L'Etat-nation s'est imposé partout dans le monde en mobilisant un carburant : la revendication identitaire, dont le caractère éminemment dangereux n'est plus à confirmer.

Loin des considérations abstraites sur la démocratie, que l'évolution illibérale ou autoritaire de nombre d'entre elles vide beaucoup de leur intérêt, la sociologie historique et comparée du politique s'attache à l'étude des formes concrètes de la domination politique. Elle analyse en particulier la façon dont l'Etat-nation s'est imposé contre les empires et dont il continue de se renforcer. L'actualité témoigne chaque jour de la synthèse, en apparence improbable, entre l'intégration du monde, l'universalisation de l'Etat-nation et la montée des identitarismes.

Ces constats constituent les idées forces de l'analyse du politologue Jean-François Bayart   dans son dernier livre, L'énergie de l'Etat. Pour une sociologie historique et comparée du politique. Cet ouvrage constitue une synthèse des recherches qu'il a menées en sociologie historique du politique sur plusieurs décennies.

Il a aimablement - et joyeusement - accepté de répondre à nos questions pour présenter son travail, qui ouvre des perspectives et aide à penser le monde et la révolution identitariste en marche.

 

Nonfiction : Votre livre est sous-titré « Pour une sociologie historique et comparée du politique ». Peut-être pourriez-vous dire pour commencer ce qu’est alors cette discipline dont vous vous réclamez ?

Jean-François Bayart : A dire vrai la sociologie historique et comparée du politique – la « shcp », pour les intimes – ne constitue pas une « appellation d’origine contrôlée » d’ordre scientifique. Elle est plutôt un souci, un double souci en l’occurrence : un souci d’historicité et un souci de comparaison. D’une part, elle entend restituer la singularité historique des sociétés politiques – ma grande affaire depuis ma thèse, L’Etat au Cameroun (1979), et mes ouvrages qui ont suivi, notamment L’Etat en Afrique (1989), à propos d’un continent que l’on tient volontiers comme étant « sans histoire ». D’autre part, la « shcp » entend procéder par comparaison, qui est raison, contrairement à ce que veut l’adage, et qui permet de mettre en universalité la singularité historique.

Nulle contradiction en la matière. C’est bel et bien la reconnaissance de l’historicité des sociétés qui les inscrit dans l’universalité. A contrario le colonisateur l’avait compris qui précisément déniait aux sociétés conquises, notamment à l’Afrique, tout caractère historique et les enfermait dans l’atemporalité de la « tradition ».

Ma démarche personnelle n’est évidemment ni solitaire ni sui generis. Elle se réclame de pères fondateurs, à commencer par Karl Marx et Max Weber, mais aussi le Tocqueville de L’Ancien Régime et la Révolution et toute une série de grands auteurs qui ont dominé le champ des sciences sociales en étant plus congruents que ne le donnent à penser les polémiques ou les silences qu’ils ont noués entre eux ou que l’on a engagés en leur nom. Il n’y a aucune contradiction entre Marx et Weber puisqu’ils ne parlent pas de la même chose. Les affinités électives entre ce dernier et Michel Foucault sont troublantes, tout comme la dette de l’historien Edward P. Thompson à l’égard de Karl Polanyi, bien que ces liens soient oblitérés, voire tus par les intéressés.

En outre, mes études ont été ponctuées par la lecture de grands classiques de cette fameuse sociologie historique et comparée du politique, comme les ouvrages de Barrington Moore, de Perry Anderson ou de Reinhard Bendix, aujourd’hui assez oubliés. En France cette approche a été le mieux incarnée par l’œuvre de Guy Hermet qui m’a fait entrer dans le métier, dont l’érudition est impressionnante, qui a fait connaître en France nombre d’auteurs étrangers travaillant sur ce qu’il a proposé de nommer les « situations autoritaires » – par exemple Juan Linz, qu’il a traduit – et dont nous aurions tout intérêt à relire les livres pour comprendre ce qu’il est en train de nous arriver.

