Dans un livre documenté, Matthieu Boisdron met en lumière Joseph Paul-Boncour, figure politique aujourd’hui méconnue, et son itinéraire particulier, des bords du Cher à San Francisco, via Genève.

Ignorée des biographes et, relativement, des historiens de la IIIe République, la figure de Joseph Paul-Boncour apparaît ici en pleine lumière. Si Matthieu Boisdron, docteur en histoire et chargé d’enseignement à Nantes Université, ne prétend pas en faire un personnage hors du commun ou plus influent qu’il ne le fut, il démontre cependant le rôle notable, puis essentiel, joué par le biographé, des années 1900 à la débâcle du printemps 1940. L’ouvrage, issu d’une thèse primée par l’Assemblée nationale, porte un récit dense, précis, richement illustré et fondé sur l’exploitation de sources issues de multiples fonds d’archives. Homme de son temps, comme le relève Matthieu Boisdron, tout en s’engageant sincèrement, Joseph Paul-Boncour fut successivement l’homme du réformisme social, de la diplomatie ouverte fondée sur la coopération internationale, puis de l’alarme face au danger engendré par les ambitions des régimes totalitaires.

Le socialiste réformiste

Issu d’une famille de notables de Saint-Aignan, Joseph Paul-Boncour fait des études au sein d’un collège privé catholique. Cette expérience marqua profondément celui auquel ses camarades socialistes reprocheront longtemps sa proximité culturelle avec la foi catholique, sinon son inclination spirituelle. Un temps tenté par le grand large, il suit finalement des études de droit. Très vite repéré comme brillant par ses pairs plus expérimentés, il devient premier secrétaire de la conférence du stage et est engagé dans des cabinets prestigieux – son verbe, mis au service de la défense des syndicats et de leurs adhérents au début de sa carrière, sera de plus en plus mis au service de têtes couronnées et autres magnats, évoluant ainsi, en quelque sorte, parallèlement à son évolution politique.

Très tôt, il s’empare des grandes questions sociales de ce XIXe finissant. Associé un temps à la Revue internationale de sociologie, il défend les droits des syndicats, dans un contexte où la grève est encore souvent jugée comme illégitime, et promeut le « fédéralisme économique » dans une thèse intitulée Les rapports de l’individu et des groupements professionnels, rapidement publiée et remarquée dans les milieux académiques et par nombre d’hommes politiques, à commencer par le chef du gouvernement Pierre Waldeck-Rousseau. Il devient un temps le collaborateur politique de ce dernier, avant de diriger le cabinet du ministre du Travail René Viviani en 1906.

Élu conseiller municipal à Saint-Aignan en 1904, il prend part aux luttes politiques locales, d’abord dans la mouvance du parti radical. Cependant, élu député à l’occasion d’une élection législative partielle, il siège sur les bancs des « socialistes parlementaires » puis, à partir de sa réélection en 1910, avec les « républicains socialistes ». Cette évolution vers la gauche lui coûte son siège de député en 1914, et c’est comme simple officier de réserve qu’il participe au premier conflit mondial. Si ce premier temps de sa carrière politique nationale s’achève sur une défaite, il a permis à Paul-Boncour de faire montre de ses dons oratoires – il bataille durement pour faire appliquer la loi sur les retraites ouvrières et paysannes votée l’année précédente – et lui a permis d’acquérir une première expérience ministérielle, même brève – il est ministre du Travail et de la Prévoyance sociale de mars à juin 1911.

Le chantre de la sécurité collective

Ayant rejoint la SFIO au cœur de la Grande Guerre, Paul-Boncour, ancien combattant au sortir du conflit, oriente son activité politique en direction des questions internationales, alors brûlantes, tendue vers la quête d’une paix pérenne et dont l’essentiel se joue à Genève, au Palais des Nations. C’est en tant que membre éminent de la délégation française – Matthieu Boisdron le décrit comme le leader de cette délégation en l’absence du ministre des Affaires étrangères – qu’il prend part aux travaux de l’institution internationale. Paul-Boncour se démène pour rallier les pays aux positions sinon antagoniques, du moins fortement éloignées, aux conceptions françaises. S’il est souvent déçu par les Britanniques, il sait gagner chez les représentants de l’Amérique latine et, surtout, de l’Europe centrale et orientale, des sympathisants, parfois des soutiens solides.

