forfaitaire unique d’imposition des particuliers à 13%) et les politiques budgétaire et monétaire strictes du ministre des Finances Alexis Kudrin, ont bénéficié d’une hausse des prix du pétrole, ce qui a permis une forte croissance, vite étouffée par la crise financière de 2008. Ces premiers efforts ont souffert de n'avoir pas été suivis par des réformes structurelles, préalable nécessaires à l’établissement d’une économie forte et d’une puissance militaire. Depuis l’invasion de l’Ukraine, le partenariat avec la Chine permet à la Russie d’atténuer l’incidence négative de « l’effondrement des investissements étrangers, de la perte de l’accès aux technologies occidentales et de l’hémorragie des élites », constate l'économiste russe Sergey Guriev, mais il accroît la dépendance vis-à-vis de la Chine, ce qui ne va pas dans le sens de ses intérêts.
Un « soft power à la russe »
Un « soft power à la russe » a été utilisé de façon systématique par des voies multiples : la création d’un audiovisuel à l’étranger (avec les médias Russia Today et Sputnik), sa mise au service de la politique étrangère, puis l’instrumentalisation de l’orthodoxie. Mais les effets de la politique russe ont été ambivalents. Au premier rang des déconvenues figure celle, majeure, qui a eu lieu quand l’église orthodoxe ukrainienne s’est rattachée, en janvier 2019, au Patriarcat de Constantinople au détriment du Patriarcat de Moscou. Par ailleurs les opérations de désinformation et de manipulations de l’information menées par la Russie ont contribué à la dégradation de ses relations avec les Occidentaux. Enfin, le rayonnement mondial de la culture russe connaît lui-aussi un déclin qui peut être aggravé par l’invasion de l’Ukraine.
Ce livre qui s’appuie sur des sources très diverses (référencées dans 80 pages de notes en annexe) permet d’approfondir les nombreux paradoxes d’une nation aux visées mondiales, très axée sur la posture, mais handicapée par son retard économique. Le lecteur peut alors s’interroger avec l’auteur : « L’Ukraine sera-t-elle la roche Tarpéienne de la Russie ? »