Mon apport personnel est d’avoir étendu ce raisonnement à l’Afrique subsaharienne, d’avoir reformulé dans ces termes l’analyse des sociétés politiques turque et iranienne (dans L’Islam républicain, 2010), d’avoir proposé un certain nombre de problématiques comme celles du « politique par le bas », des « modes populaires d’action politique » et de l’ « énonciation du politique », de m’être saisi de questions plus théoriques ou générales comme la critique des concepts de culture et d’identité (dans L’Illusion identitaire, 1996) ou des études postcoloniales (Les Etudes postcoloniales, un carnaval académique, 2010), d’avoir appréhendé la globalisation à l’aune de la sociologie historique de l’Etat (Le Gouvernement du monde, 2004).

Ma spécificité tient aussi à mon dialogue continu non seulement avec les historiens – Paul Veyne, à qui j’emprunte sa définition du comparatisme, Peter Brown dont je retiens la notion de « style » – et les anthropologues – par exemple Jean-Pierre Warnier ou Peter Geschiere avec lesquels j’ai beaucoup échangé, sur des décennies – mais aussi avec les philosophes dont les concepts peuvent me servir d’instruments d’analyse politique (mon usage du concept d’Etat-rhizome, par exemple, ou de l’universalisme « latéral » de Merleau-Ponty). A mes yeux les sciences sociales du politique doivent nous aider à garder nos distances par rapport à « l’Homme unidimensionnel » dont Herbert Marcuse avait appréhendé l’émergence.

Enfin, il y a mon écriture, très personnelle, peu académique, volontiers ironique, assez cinématographique dans son inspiration, qui fait s’arracher les cheveux à mes traducteurs… et peut-être aussi à certains de mes lecteurs. L’écriture est en elle-même une arme scientifique dont on doit respecter les « logiques intrinsèques », pour reprendre un terme de Max Weber au sujet de la foi. L’écriture a ses propres ressorts heuristiques, une chose qui est devenue étrangère aux sciences sociales en ce qu’elles sont mises en normes et soumises à l’évaluation du New Public Management de la recherche et de l’Université. Désormais les ouvrages ou les articles de sciences sociales doivent se donner des airs de rapports d’institutions multilatérales et sont calibrés comme des œufs ou des pommes de supermarché. Adieu, l’imagination scientifique ! Gaston Bachelard se retourne sans doute dans sa tombe.

La grande affaire de la sociologie historique et comparée du politique est la formation de l’Etat, que vous décrivez comme un processus d’abstraction effective de la réalité sociale, en constant dialogue avec le passé. Comment faut-il le comprendre ?

Je m’interdis toute définition a priori de l’Etat, d’ordre essentialiste et normatif. L’Etat est ce que nous reconnaissons comme tel, par notre sens commun et aussi, pourquoi pas, au gré d’œuvres scientifiques. Cette conscience politique de l’Etat est évidemment historique et itérative. Ainsi entendu, l’Etat constitue une première abstraction, celle du concept par lequel nous désignons et essayons de comprendre toute une série de phénomènes que nous considérons comme politiques et dont le périmètre, je le répète, est évolutif d’une époque à l’autre, et d’un acteur social à l’autre.

Mais la formation de l’Etat – ce que nous reconnaissons et désignons par « Etat » – est également un processus d’abstraction de ce que Marx nomme le « réel hétérogène ». Les tenants du pouvoir étatique (et les sujets de cette forme de domination politique, en création permanente) paramètrent le « réel hétérogène » par toute une série d’opérations mentales d’abstraction : la codification d’un droit, la mise en œuvre d’une domination rationnel-légale de type bureaucratique, la définition d’un territoire cartographié, l’invention d’un peuple, le gouvernement par les nombres (les statistiques et aujourd’hui les algorithmes), etc.

La question que je pose, et à laquelle je ne puis répondre faute de compétences, a trait aux éventuelles affinités électives entre le processus historique de l’abstraction étatique du « réel hétérogène » et d’autres formes d’abstraction qu’ont conçues et véhiculées, à partir du XIXe siècle, la technique, la science, la religion, la sexualité, les langues, l’art. Une belle exposition du Musée d’Orsay avait ainsi dégagé les liens entre le développement de l’optique et l’émergence de l’art abstrait, au cours du « long XIXe siècle » d’Eric Hobsbwam. La démonstration mérite d’être reprise de manière plus large. Les mouvements de réforme (ou d’invention) de langues et de musiques nationales ou de religions telles que le christianisme, l’hindouisme et l’islam, au XIXe siècle – siècle à la fois de Progrès et de réveil religieux, on ne le souligne pas suffisamment – sont très intéressants à considérer dans cette perspective.

