Au-delà de sa portée politique, le testament spirituel de l'une des figures marquantes de la lutte décoloniale de Colombie, Manuel Quintin Lame (1880-1967), offre une leçon de pensée écologique.

Le testament spirituel et politique Manuel Quintin Lame (1880-1967), Indien d’origine colombienne, qui paraît ces jours-ci aux éditions Wildproject sous le titre de Les Pensées de l’Indien qui s’est éduqué dans les forêts colombiennes. Son témoignage constitue une manière originale et, à maints égards, déroutante d’arpenter les frontières visibles et invisibles de l’histoire coloniale, l’espace-temps de la modernité et celui de la forêt des Indiens qui s’efforcent de se libérer de l’emprise des conquérants.

Cet enchevêtrement déconcertant déjoue toutes les lectures simplistes. Il ne s’agit pas seulement d’un texte de résistance et de lutte pour la reconnaissance des droits du peuple nasa, ni d’une œuvre ethnographique et écologique qui opposerait une relation d’attachement à la terre à son accaparement par la colonisation. Il s’agit bien plutôt de subvertir plus profondément, dans leur usage même et comme de l’intérieur, la langue et l’ensemble des représentions symboliques occidentales. Par un détour inattendu de l’histoire, déplaçant là aussi les significations dominantes, la traduction française par P. Colin et C. Moreno de l’œuvre de l’Indien-loup lui fait franchir à rebours l’océan et traverser le temps, renouvelant le sens de la géographie et de l’historicité.

Vie, mort et postérité d’un Indien révolté

Pour paraphraser la célèbre formule de Walter Benjamin, il est des pensées – celles des vaincus – qui font surgir l’image vraie du passé en un éclair, à l’instant du danger. Le livre de Manuel Quintin Lame est l’une de ces fulgurances venues des montagnes de Colombie, une constellation de sens dans laquelle l’autrefois et l’ailleurs rencontrent l’ici et le maintenant.

Le destin de Manuel Quintin Lame peut être résumé en quelques mots. Surnommé l’« Indien » par le Conquistador et « Frère-loup » pour l’habitant nasa des forêts, il devient, en 1914, le chef de la Quintiada – un mouvement de guérilla insurrectionnel autochtone – et fut finalement capturé et emprisonné pendant plusieurs années. En 1922, il fut l’initiateur dans le Nord de la Colombie d’une ébauche de démocratie directe autonome. Comme le rappellent les traducteurs dans leur éclairante préface, Lame, qui aura été emprisonné au total durant dix-huit ans, mourra oublié de tous en 1967 et se verra interdit de sépulture dans le cimetière municipal.

Si, de son vivant, son action ne fut guère couronnée de succès, son œuvre et son nom seront fort heureusement arrachés à l’oubli pour venir animer la lutte décoloniale. C’est ainsi que, de 1984 à 1990, une structure militaire communautaire nasa revendiquant la protection et l’autonomie des territoires du nom de « MAQL » (Mouvement Armé Quintin Lame) se réclama de Manuel Quintin Lame, suivi sur ce point, au début des années 2000, par le « MST-NQL » (Mouvement des Sans-Terre-Petits-fils de Quintin Lame) dans son entreprise de reconquête des terres ancestrales.

Cette postérité décoloniale est révélatrice en ce qu’elle paraît tout à fait conforme au sens même de la lutte menée par l’Indien contre une certaine domination de l’Occident. C’est tout le sens de l’inimitié personnelle entre Manuel Quintin Lame et Guillermo Valencia (1873-1943), poète et homme politique conservateur, candidat malheureux à la présidence de la Colombie en 1918 et 1930. Le petit-fils de Valencia parviendra cependant à s’emparer de la présidence en 1962 et 1966, tandis que son arrière-petite fille, la sénatrice Paloma Valencia, tentera en 2018 de diviser la vallée du Cauca en deux pour mieux déposséder les Indiens de leur propre territoire.

Valencia a pu être considéré comme l’un des représentants majeurs de la poétique et de la modernité européennes en Colombie. Après avoir étudié à la Sorbonne en 1899, il a connu Nietzsche, traduit Goethe, Hugo, Baudelaire, Mallarmé, Wilde, D'Annunzio, Verlaine, Maeterlinck, Flaubert, ou encore Stefan George. En tant qu’homme politique, il devint gouverneur, puis sénateur, et fut chargé de défendre les territoires du Cauca contre les rebelles indiens et leur leader. Il ordonna que celui-ci fut attaché à une barre de fer et qu’il soit maintenu en isolement une année entière.

Lorsque Lame le croisera des années plus tard à Bogota, il lui tendra néanmoins la main pour lui « faire comprendre qu’[il] n’étai[t] plus l’Indien-loup, mais son frère petit loup ; qu’[il] n’étai[t] plus le fauve de la montagne, ni même l’esprit qui crie dans la forêt, mais un pigeon sauvage, celui qui avait survolé la montagne et les forêts afin de contempler les jardins de la Science et de chanter à l’oreille du poète qui a percé dans ses vers le mystère de l’amour humain »   .

Cet affrontement sans relâche entre les deux hommes va donc très au-delà d’une simple détestation personnelle, et prend les dimensions d’une opposition entre deux manières de voir et d’habiter le monde.

La mémoire des vaincus et le chemin spiralaire vers la Terre-mère

La fracture coloniale s’élargit tout au long des Pensées. Elle dessine un territoire géographique : en bas celui des vallées et des villes, en haut celles des montagnes, des forêts et des sources de l’Indien. Elle configure aussi l’histoire et ces quatre cent quarante-sept années d’injustice – nombre scandé tout au long des Pensées – qui séparent l’évènement fondateur de l’arrivée de Colomb au Bahamas le 12 octobre 1492 et la fin de l’écriture du livre de Lame le 29 décembre 1939.