L’enjeu des débats porte sur l’articulation entre l’arbitrage, la sécurité et le désarmement. Paul-Boncour défend la thèse française selon laquelle le désarmement ne pourrait être mis en œuvre qu’une fois l’arbitrage obligatoire instauré, ce qui établirait une véritable sécurité – rappelons que la France avait perdu, l’encre du traité de Versailles à peine sèche, la double garantie états-unienne et britannique. Par ailleurs, Paris défend une position originale en matière de limitation des armements, qui ne convainc guère : la limitation des budgets militaires, assortie de la publicité et du contrôle, permet à Paris de conserver son avance en matière d’équipement sur l’Allemagne.

Paul-Boncour a plus de succès en ce qui concerne le renforcement de la sécurité des États : face à un Royaume-Uni qui argue de la protection suffisante offerte par le Pacte de nombreux États, dont la France, opposent l'absence de véritables garanties. Las… Protocoles, modèles de traités et de conventions : tout est mis en oeuvre pour tenter de remédier à cette carence de sécurité. En vain. La SDN, malgré les efforts de nombres d’ « hommes de bonne volonté », au premier plan desquels Paul-Boncour, ne parvient pas davantage à résoudre les problèmes au niveau bilatéral : Paul-Boncour s’implique ainsi personnellement dans la résolution du différend polono-lithuanien au sujet de la ville de Vilnius. Sur tous ces sujets, Paul-Boncour, comme la SDN, vont de lenteurs en blocages et de désillusions en avanies...

Toutefois, sur un plan plus personnel, Paul-Boncour gagne à Genève une véritable stature d'homme politique de premier plan, international comme national. Il rapporte ainsi, avec succès, en faveur de la ratification des textes négociés à Genève devant la Chambre des députés. Il contribue également à gagner l’opinion publique à la cause de la SDN, en défendant publiquement son action auprès des anciens combattants, lors de conférences organisées par des associations pacifistes ou lors des commémorations de la mort de Jaurès, puis de Briand. Il incarne alors, au diapason d’une opinion publique traumatisée par 14-18, un pacifisme sincère étroitement lié un à solide patriotisme.

Son positionnement sur les sujets du désarmement et de la défense, tout comme certains engagements, le conduisent à s’écarter toujours davantage du centre de gravité de la SFIO, au sein de laquelle il s’était toujours positionné à droite, dans le camp réformiste et « participationniste » – la SFIO d’alors est très partagée quant au soutien ou à la participation à un gouvernement « bourgeois », même à dominante radicale-socialiste. Élu en 1919 député de la Seine, dont la fédération SFIO est orientée à gauche, il est exfiltré vers le Tarn, terre d’élection de Jaurès, plus accueillante au socialisme modéré. Son maintien au sein la délégation du gouvernement français auprès de la SDN après la dislocation progressive du Cartel des gauches en 1925-1926 fait débat. Il scandalise les socialistes en s’abstenant lors d’un vote portant sur les congrégations religieuses.

Sa participation à la défense d’intérêts industriels en tant qu’avocat lui vaut enfin, en 1931, un ferme rappel à l’ordre. Le retour du parti à la ligne « pas un homme, pas un sou pour l’armée de l’État bourgeois » rend la rupture inéluctable. Finalement, son départ de la SFIO, méticuleusement préparé, prend la forme d’un retour dans le Loir-et-Cher, où il est élu en septembre 1931. Il s’abstient de rejoindre les bancs socialistes, quittant ainsi de facto le parti.

L'homme d'État

Sitôt arrivé au Palais du Luxembourg, Paul-Boncour entreprend de gagner une position ministérielle, peut-être la première. Si la Chambre de 1928, penchant nettement à droite, ne lui donne pas cette possibilité, il en va autrement après les élections du printemps 1932 : ministre de la Guerre dans le gouvernement Herriot en juin 1932, il devient chef du gouvernement pour quelques semaines en décembre. Surtout, il prend alors place au Quai d’Orsay, position qu’il conserve jusqu’en février 1934. À ces postes, Paul-Boncour doit affirmer une stature d’homme d’État face aux enjeux majeurs que sont, notamment, la conférence du désarmement, enfin ouverte, mais dans des conditions extrêmement défavorables à la France, et la question budgétaire appelant des choix douloureux, notamment touchant les budgets militaires.

Si son cabinet, victime de l’isolement politique de son chef, chute assez piteusement sur la question budgétaire, Paul-Boncour n’en incarne pas moins pendant près de deux ans – et au-delà, en tant que délégué français à la SDN – une politique tentant de répondre aux exigences de la situation nationale et internationale. Il se heurte aux militaires, et surtout au premier d’entre eux, Weygand, quand il réduit les budgets militaires puis présente à Genève un plan promouvant les armées de service à court terme et la création d’une force militaire internationale – autant de « folies » selon Weygand.