On peut distinguer, expliquez-vous, à partir de l’étude d’un grand nombre de situations appartenant à de nombreuses époques et aires culturelles différentes, deux formes idéaltypiques de domination étatique, que sont l’empire, d’une part, et l’Etat-nation, d’autre part. Et ces deux formes, montrez-vous, se sont, en quelque sorte, passées le relais, dans un processus qui a commencé il y a deux siècles et qui se poursuit encore aujourd’hui (au moins sur un plan imaginaire). Pourriez-vous en dire un mot ?

De fait il y a eu un grand basculement du monde, du XIXe siècle à aujourd’hui. Nous sommes passés d’un monde d’empires à un monde d’Etats-nations. Le moment charnière a sans doute été la Première Guerre mondiale dont l’issue militaire a démantelé de grands empires classiques, tels que l’Empire ottoman, l’Empire austro-hongrois ou l’Empire russe. Un autre moment clef a été ce que l’on nomme un peu rapidement la « décolonisation ». Enfin l’Union soviétique s’est disloquée en 1989-1991, tout comme la Yougoslavie dont la fédération avait gardé une logique de domination en quelque sorte impériale, néo-ottomane et néo-habsbourgeoise.

D’un côté, il ne faut pas raisonner de manière linéaire, évolutionniste. Le passage de l’empire à l’Etat-nation est un passage à la Walter Benjamin. Il y a souvent superposition ou coexistence de ces deux formes de domination politique – la France et tous les autres pays colonisateurs ont été simultanément des Etats-nations et des empires, fussent-ils coloniaux – plutôt que succession entre celles-ci. Béatrice Hibou et Mohamed Tozy l’ont démontré dans leur Tisser le temps politique au Maroc (2020). Les travaux de Xavier Bougarel sur la Bosnie et de Nathalie Clayer sur l’Albanie signalent également de telles hésitations. La voile de l’Histoire faseye volontiers.

D’un autre côté, il ne faut pas oblitérer l’effectivité et l’importance de ce basculement. Un empire gouverne par la reconnaissance et l’usage de la différence, ethnique, culturelle, religieuse. Sa domination est indirecte. Un Etat-nation procède par centralisation politique et unification culturelle et il instaure une citoyenneté ethno-religieuse. L’ingénierie de base du passage de l’empire à l’Etat-nation est la purification ethnique, plus ou moins violente. Seules son ampleur et sa modalité font débat. L’Etat-nation unifie le peuple qu’il s’invente en détruisant l’Autre supposé, surtout quand il s’incarne en un ennemi intérieur : au pire par le génocide, au mieux par l’assimilation culturelle et ce que l’on nommait l’ « intégration nationale » au moment des indépendances, souvent en recourant à un policy-mix entre l’assimilation culturelle et le massacre ou l’expulsion. Sa voie médiane est de tuer suffisamment pour inciter au départ les indésirables.

La transformation de l’idée laïque en religion nationale, avec son orthopraxie – du porc tu mangeras, de l’alcool tu boiras, le voile tu ne porteras pas –, montre que l’exception française n’en est pas une, drapée qu’elle est dans son universalité de « surplomb », aurait dit Merleau-Ponty. La politique anti-migratoire que poursuivent les Etats-nations constitutifs de l’Union européenne – cet ersatz d’empire qui ne parvient pas à en comprendre les logiques – ne fait que confirmer ma proposition. L’Etat-nation européen tue suffisamment de migrants en mer (ou dans le désert et les montagnes) dans l’espoir – vain ! – de dissuader de nouveaux arrivants dont il aurait pourtant besoin économiquement et démographiquement.

En bref, le passage de l’empire à l’Etat-nation est à la fois un passage abstrait, d’un idéaltype de domination à l’autre, et un processus historique très concret dont le coût s’élève à des dizaines, et sans doute des centaines de millions de morts par purification ethnique si l’on additionne la liquidation des Amérindiens aux Etats-Unis, le génocide des Arméniens et des Yézidi, les victimes des guerres balkaniques, l’extermination par la collectivisation et la famine des Ukrainiens, les déportations staliniennes, la Shoah, les grands massacres de la Partition de l’Inde, les génocides du Burundi et du Rwanda, la « hanisation » forcée des Ouïghours, etc. La plupart des guerres ou des conflits contemporains sont des guerres de passage de l’empire à l’Etat-nation, à commencer par les conflits du Moyen et du Proche-Orient et des Balkans. Quant à la guerre d’Ukraine, elle est un cas d’école, sur les ruines des empires russe, ottoman, austro-hongrois, allemand, lituano-polonais et, plus récemment, soviétique.