D’un côté, l’histoire des vainqueurs : « Beaucoup d’historiens manquent de discernement et s’appuient sur une science qui est ennemie de l’histoire et qui lui a fait la guerre jusqu’à nos jours, car, comme dans la forêt, le renard s’acharne sur la poule, le grand poisson sur le petit, l’araignée sur la mouche, et la femme sur la femme »   .

De l’autre, la mémoire de l’injustice et de la spoliation, ce que Lame nomme le « mur visible de l’Indien » – lequel n’est, au reste, que le premier des deux murs qui divisent sa mémoire : le second est invisible et plus secret. Il faut pour y accéder, suivre l’écriture d’une autre temporalité et la trace d’une autre spatialité, celle qui correspond à ce que les traducteurs, dans une postface des plus éclairantes, nomment un « cheminement spiralaire ».

Suivre ce chemin, c’est parcourir la forêt, aller à la rencontre de la Terre-mère et recevoir de cette dernière l’enseignement qu’elle délivre : celui « des discussions interminables des ruisseaux ». La nature, martèle Lame, est l’école de la vérité, le Livre de l’amour des poètes et de la philosophie, le jardin « protégé par une ruche d’abeilles dorées qui butinent la fleur de la science et l’imagination du petit Indien là-bas dans la forêt »   . Elle est encore le livre de Dieu, la mémoire de silence où parle Marie.

L’écriture des ruines

La manière dont Lame parle de la Terre-mère constitue l’un des éléments les plus déconcertants de tout le livre. De prime abord, il semble que l’Indien, pourtant si méfiant à l’égard des effets culturels de la domination occidentale, n’éprouve aucun embarras à reprendre à son compte les concepts fondamentaux de la philosophie européenne et de la théologie des Pères de l’Eglise (« Nature », « nature humaine », « nature divine », « théodicée », etc.). Les références bibliques abondent de part en part.

De manière générale, le texte que compose Lame est écrit dans la langue du colonisateur espagnol, et non dans la langue Yuwe que Lame semble ignorer. Rien de plus éloigné, en somme, de l’écopoétique relationnelle des Nasas, sur laquelle le lecteur apprendra d’ailleurs peu de choses, si ce n’est que le minéral y est au service de l’animal, et celui-ci au service du végétal. Si le lecteur est désireux d’en savoir plus, Lame le renverra au Livre de la Nature lui-même, à l’écoute des leçons murmurantes des feuillages et des montagnes.

Et pourtant, pour peu que l’on tende l’oreille, il apparaît assez vite qu’une autre voix cherche à se faire entendre. Une énergie non captive affleure au fil des pensées. Un écart permanent s’institue, dévoilant une vérité dont le colonisateur est dépossédé dans son propre langage. En désarrimant la langue, elle-même rivée au territoire dominé, l’Indien-loup tranche les liens de l’espace-temps de la conquête, ouvre une brèche vers la terre guanahani et libère une autre temporalité. Cette traversée du langage est une écriture des ruines. D’abord au sens courant du terme, en transformant les édifices des vainqueurs d’hier en illusions bientôt évanouies. Ensuite, en parcourant ce qu’il appelle « les ruines du colosse colombien », Tierradentro ou « l’intérieur des terres »   .

Tierradentro, que les Nasas nomment en langue Yuwe Nasakiwe (où se trouve une grande nécropole précolombienne), n’est pas seulement le nom donné par les autorités coloniales aux enclaves escarpées des montagnes, qui échappent à leur pouvoir.  Il est aussi ce lieu où sont occultés les ancêtres qui reviendront, selon ce que Lame nomme mystérieusement la loi de compensation. La ruine est porteuse d’avenir, elle est l’avenir lui-même. La temporalité nasa est bien différente de celle de l’écocide qui mène à la disparition possible et prochaine de l’humanité : le passé en elle est promesse et source inépuisable de ce qui adviendra toujours. Elle permet alors aux vaincus d’être la meilleure chance de salut des vainqueurs d’hier.   

L’Indien-Loup écrit au cœur de la gigantomachie de l’histoire, il combat héroïquement ce que Marx appelle « l’anéantissement de l’espace par le temps ». Le capitalisme et la colonisation ont transformé le rapport à la terre et modifié la planète, non seulement par l’exploitation du travail salarié et la transformation marchande, mais par l’accaparement, le pillage et le vol de ce que Jason Moore, dans Le Capitalisme dans la toile de la vie, nomme les « Quatre Bons Marchés » : la nourriture importée, la force de travail gratuite des femmes et des autochtones, l’énergie et les matières premières des terres violentées et colonisées. Et cette expansion est inséparable de la domination sans partage des représentations symboliques de la modernité : celles du temps linéaire et de l’espace homogène. Le temps linéaire est celui d’une succession irréversible qui condamne le passé au néant et d’autres manières d’habiter la terre à l’oubli. L’évènement anthropocène ou capitalocène révèle qu’à l’autre bout le futur se décompose dans une obsolescence de l’avenir.

Manuel Quintin Lame a lutté toute sa vie contre l’injustice de la colonisation, l’exploitation des hommes et  l’accaparement des terres. Il a aussi mené à bien un combat plus profond : contre l’annexion du temps. Une autre temporalité est arrachée à l’oubli. Elle sourd des profondeurs de la terre, et Lame espère qu’elle fera sortir l’histoire de ses gonds. Les Pensées de l’Indien qui s’est éduqué dans les forêts colombiennes est cette attente de la victoire d’un temps immémorial contre un autre sans avenir.