Paul-Boncour se heurte également à la Grande-Bretagne conciliante avec Berlin et intransigeante envers Paris. Il se heurte, enfin, au président du Conseil Édouard Daladier, qui incline pour un accord direct avec l’Allemagne. Si Paul-Boncour peut être crédité d’un approfondissement du rapprochement avec l’URSS et du succès de la conférence de Montreux sur le régime des détroits du Bosphore et des Dardanelles, l’échec de la conférence du désarmement, patent dès lors que l’Allemagne quitte la table en octobre 1933, tout comme l’incapacité de la communauté internationale à répondre à l’agression japonaise en Mandchourie, à l’attaque italienne en Éthiopie ou à la remilitarisation de la Rhénanie, signifient clairement l’échec du projet même de la SDN, institution dans laquelle Paul-Boncour avait placé sa foi, au sein de laquelle il joua un rôle majeur et dont il défend la légitimité et l’utilité devant l’opinion publique. Ses velléités personnelles de fermeté face aux puissances révisionnistes, réelles et qui s’affirment jusqu’en 1939, pèsent de bien peu de poids face à l’apaisement britannique, à la division et au pacifisme qui règnent en France.

Sur le plan de son positionnement et de son rayonnement sur l’échiquier politique national, la seconde moitié des années 1930 représente une période délicate pour Paul-Boncour. Diffamé et associé à l’escroc Stavisky par les voix de la droite extrême et nationaliste, Paul-Boncour perd toute position ministérielle avec le retournement de février 1934, qui voit la formation d’un gouvernement de centre-droit, dit d’ « union nationale », à la faveur de l’émeute parisienne.

Paul-Boncour participe alors de la recomposition du paysage de la gauche qui trouve sa traduction dans la fondation de l’Union socialiste républicaine (USR) fin 1935, dont la présidence lui est confiée. La participation de l’USR au gouvernement Blum permet à Paul-Boncour de renouer avec la gauche socialiste – il est brièvement ministre des Affaires étrangères du second gouvernement Blum au printemps 1938. Toutefois, l’emprise sur l’appareil de l’USR du secrétaire général Marcel Déat, tenant de positions de moins en moins favorables au Front populaire, ne cessant de croître, Paul-Boncour, incarnation de la ligne socialiste réformiste, et qui prend alors position contre le racisme, doit quitter l’USR au début de 1938.

La guerre sonne le glas des conceptions de Paul-Boncour et de son rôle politique. Dans le tumulte de la débâcle du printemps 1940, s’il accepte le principe d’une révision constitutionnelle, il intervient auprès de Pétain, président du Conseil depuis le 17 juin, pour préserver le principe d’une ratification démocratique du nouveau texte. Ayant échoué, il fait partie de la minorité qui a le courage de voter contre le texte déposé par Pierre Laval.

Pendant la guerre, il est en contact avec quelques personnalités majeures de la Résistance et Londres sans prendre une part active à l’opposition au régime de Vichy et à l’occupant. À la Libération, les communistes ne lui pardonnent pas ses positions d’avant-guerre, pas plus que certains socialistes – il rejoint cependant la SFIO. Marginalisé sur la scène politique intérieure, il joue pourtant un rôle majeur au sein de la délégation française à la conférence de San Francisco et, après avoir obtenu que soient prises en compte les objections de Paris, signe au nom de la République restaurée la Charte de l’Organisation des nations unies.

Dans le même temps, il transforme l’Association française pour la Société des nations, qu’il préside depuis 1936, en une Association française pour les Nations Unies, dont il conserve la présidence jusqu’en 1970. Ayant revêtu la robe d’avocat, Paul-Boncour s’engage en faveur des droits de l’homme, notamment sur la question de l'enfance maltraitée.

Il apporte un soutien discret au retour au pouvoir de Charles de Gaulle – approuvant même, en privé, l’évolution vers un régime présidentiel assorti des « garanties démocratiques » nécessaires, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes pour ce parlementaire chevronné. Lié au général de Gaulle, qu’il connaît depuis 1925, par une estime réciproque, il reçoit des mains de celui-ci la plaque de grand officier de la Légion d’honneur. Toutefois, sa candidature au prix Nobel de la Paix, poussée par ses amis, échoue à trois reprises. Il s’éteint en mars 1972, dans une indifférence relative.

Joseph Paul-Boncour, figure tombée dans l’oubli, méritait bien cette biographie exhaustive qui le pose comme un des représentants les plus emblématiques de la IIIe République installée, conjuguant grands principes, quête de progrès social et international et petites stratégies électorales, incarnant finalement, avec quelques-uns, son honneur à l’été 1940.