Que penser du wokisme et des critiques que lui adressent ses détracteurs ? La lutte contre les discriminations fait-elle aujourd'hui fausse route ?

Nathalie Heinich, à côté de travaux plus académiques, consacre une partie de son temps et de son énergie à batailler contre le mouvement woke. Dans cet entretien, elle explique les reproches qu'elle adresse à toute une frange de nouveaux mouvements de défense des minorités, que caractérisent, d'après elle, des tendances à la fois communautaristes et totalitaires.

 

Nonfiction : Vous êtes connue comme une opposante farouche au wokisme, dont l’erreur fondamentale, à vous lire, consiste dans sa conception de l’identité et l’usage qu’il en fait. Aussi, j’aurais envie de vous demander pour commencer en quoi l’idée que des gens sont discriminés en raison de leur identité pose-t-elle problème selon vous ?

Nathalie Heinich : Ce n’est évidemment pas la conscience des discriminations qui pose problème : j’ai toujours été féministe, anti-raciste et anti-homophobe – car ces causes n’ont pas attendu le wokisme pour exister, contrairement à ce que semblent croire certains nouveaux convertis qui croient découvrir un nouveau continent politique. Et il importe de continuer à lutter contre ce qui demeure de sexisme, de racisme et d’homophobie dans nos sociétés. Mais ce qui pose problème c’est l’interprétation qui est faite de ces discriminations et les moyens utilisés pour s’y opposer.

L’erreur d’interprétation consiste à définir l’identité des individus de façon autoritaire, systématique et unilatérale par leur appartenance à de supposées communautés basées sur des propriétés dont ils ne sont pas responsables – le sexe, la couleur de peau, l’orientation sexuelle, etc. Et, corrélativement, à considérer comme allant de soi que ces appartenances communautaires confèreraient des droits aux individus – par exemple celui de régenter l’image que l’on se fait d’eux, comme avec les protestations absurdes contre l’« appropriation culturelle », interdisant à un blanc de parler des noirs, etc.

Comme je l’ai montré dans Ce que n’est pas l’identité   il n’existe pas d’identité figée une fois pour toutes, indépendante des contextes, pas plus d’ailleurs qu’il n’existe d’identité totalement subjective, entièrement « socialement construite » ou indépendante des propriétés objectives. L’identité est un jeu avec différentes possibilités de définition, qui peut se décliner différemment selon la façon dont l’individu se perçoit, se présente à autrui et est désigné par autrui. Prétendre assigner chacun à une identité immuable, référée en outre à des propriétés auxquelles il ne peut rien, et lui assignant un statut de victime quels que soient ses actes, est à la fois une totale méconnaissance de la question identitaire et une imposition profondément liberticide. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’affirme que cet identitarisme communautarisé possède des traits potentiellement totalitaires.

Pourquoi les revendications de protection ou de promotion des droits et des intérêts spécifiques à celles-ci vous paraissent-elles aussi problématiques ?

Poser le problème en termes de « protection ou de promotion des droits et des intérêts spécifiques » des minorités discriminées est en soi problématique, parce que cela repose sur une conception communautariste de la citoyenneté, en vertu de laquelle l’appartenance à une communauté confèrerait des droits aux individus. Or c’est une conception typiquement américaine, qui est à l’opposé de l’universalisme républicain incarné par notre pays : à savoir que les individus n’y ont de droits qu’en tant que membres de la collectivité nationale, à l’exclusion des appartenances qui, certes, existent factuellement et n’ont pas à être ignorées ni récusées, mais qui n’ont pas de pertinence dans le contexte civique des droits des citoyens. « Les hommes naissent libres et égaux en droits » : la devise révolutionnaire semble avoir été oubliée par tous ceux qui prétendent que l’égalité devrait se négocier entre communautés, et que la liberté n’irait pas jusqu’à se soustraire à l’enfermement communautariste.