Ce passage s’effectue, montrez-vous, en combinant trois tendances, que l’on considère généralement comme antithétiques : l’intégration du monde, d’ordre économique, financier, scientifique, technologique, culturel et religieux ; l’universalisation de l’Etat-nation comme principe de souveraineté et d’organisation politique ; la montée des identitarismes politiques et particularismes d’orientation ethnique ou religieuse. Tendances qui cohabitent aujourd’hui au sein de la plupart des Etats, non sans tensions, et qui, à certains égards, peuvent paraître insolubles. C’est là une situation très angoissante. Est-elle sans issue ?

Oui, c’est ce que j’appelle le théorème du camembert, tant l’histoire de ce fromage – hélas rond, ce qui nuit à la cohérence de ma démonstration, mais que voulez-vous, le livarot ou le pont-l’évêque ont une autre histoire qui illustre moins bien le processus d’invention de la tradition et sa place dans la globalisation marchande et la formation de la nation… – l’histoire du camembert, donc, est emblématique de cet effet de triangulation : intégration mondiale + universalisation de l’Etat-nation + identitarisme = globalisation national-libérale (XIXe-XXIe siècle).

Passez en revue les grands moments de l’histoire depuis le XIXe siècle – le Printemps des peuples en 1848 sur fond de libre-échange, la chute de l’URSS, par exemple – ou l’actualité politique immédiatement contemporaine, et confrontez-les au théorème du camembert. Vous verrez que celui-ci révèle une cohérence entre des situations ou des personnages politiques apparemment disparates.

En France Emmanuel Macron est une pure illustration de cet effet de triangulation entre son adhésion au libéralisme économique, son souverainisme para-monarchique et son autoritarisme croissant, et son flirt idéologique avec les versions les plus éculées, voire les plus rances du roman national et de l’identitarisme. Les critiques de ma dernière tribune dans Le Temps, qui se sont indignés un peu précipitamment que je puisse comparer Macron non pas à mais avec un Orban, voire un Poutine ou un Modi – l’historien Paul Veyne rappelle que dans la langue française comparer avec dégage la différence, et comparer à exprime la similitude – ne veulent pas comprendre que nous sommes dans une logique de situation historique qui, en effet, devient de plus en plus menaçante et risque de faire basculer la France vers une forme de démocrature. Depuis une vingtaine d’années les gouvernements successifs, socialistes compris, ont fait adopter par le Parlement une législation liberticide dont nous sentons déjà les effets dans l’exercice de nos droits civiques et qui demain peut tomber dans les mains du Rassemblement national dont l’arrivée à l’Elysée semble de plus en plus inéluctable. Et Emmanuel Macron, à l’image d’Orban en Hongrie, cherche à conjurer cette probabilité, à laquelle sa destruction de la gauche et de la droite a préparé le terrain… en appliquant le programme de Marine Le Pen auquel se sont déjà convertis Les Républicains, sous la houlette d’Eric Ciotti et de Laurent Wauquiez. C’est tout l’enjeu de la prochaine loi sur l’immigration que Gérard Darmanin a été chargé de négocier avec Les Républicains dont on ne voit plus guère la différence avec le Rassemblement national. Hormis la France insoumise, la gauche est tétanisée, de peur de perdre les voix qui lui restent tant il est tenu pour acquis que l’électorat est hostile à l’immigration et acquise à l’illusion identitaire nationale. Les trois dernières forces sociales dont la corne de rhinocéros n’a pas encore poussé sont le syndicalisme, le christianisme et, ironie de l’Histoire, le patronat qui a besoin de main d’œuvre étrangère, dont la pénurie est devenue criante et paralyse des secteurs entiers de l’économie.

