Par une recherche qui mêle enquête ethnographique, histoire et géographie, Béatrice Von Hirschhausen propose une réflexion sur les traces laissées par les anciennes frontières d’Europe centrale.

Les tensions politiques et identitaires touchent aujourd’hui fortement l’Europe centrale et orientale, mettant en évidence certaines différences géoculturelles qui trouvent leur trace dans une histoire plus ou moins lointaine. Par un travail sur les anciennes frontières européennes aux différentes époques, Béatrice Von Hirschhausen, directrice de recherche au CNRS en géographie sociale et ancienne adjointe du Centre Marc Bloch de Berlin, s’interroge sur la manière dont les questions électorales ou d’équipement sont la trace d’anciennes fractures, dessinant alors des « frontières fantômes ». L’ouvrage, qui mêle enquêtes de terrain et travaux pluridisciplinaires sur la question, entreprend d’étudier les relations multiples entre espace et culture à différentes échelles.

A la rencontre des fantômes des frontières

L’ouvrage débute sur un constat : les taux d’équipement en eau courante en Roumanie diffèrent d’un espace à l’autre. A partir de là, l’autrice interroge la persistance dans les mentalités de frontières anciennes, appelées « fantômes », qui traduisent des discontinuités davantage géoculturelles qu’économiques. Élargissant ce constat à celui de la géographie électorale et passant de la Roumanie à la Pologne et à l’Allemagne, l’autrice montre bien qu’il reste une mémoire plus ou moins consciente des anciennes lignes de faille : des « traces laissées par les territorialités défuntes dans la géographie des pratiques sociales contemporaines ».

A côté de cette notion phare, Béatrice Von Hirschhausen développe aussi les expressions de « frontières survivances » ou de « frontières reliques » pour tenter de décrire ces phénomènes, au sujet desquels les études sont peu nombreuses. L’Europe de l’Est apparaît comme un laboratoire spatial privilégié pour appréhender comment les expériences historiques vécues et les transformations frontalières nombreuses jouent, aujourd’hui encore, sur les comportements : la géographie actuelle nous donne à voir des États recomposés, souvent par l’extérieur, au fil des guerres et des démantèlements des anciens empires.

Ici, l’« espace configure les champs d’expérience et les horizons d’attente ». Ainsi, avec la chute du rideau de fer, les populations sont invitées à redéfinir leur rapport à l’histoire et au futur : si l’échelle collective a été l’objet de nombreuses études, cette reformulation du rapport entre société et histoire est ici interrogée à l’échelle individuelle. De la même manière, les Balkans, au moment de la crise yougoslave, redéfinissent leur imaginaire dans des frontières nouvelles, mêlant ressenti identitaire et réécriture de l’histoire qui passe « par l’effacement des traces matérielles et symboliques de la culture de l’autre et par le recodage des espaces ».

Dans cette partie de l’Europe, l’« intensité du fait frontalier » marque les territoires : les frontières impériales, puis soviétiques influencent durablement la construction des sociétés centre-européennes dans leur mode de vie, leur sphère professionnelle, leur rapport à l’histoire, y compris aux échelles locales. Par des cartes, où sont superposées d’une part les résultats électoraux ou les taux de ménages équipés en eau courante et d’autre part les anciennes provinces, cette métaphore fantomatique se donne à voir, « les fantômes de territorialités défuntes apparues sur nos cartes » sont ainsi longuement interrogés, même si « les cartes soulèvent toutefois plus de questions qu’elles n’apportent de réponses ».

L’autrice pense aussi les liens, les connexions, les échanges et invite à « repenser le statut de la limite ». La troisième partie de l’ouvrage évoque le cas de l’Allemagne orientale et la géographe s’appuie ici sur les travaux d’autres chercheurs en appliquant ses hypothèses et observations pour la Roumanie à l’Allemagne de l’Est, trente ans après la réunification. Si les marquages symboliques de l’espace soviétique ont rapidement été effacés dans une « entreprise très politique de sémantisation » (noms de rues et de bâtiments rebaptisés) et que la nouvelle Allemagne réunifiée procède à un travail rapide de « réécriture par l’espace du géorécit » la géographe montre, à partir des résultats électoraux, comment l’application du concept de « frontière fantôme » est ici pertinente, tant demeure dans la géographie électorale la « force de la discontinuité Est/Ouest ». Les revendications des minorités de population en Ukraine, ou ces jours-ci au Kosovo, mais également les tensions entre Hongrie et République Tchèque montrent combien les enjeux nationalistes sont forts dans cette partie du monde et instrumentalisent les anciennes frontières pour appuyer leur discours.