Et donc, revenons à la lutte contre les injustices, qui devrait continuer à guider le camp progressiste sans qu’elle soit dévoyée par des conceptions régressives du politique, lesquelles risquent fort d’aboutir au tribalisme, au clanisme, ou à ce que Durkheim nommait la « solidarité mécanique » (basée sur le rapprochement entre semblables) par opposition à la « solidarité organique » (basée sur le rapprochement par le travail, les activités, les engagements). Or, en matière de lutte contre les injustices, le problème posé par le wokisme est qu’il s’évertue à lire le monde social quasi exclusivement à la lumière des discriminations liées à des assignations identitaires, en oubliant cette vérité de base que la sociologie a depuis longtemps mise au jour : la cause principale des problèmes que rencontrent les immigrés n’est pas la couleur de peau mais l’origine sociale, qui les condamne à vivre dans des ghettos urbains et à ne pas pouvoir bénéficier de toutes les ressources éducatives que devrait offrir l’enseignement public.

Stéphane Beaud et Gérard Noiriel ont bien pointé cette problématique dans leur livre   publié il y a deux ans – ce qui bien sûr n’a pas plu aux académo-militants de la gauche radicale. Si donc il existe bien une conséquence du colonialisme, qu’il faut dénoncer, elle réside avant tout dans une inégalité sociale liée à l’immigration. Certes il s’y ajoute chez certains des réflexes racistes, mais ils n’ont rien d’un « racisme systémique » ni d’un « racisme d’État », contrairement à ce que prétendent des militants peu regardants sur la réalité, notamment la réalité de notre législation.

De même, concernant le sexisme, ce qui reste d’inégalités entre hommes et femmes en matière salariale ne tient que très marginalement à des inégalités de rémunération à emplois et responsabilités équivalents, mais beaucoup plus – là encore il faut lire les études sur le sujet – au choix du travail à temps partiel que font de nombreuses femmes pour préserver leur vie de famille, et à la position basse des emplois très féminisés (notamment l’aide aux personnes) dans la hiérarchie des métiers. C’est regrettable et il faut s’efforcer d’y remédier, mais cela relève-t-il vraiment de la discrimination ?

Quant aux affaires d’abus sexuels ou de féminicides, il faut bien sûr s’y opposer, mais pas au point de s’obnubiler sur une persistance du « patriarcat » dont les néo-féministes veulent faire une caractéristique centrale des sociétés occidentales alors que celles-ci ont accompli des progrès spectaculaires en matière d’égalité hommes/femmes en moins de deux générations (et on pourrait en dire autant des progrès en matière de lutte contre l’homophobie). On aimerait qu’elles soient davantage mobilisées sur la condition des femmes en Afghanistan ou en Iran, qui ne semble guère les émouvoir alors qu’elle est autrement plus catastrophique.

S’obnubiler sur des inégalités résiduelles ou mal interprétées est totalement contre-productif du point de vue des combats à mener pour la justice sociale, pour la préservation de la planète ou pour la lutte contre le populisme d’extrême droite, que ces errements idéologiques ne font d’ailleurs que renforcer. Faut-il vraiment s’échiner à « dégenrer les toilettes », à imposer l’écriture inclusive et à faire du prosélytisme pour le transgenrisme, en détournant les énergies militantes de problèmes autrement plus fondamentaux et – pire – en détournant une bonne partie des électeurs des partis de gauche, comme on l’a vu avec les dernières élections en Espagne ?

Ce qui pose également problème est la méthode par laquelle le mouvement woke prétend lutter contre les discriminations. Cette méthode emprunte aux mobilisations citoyennes américaines qui, faute d’une régulation légale de la liberté d’expression, n’ont que le rapport de force pour s’opposer à des propos jugés discriminatoires – alors que la France dispose heureusement d’une législation qui lui permet d’encadrer la liberté d’expression par des voies beaucoup plus démocratiques car reposant sur des institutions et des élections. C’est ainsi que l’importation de la culture militante d’outre-Atlantique a conduit à des pratiques de censure – la cancel culture – qui sont, elles aussi, caractéristiques d’une mentalité totalitaire, même si elles sont exercées par des activistes et non par l’Etat.

Enfin, les moyens utilisés par le wokisme pour imposer son agenda politique passent par une préférence systématique accordée à l’idéologie plutôt qu’à la science, comme cela est apparu depuis le développement des studies à l’Université. Je ne vais pas développer ici ce point sur lequel j’ai essayé d’alerter il y a deux ans dans mon « Tract » Ce que le militantisme fait à la recherche   , mais il est clair qu’on a affaire là encore à une résurgence de cette subordination de la science à l’idéologie qui avait fait les beaux jours de la « science prolétarienne » sous le régime stalinien.

