Vincent Lefèvre présente à un large public un parcours historique, esthétique et religieux à la découverte de l'art indien.

Vincent Lefèvre est docteur en études indiennes, conservateur général du patrimoine, directeur de la conservation au musée Guimet à Paris ; il est par ailleurs actif sur le terrain de l’archéologie, puisqu’il dirige la mission française de coopération archéologique au Bangladesh. Ce profil fait de lui l’auteur tout indiqué pour conduire le public francophone dans une passionnante exploration de l’art indien.

À travers son livre, richement illustré et commenté, les lecteurs ne sont pas seulement invités à contempler des images et à lire des analyses théoriques, mais surtout à élargir leur connaissance d'un art qu'on réduit bien souvent aux œuvres réalisées en Inde pour l’exportation, à quelques miniatures mogholes et rajpoutes, ou encore aux « indiennes » — ces cotonnades imprimées que l’Europe a importées massivement à partir du XVIe siècle.

L'étude de Lefèvre s’appuie pour ce faire sur les travaux de l’histoire de l’art indien. Cette discipline scientifique récente a su tirer de la littérature sanskrite notamment de nombreuses indications concernant la peinture, le théâtre, les contes ou encore les décorations architecturales indiennes. Dans l'ouvrage, l'iconographie est d'ailleurs soutenue par des textes locaux de référence qui la commentent du point de vue indien (imprimés en vert et disséminés dans le livre) et qui nous plongent dans son contexte de production.

L’art indien vu par les Occidentaux

La première difficulté à laquelle se heurte le chercheur qui entame une étude sur l’art indien est la grande mécompréhension dont elle a fait l'objet de la part des voyageurs occidentaux. Lefèvre souligne à chaque étape de sa présentation comment ces derniers ont jugé les œuvres indiennes à l’aune de leurs propres catégories, conduisant inévitablement à les minorer. Ainsi, le critique d’art britannique John Ruskin (1819-1900), par exemple, ne cesse d’affirmer la supériorité de l’art occidental sur le « mauvais » art indien. Il reproche à ce dernier son défaut de forme, son hiératisme, sa surcharge de richesses, lui opposant la mesure et la sobriété de l’art grec — et avec lui de l’art européen qui s’en est inspiré. Une aquarelle du XIXe siècle visible au British Museum dessine d'ailleurs cette hiérarchie : l'art indien au plus bas, l'art grec au plus haut.

Cette approche tient aux relations historiques que les Européens ont entretenues avec le sous-continent. Celles-ci expliquent qu'il a fallu attendre Hegel (1770-1831) et la période romantique pour qu’il en soit fait mention dans les traités d'esthétique — et encore, en tant que référence négative, comme un art soumis au religieux, notamment. Pour Hegel, en effet, l’Inde n’occupe qu’un rang subalterne dans le déploiement historique de l'art, puisque le spirituel ne parvient jamais à s'y dégager du sensible.

Les jugements les plus répandus aujourd'hui sur l'art indien ne sont pas fondamentalement différents de ce qu'ils étaient à l'époque de Hegel : associés à des considérations religieuses, morales et philosophiques, ils considèrent que ces créations indiennes sont l’expression d’un paganisme intolérable, qui inspire à la fois la fascination et le rejet.

L’art « indien » en question

Mais la constitution même de l’art indien en domaine d’étude scientifique comporte aussi des difficultés internes, qui ne sont pas moins redoutables. Outre le fait que le qualificatif « indien » soit lui-même historiquement insuffisant, il renvoie encore aujourd’hui à un vaste territoire que se partagent plusieurs États, ce qui oblige à remanier les classifications, surtout lorsqu’il faut les intégrer à des traditions nationales. Afin de circonscrire géographiquement cet espace artistique, il faut tenir compte des empires historiques (Maurya, Kouchan, Bactriane), et des limites extérieures de ce monde (en particulier la Chine).

Par ailleurs, la géographie de cette aire artistique et esthétique doit être ressaisie comme en partie mythique, car elle est structurée autour de lieux sacrés à forte charge symbolique. Le Gange, notamment, est conçu comme une déesse, un fleuve céleste descendu sur Terre pour la purifier ; pour en atténuer la chute, Shiva a accepté de recevoir ses eaux puissantes dans sa chevelure, d’où il s’écoule doucement. Plus qu’un monde, c’est donc tout un cosmos que décrit l’auteur dans ces pages.