Un rapport à la modernité en question

La majeure partie de l’ouvrage est consacrée à l’enquête menée entre 2012 et 2014 dans des villages roumains, afin de questionner les pratiques d’équipement en eau courante des familles. L’intérêt est ici de placer l’analyse au niveau individuel et familial : « au niveau micro social des interactions interpersonnelles et des bricolages identitaires de toutes sortes » existent.

La géographe montre ainsi que, de part et d’autre de l’ancienne frontière qui séparait l’Empire austro-hongrois et les principautés roumaines, les pratiques restent différenciées. L’effacement de cette frontière, située sur la ligne de crête des Carpates, lors de la création la Grande Roumanie dans les années 1920, « associe des espaces formés dans des environnements politiques et sociaux profondément différents », que le temps ne comble qu’en partie. Ainsi, d’un côté ou de l’autre de cette ligne, le rapport à la modernité et au confort est différent : l’autrice étudie ainsi deux communes comparables en termes de taille, d’économie et d’histoire récente. Tandis que dans le Banat (à l’Ouest de la frontière), les foyers se sont massivement équipés en tout à l’égout, passant de 13,9 % à 78,8 % de foyers équipés entre 1992 et 2002, il n’en est pas de même en Olténie, de l’autre côté, où les taux sont restés très faibles (passant de 1 % à 4,4 % sur la même période).

Pourtant, l’autrice le souligne, ces différences semblent ressurgir récemment avec la chute du socialisme et l’intégration européenne, « comme s’il y avait eu apparition d’un fantôme d’une territorialité impériale défunte ». Ce constat, étonnant à première vue, n’est pas vraiment expliqué et ne se retrouve pas dans d’autres équipements comme le chauffage ou l’électricité (gérés par les communes ou par l’État) ni dans les abonnements ou les équipements, massifs des deux côtés, en télévisions ou téléphones dernière génération.

Entre ces deux villages se dessine alors une « frontière civilisationnelle » liée aux perceptions que les villageois ont d’eux-mêmes et de la modernité : « les représentations de l’espace roumain continuent elles-aussi de garder les traces de cette histoire et c’est à partir de cette grille que la carte de l’accès à l’eau courante est lue encore aujourd’hui ». Comme le dit un des enquêtés lorsqu’il est interrogé sur cette pratique, « ici, on fait comme ça ».

Finalement, la réponse à ces écarts est bien à trouver dans les pratiques quotidiennes : « la très grande différence entre les niveaux villageois d’équipement tient moins des politiques publiques [...] que des attitudes des familles et de leur manière d’établir des priorités ».

Une autre partie de l’ouvrage est consacrée au territoire polonais, qui a également connu de très nombreuses transformations frontalières au cours des deux derniers siècles : là encore, les frontières fantômes se dessinent dans la question agraire (taille des exploitations), mais aussi dans des données politiques et démographiques, notamment le vieillissement des populations. Mieux documentées, les persistances de différences géoculturelles en Pologne, comme en Allemagne d’ailleurs, se traduisent aujourd’hui par des comportements électoraux spécifiques, avec la montée des partis extrémistes, mettant alors en évidence une « puissante polarisation du champ politique qui sépare deux sphères idéologiques […] deux rapports au projet européen et aux devenirs souhaités par la société polonaise ». Là encore on assiste à un déplacement des horizons d’attente vers de nouveaux standards de vie et de nouvelles aspirations.