La philosophie politique et sociale discute depuis longtemps des mérites comparés du communautarisme, du multiculturalisme et de l’universalisme républicain, auxquels il faudrait sans doute ajouter le cosmopolitisme, comme modèle d’intégration sociale. Les valeurs sous-jacentes à ces modèles peuvent être évaluées entre elles, comme l’on peut s’interroger sur les effets que ces modèles produisent, à différents niveaux et dans différents contextes. Or vous semblez refuser cet examen, au motif de la séparation qu’il conviendrait de faire entre ce qui serait de l’ordre des valeurs, d’une part, et de l’ordre des faits, d’autre part. Pourriez-vous expliciter ce point ?

Je crains que vous n’ayez mal compris le principe de la distinction entre faits et valeurs, dont j’ai montré dans Des valeurs   et dans La Valeur des personnes   qu’elle est indispensable à une approche sociologique du rapport des acteurs aux valeurs, notamment à travers sa conséquence logique qu’est la distinction entre jugements de fait et jugements de valeur. Or la question de la préférence qu’il convient d’accorder à tel ou tel modèle de citoyenneté ne relève pas à mes yeux de l’analyse scientifique mais de choix politiques.

Lorsque je prends parti publiquement pour l’universalisme républicain, comme je l’ai fait dans Oser l’universalisme, et lorsque je m’oppose au communautarisme et à l’identitarisme, comme je le fais dans Le Wokisme serait-il un totalitarisme ?, je n’interviens pas en tant que chercheur en sociologie mais en tant qu’intellectuelle engagée, qui publie dans des supports dédiés (médias, collections éditoriales) pour défendre des positions qui reposent clairement sur des choix de valeurs.

Je le fais de la façon la plus rationnelle possible, notamment en tâchant de démonter les fautes de raisonnement de ceux qui défendent des modèles que j’estime dangereux pour le lien social, la solidarité citoyenne, le bien commun. Car argumenter sur le plan des valeurs ne signifie pas s’autoriser à dire n’importe quoi, comme le font par exemple ceux qui croient pouvoir critiquer l’universalisme en objectant qu’il n’est que partiellement réalisé, alors que l’universalisme n’est pas une réalité mais une valeur, une visée, et ne peut donc être contredit que par une autre valeur mais pas par son manque de factualité (c’est comme si l’on prétendait récuser la valeur d’égalité au motif qu’elle n’était pas pleinement réalisée).

Je revendique à la fois l’obligation de neutralité pour le chercheur dans le cadre de ses recherches ou de son enseignement (c’est le cas lorsque je publie dans des revues scientifiques ou des collections dédiées, telle la collection Bibliothèque des sciences humaines chez Gallimard, où j’ai publié mes derniers ouvrages de sociologie), et son droit à s’exprimer politiquement, donc au nom de valeurs, dans des contextes qui ne sont pas scientifiques.

Pour revenir au choix politique, je suis persuadée que la régression communautariste vers des affiliations basées sur des assignations obligées et des similitudes constitue une pente facile mais dangereuse, car fauteuse de conflits et de séparatisme, par rapport à l’effort d’abstraction et de solidarité avec ceux qui ne sont pas comme nous que réclame l’universalisme. C’est pour cela aussi que je défends farouchement la laïcité contre tous ceux qui sont tentés de l’affaiblir (tel Jean Baubérot, avec qui j’ai récemment publié un dialogue, Les Déchirements de la laïcité   ), car elle est l’emblème de cette nécessaire suspension des appartenances – religieuses en l’occurrence – qui permet à la fois la liberté individuelle, l’égalité et la fraternité. C’est un programme certes bien connu puisqu’il remonte aux Lumières, mais faut-il y renoncer au profit d’une mode intellectuelle adoptée par des gens qui semblent ne guère savoir ce dont il est question ?

Pour caractériser l’extension du wokisme, vous proposez le concept de « totalitarisme d’atmosphère » pour désignez des tendances totalitaires qui renouent avec ce qu’on avait pu voir dans le passé chez certains mouvements de gauche. Mais peut-on en déduire que le wokisme exerce une domination ou une emprise significative sur la société et la vie des individus ?