D’un point de vue historique, cette fois, la datation des œuvres concernées est également un obstacle majeur à l’édification d’une histoire de l’art indien. Afin de pallier cette difficulté, Lefèvre conduit son lecteur devant les inscriptions permettant de dater le plus précisément possible les œuvres analysées, et ce même si la littérature consacrée à la production artistique intervient plusieurs siècles après les premières réalisations.

Au final, l’auteur considère que l’indianité peut se définir de manière synthétique comme l’alliance d’un fait linguistique (le sanskrit) et de deux grands mouvements qu’il qualifie — pour simplifier — de religieux et qui partagent des racines communes, à savoir le brahmanisme et le bouddhisme.

De la conception à la réalisation

Le monde de l’art indien est le lieu d’une vaste réflexion esthétique qui concerne de nombreux domaines et questions techniques : l’espace, les formes, les symboles, les programmes iconographiques, les directions des bâtiments, l’inscription des monuments dans la topographie, ou encore le diagramme de fixation dans le sol du génie du site. Un commentaire sur les stupa — ces structures architecturales en tumulus évoquant le corps du Bouddha et visant à commémorer sa mort — les fait apparaître comme une forme d’axis mundi.

Ces réflexions reposent sur une classification des arts en huit formes (Érotique, Furieux, Héroïque, Odieux, Comique…) interdépendantes entre elles. Toutes déclinent un canon de la peinture, avec codes et mesures à respecter. Un très beau chapitre, par exemple, est consacré par Lefèvre à l’usage du fil à plomb pour la réalisation des images.

Un petit détour par Angkor est l’occasion d’une analyse captivante du temple khmer. Aménagé au centre d’un grand réservoir d’eau artificiel, appelé baray, le sanctuaire accueille le linga, un objet dressé symbolisant Shiva. Lefèvre renvoie son lecteur aux textes de référence qui indiquent que le linga étant Shiva, toute eau s’écoulant sur lui se transforme en Gange. Une très longue inscription de fondation, visible dans le temple même, explicite et célèbre cette idée, quoique les touristes n’y prêtent pas toujours attention.

Pour l’auteur, ce détail n’en est pas un : il montre que l’art indien renvoie aussi à des inscriptions sur les monuments, et que la création artistique elle-même peut être attribuée au commanditaire. Ce dernier a l’initiative de la fondation d’une architecture et la finance ; c’est aussi lui qui effectue le choix des images qui la peuplent. Il offre le système de mesure requis par les œuvres et suit le rituel avec paiement des honoraires. Lefèvre note au passage que le commanditaire est bien souvent une femme.

Réceptions de l’art indien

La réception de l’art indien est toute différente selon qu’on considère sa réception locale ou européenne.

Dans le regard occidental, toutes les figures indiennes sont ramenées aux catégories antiques ou médiévales mieux connues. Ainsi Shiva se mue en Amazone et les figures parfois effrayantes de divinités indiennes sont interprétées comme des représentations païennes vouées au déclin (comme l’affirmait le spécialiste écossais d’architecture indienne James Fergusson à la fin du XIXe siècle). C’est ce qu’on pourrait appeler, en référence à la notion d’« orientalisme » élaborée par E. Saïd, une forme d’« indianisme » méprisant.

Le spectateur indien, en revanche, qui dispose de meilleures clefs de compréhension des rituels d’installation, n’hésite pas à se déplacer pour admirer les œuvres et se mobilise pour les préserver. Il les aborde à partir des textes de référence qui ont établi leurs canons esthétiques, comme la poétique et la dramaturgie développées par le philosophe cachemirien Bharata, par exemple. Cette compréhension est d’autant plus importante que l’esthétique indienne suppose un réel engagement de la part du spectateur, en lien notamment avec les Neufs États Mentaux Permanents distingués dans les doctrines bouddhiques.

L’ouvrage de Lefèvre constitue une contribution décisive pour permettre au public occidental de se nourrir de ces conceptions esthétiques et de mieux appréhender l’art indien par lui-même.