Une révolution conservatrice est en marche à l’échelle du globe, dont l’identitarisme est le carburant – un carburant qui peut se montrer aussi nocif que celui des révolutions conservatrices des années 1920-1930. La guerre d’agression de la Russie en Ukraine, les génocides des Grands Lacs en Afrique, la purification ethnique en Yougoslavie ou au Moyen-Orient, l’idéologie d’exclusion des musulmans indiens que met en œuvre l’invité d’honneur de la France au défilé du 14 Juillet, Narendra Modi, la caution financière éhontée que l’Union européenne apporte au racisme d’Etat en Tunisie sont notre lot contemporain.

Mais le débat public continue à brasser des idées et des catégories éculées sans voir que ces trois dynamiques, loin d’être des contradictions comme on le pense, font système, et que ce système est en train de nous broyer ou de nous étouffer. De ce point de vue les médias ne sont pas à la hauteur du défi conceptuel et problématique auquel nous sommes confrontés et que nous, chercheurs, nous efforçons de relever. Je n’en fais pas une affaire personnelle, mais voyez que pas un des grands quotidiens – hormis L’Humanité – ou des grands hebdomadaires n’a consacré une seule ligne à mon ouvrage, tout simplement parce qu’il est long, qu’il est fatiguant à lire et qu’il sort du confort des idées reçues, ce pour quoi nous paye pourtant le contribuable.

Du fait de cette panne de l’imagination politique et civique le renouvellement nous sera imposé par la catastrophe : celle de la guerre, des réfugiés, de la boucherie de l’émigration, du cataclysme environnemental. En attendant la violence d’Etat tiendra lieu de politique, comme aujourd’hui en France – gazez ces écologistes que la FNSEA ne saurait voir – ou, de manière évidemment plus grave, en Europe orientale, en Inde et, à dire vrai, dans l’ensemble du monde qui connaît un recul effrayant des libertés publiques, y compris de la liberté scientifique.

Votre question m’a fait sortir de la zone de confort universitaire. Mais je l’assume volontiers car on peut lire mon livre de deux manières : comme un ouvrage de sciences sociales construisant des paradigmes et proposant des concepts dans le domaine de la sociologie historique et comparée à laquelle il cherche à donner un nouvel élan ; ou comme un essai politique, écrit par un « intellectuel spécifique », au sens de Michel Foucault, mettant au service du débat public sa compétence, réelle ou supposée, de chercheur, dans son domaine précis. Vous savez, si j’étais confronté à un débat télévisé avec Eric Zemmour sur CNews, que Dieu m’en préserve !, je n’aurais qu’une question à lui poser : « M. Zemmour, sur l’islam, quelle est votre bibliographie ? Et quelles ont été vos recherches de terrain, pour que vous puissiez nous en parler si bien, avec tant d’autorité ? »

Vous consacrez un chapitre à la « fabrique de l’inégalité sociale » par l’Etat-nation. Celui-ci  fournit, montrez-vous, l’opportunité pratique d’une accumulation de richesses par les élites, qui peut alors prendre, à son tour, différentes formes (professionnalisation, restauration, cooptation ou affirmation des élites). Comment l’appréhender ? Sauf erreur, vous ne prenez pas position sur la montée des inégalités ni, plus généralement, ne cherchez à les quantifier. Quel regard portez-vous sur ces tentatives ?

Mon propos était en effet de combiner l’analyse de l’institution imaginaire de la société, pour reprendre l’expression de Cornelius Castoriadis, et notamment des styles de la domination – notion que j’emprunte donc à l’historien de l’Antiquité tardive Peter Brown – dans la continuité de mes travaux sur le « politique par le bas » - avec la compréhension de son économie politique. Le passage de l’empire à l’Etat-nation a son économie politique en même temps que culturelle, dont le fondement est le rapport de la formation de l’Etat-nation avec la constitution d’une classe dominante qui s’en accapare les ressources.

De ce point de vue l’ingénierie de la purification ethnique a une dimension économique. Tuer ou chasser les Arméniens, les Juifs, c’est aussi s’emparer des biens qu’ils ont « abandonnés » pour reprendre l’expression cynique du Comité Union et Progrès à la fin de l’Empire ottoman. La Turquie kémaliste, l’Union soviétique ont entériné et « blanchi » ces spoliations de masse, sur lesquelles repose également Israël, notamment dans la dimension foncière et aussi immobilière. Les nationalisations d’inspiration ethno-religieuse, au lendemain des indépendances, participaient de la même logique, et parfois se sont soldées par des opérations de purification ethnique, par exemple en Afrique orientale ou en Algérie.