« Totalitarisme d’atmosphère » est une expression que j’ai forgée à partir du « djihadisme d’atmosphère » selon Gilles Kepel, comme je le précise dans mon livre, pour désigner ce qui, dans une mouvance politique, relève non pas bien sûr d’un régime totalitaire mais d’une mentalité, sans laquelle les formations politiques proprement totalitaires ne pourraient pas s’installer. Et j’argumente précisément les traits qui dans le wokisme relèvent de cette mentalité totalitaire : l’assignation identitaire (ou identitarisme), l’idéologisme et la censure.

On trouve aujourd’hui maints exemples de ce « totalitarisme d’atmosphère » dans le monde académique et dans le monde culturel : les « sensitivity readers » des éditeurs anglo-américains ; l’affirmation selon laquelle « Tout est politique », qui rappelle étrangement les injonctions à la rééducation dans les régimes stalinien ou maoïste ; les formations obligatoires aux « Violences sexistes et sexuelles », qui excèdent largement le périmètre de ce qui devrait pouvoir être imposé aux universitaires en professant des théories qui n’ont rien à voir ni avec le droit ni avec la science ; les dérives du mouvement #MeToo, qui en arrive à ignorer ces règles démocratiques de base que sont la prescription et la présomption d’innocence ; les tentatives pour imposer une écriture « inclusive » qui est fondamentalement excluante, sur la base d’une ignorance crasse de ce qu’est le fonctionnement de la langue ; la tendance à frapper du sceau infâmant d’ « islamophobe » quiconque critiquerait le terrorisme islamiste, d’ « homophobe » quiconque interrogerait les effets du mariage homosexuel sur la filiation, ou de « transphobe » quiconque s’inquièterait des traitements hormonaux voire chirurgicaux opérés sur des mineurs par des médecins sans scrupule au nom d’une idéologie délirante qui pratique le déni de la biologie ; ou encore l’énorme autocensure qui règne actuellement à l’Université, où quiconque veut préserver ses chances de carrière a tout intérêt à ne pas protester lorsque des excités proclament qu’il faudrait cesser de lire tel grand anthropologue parce qu’il aurait « invisibilisé sa femme » ou tel autre parce qu’il aurait « exploité sa secrétaire »… Sans parler de l’incapacité à accepter voire à comprendre l’humour, notamment via les caricatures – incapacité qui est une constante des formations totalitaires.

Certes, une grande partie de nos concitoyens vivent à l’abri de ces dérives, et sont donc mal placés pour en réaliser l’existence et les dangers. Mais s’il est vrai que « le poisson pourrit par la tête », selon l’adage, n’est-il pas inquiétant de constater que les jeunes générations appelées à occuper des fonctions importantes dans la société – ne serait-ce que les fonctions d’enseignement – sont plongées dans ce bain d’obscurantisme, d’inculture historique et de radicalité fanatisée ? L’on ne peut nier que le wokisme exerce une emprise significative non seulement sur la vie universitaire et la vie culturelle mais aussi sur la vie médiatique, sur la vie politique, et même sur la vie en entreprise depuis que les DRH se sont mis à faire du zèle sur les programmes en faveur de la « diversité » et de l’« inclusion », bradant sans scrupules la valeur de mérite au profit de critères de recrutement basés sur la notion de victimisation. Et la victimisation est elle-même corrélative d’une culpabilisation systématique de ceux qui seraient « privilégiés » (tel le « privilège » du « mâle blanc », expression à la fois raciste et sexiste qui devrait faire rougir de honte tous ceux qui se réclament de l’anti-sexisme et de l’anti-racisme) et devraient donc se le faire pardonner à coups d’oblation ostentatoire à l’idéologie woke, comme les catholiques d’antan s’achetaient des indulgences pour se faire pardonner leurs fautes.

Il suffit d’aller sur le site de l’Observatoire des idéologies identitaires, où sont recensés les nombreux exemples de pénétration du wokisme à l’Université, pour se convaincre qu’on a affaire à un phénomène qui est tout sauf marginal. Reste à espérer qu’il demeure éphémère, comme tentent de s’en convaincre ceux qui veulent se rassurer. Mais pour cela il faut parvenir à faire comprendre qu’il est beaucoup plus régressif que progressiste, comme j’ai essayé de le montrer dans ce livre.