Une enquête pluridisciplinaire et conceptuelle

C’est d’abord une enquête ethnographique à laquelle nous invite Béatrice Von Hirschhausen : l’intérêt de l’exemple roumain réside dans le travail intime fait auprès des populations. En effet, en s’immergeant dans le quotidien des familles, en participant aux fêtes de village ou aux fêtes familiales, le récit s’enrichit de témoignages éclairants, appuyés par de nombreuses photographies. Cette « démarche exploratoire et compréhensive » se retrouve ensuite dans l’utilisation régulière de la première personne : cette partie de l’ouvrage est, par bien des aspects, un carnet de voyage et permet au lecteur de plonger dans le quotidien de ces roumains.

A côté de l’enquête de terrain, l’autrice propose toute une analyse des concepts qui peuvent être convoqués autour de la notion de frontière fantôme. Ainsi, elle a recours à d’autres travaux pour tenter d’expliquer les manières dont les sociétés centre et est-européennes pensent leur histoire et produisent leur espace. Se plaçant dans la continuité des post-colonial studies, elle mobilise des travaux d’horizons disciplinaires différents et tente de réinvestir leurs analyses.

Ainsi, les historiens sont sollicités, tant sont ancrés dans le temps et dans les événements historiques les réalités frontalières : en réinterprétant le concept de géorécit – auquel l’autrice consacre un chapitre, en lien avec les travaux de Fernand Braudel – elle interroge les liens temps-espace. L’apport le plus important, est celui de l’historien est-allemand Reinhart Koselleck, cité très longuement dans le livre et dont l’analyse est détaillée, notamment autour des notions clés d'« espace d’expérience » et d’ « horizon d’attente », que l’autrice applique aux populations étudiées.

C’est « dans cet espace entre routines et croyances, entre expériences et attente que je cherche à établir la possibilité d’une géographie des choix villageois » écrit-elle. Elle interroge ainsi le rapport au passé et à l’avenir. S’inspirant des travaux de Reinhard Koselleck, François Hartog a conceptualisé la notion de « régimes d’historicité », que la géographe développe également. Ainsi, Béatrice Von Hirschhausen réfléchit longuement à la manière dont les acteurs locaux perçoivent leur rapport au temps et au progrès. Elle définit alors un  « régime d’accès à la modernité » dans lequel, en termes d’imaginaires sociaux, une partie de l’Europe centrale a rejoint les critères occidentaux alors que plus à l’est, on reste en dehors.

L’Ostalgie, très documentée depuis deux décennies, est aussi questionnée, reprenant ici les travaux de Nicolas Offenstadt :

« La quête ostalgique est-allemande des années 2000 peut être lue comme une manière pour les acteurs ordinaires de redonner du sens à leur expérience passée en la réintroduisant comme par contrebande et par la sphère matérielle, en la rendant à nouveau visible, en la réincorporant au présent ».

L’échelle micro permet ainsi une réflexion pertinente sur la place de ces populations, qui subissent les changements frontaliers et doivent parfois migrer. Ces notions d’espace d’expérience, d’horizon d’attente, de modernité, sont ici réévaluées et réinterprétées sans cesse tant sont mouvantes ces réalités : « Les labilités de l’espace d’expérience des villageois » sont à prendre en compte. L’autrice le rappelle : elle marche sur un fil, car les thèses développées ici ne seront peut-être plus valables à court terme et de nouvelles frontières fantômes peuvent apparaître :  « L’espace est bien plus changeant qu’il en a l’air », en somme. Ces parties théoriques, très denses pour les non-initiés, permettent cela dit de poser un regard scientifique sur les phénomènes décrits et place l’ouvrage à l’intersection d’observations pratiques par le bas et d’analyses conceptuelles et théoriques par le haut.

En somme, ce travail qui mêle géographie, histoire et ethnographie, permet une réflexion originale sur la manière dont le temps influence les mentalités et les imaginaires, en lien avec les transformations territoriales. L’Europe centrale et orientale paraît alors un laboratoire d’étude privilégié, tant les recompositions contemporaines sont nombreuses. Les questions posées sont nombreuses également et les réponses parfois hypothétiques, montrant à quel point ces réflexions sont complexes : « le rapport qu’établissent les sociétés à leur territoire et au temps de leur histoire apparaît, dans mon analyse, tissé d’ambivalences », reconnaît in fine l’autrice.