Ce que j’essaye de montrer, c’est que le monopole de la violence légitime, sur un territoire donné, par lequel on définit l’Etat par référence plus ou moins bien comprise à Max Weber, repose en fait sur un monopole de la dénomination légitime. C’est l’Etat qui dit qui est qui, et qui définit les catégories de l’inégalité sociale dont il est la fabrique. Mon raisonnement reste donc dans le champ de la sociologie historique et comparée du politique, qui n’exclut pas la légitimité de la quantification mais la laisse à d’autres sous-disciplines. La « shcp » ne prétend à aucun monopole de la dénomination légitime !

La domination étatique est aussi une affaire de style ou d’ethos, expliquez-vous. Comment faut-il l’entendre ? Quels rapports entretiennent ici l’abstraction de l’Etat et les styles d’échanges sociaux ? Le langage du pouvoir et celui de la société ?

A dire vrai un style, par définition, est une abstraction. Les deux termes sont pour ainsi dire synonymes. Et la domination est en effet une affaire de style : vestimentaire, architectural, gestuel, oratoire, etc, chacun de ces répertoires culturels étant susceptible de fournir une « traduction abrégée », au sens freudien de la notion, de l’imaginaire politique. Mais ne réintroduisons pas par la fenêtre l’explication culturaliste que nous avons chassée par la grande porte de la sociologie historique et comparée du politique. Dans une société donnée il est toujours une pluralité de styles dont la mise en concurrence, la composition et l’interprétation, la performance sont la texture de l’exercice de la domination, de son acceptation, de sa relativisation, de sa récusation. Aucun style, aucune « culture » ou « religion » n’est univoque. Nous sommes dans le domaine de la polysémie et de l’énonciation.

Le style, c’est l’abstraction de l’ambivalence constitutive de tout rapport social, d’ordre politique ou religieux, familial, amoureux, etc. L’observation et l’analyse de ses performances, par des acteurs précis et dans des circonstances non moins identifiables, sont fascinantes. Mon livre en donne de multiples exemples.

Le consentement, mais aussi la violence et la coercition, sont alors parties intégrantes des styles de domination que produit l’Etat, montrez-vous. Ils disent l’ambivalence du politique par rapport à la violence et incitent à se pencher sur la discipline qu’il exerce sur les corps. Là aussi, pourriez-vous en dire un mot ?

Eh bien, puisque vous m’avez attiré sur le terrain de l’actualité politique dans l’une de vos questions précédentes, nous voyons aujourd’hui comment la coercition de l’Etat produit sous nos yeux de l’hégémonie. En France la répression des Gilets jaunes, des militants écologistes, du Black Bloc et le dévoiement de dispositions législatives d’exception, dans le cadre de la lutte anti-terroriste, banalisent un recul systémique des libertés publiques et la naturalisation de catégories grotesques comme l’éco-terrorisme ou l’islamo-gauchisme au nom duquel on va chercher à étouffer le mouvement social ou la liberté de la recherche et de l’enseignement. En Russie la violence d’Etat, dont celle de la guerre d’agression, impose la « problématique légitime du politique », comme aurait dit Bourdieu, en tant que conception ethno-religieuse de la citoyenneté, autour de cette alliance improbable, mais ô combien logique au regard du théorème du camembert, entre un ancien agent du KGB et le hiérarque de l’Eglise orthodoxe.

Une forme de bêlement démocratique et « transitologique » nous a habitués à une appréhension bisounours du politique, celle d’une Union européenne libérale, démocratique, de marché, bien propre sur elle. Mais cette Europe, elle tue chaque jour en Méditerranée et d’élection en élection elle y trouve de moins en moins matière à indignation. Il est grand temps de sortir de ces niaiseries qui tournent à l’obscénité et de repenser le rapport de l’hégémonie à la coercition. L’auteur de référence, en l’occurrence, ce n’est pas Carl Schmitt comme le voudrait la mode, mais un certain Antonio Gramsci qui précisément pensait simultanément les deux termes, et aussi la culture et l’inégalité sociale. De ce point de vue la formation même de l’Etat est d’une profonde ambivalence, faite qu’elle est de violence et de consentement, à l’interface de la coercition et de l’hégémonie.