Un essai personnel qui se fait poème sur un chef d’œuvre injustement méconnu.

Jean Epstein, cinéaste encore trop ignoré du grand public, a produit une œuvre dense, habitée, bouleversante, qui porte haut l’exigence du cinéma. Ce n’est pas le moindre des mérites du livre de Prosper Hillairet que de faire redécouvrir un de ses plus beaux films. Le livre se lit d’une traite : il est composé de trois parties distinctes qui abordent le film à la fois de front, dans son déroulement temporel, puis dans un étoilement de thèmes qui en recompose une image complémentaire, une coupe plus transversale.


Au cœur du film

“Roman/photo” : sous ce premier titre qui dit déjà, en un raccourci efficace, la dialectique de l’image et de la fable chez Epstein, sont évoqués pas à pas tous les événements du film, qu’ils soient de l’ordre de l’anecdote ou du visuel. Cœur fidèle n’est pas à proprement parler raconté, tout simplement parce que le seul résumé de ses péripéties   ne rendrait pas justice à la beauté du film et aux effets très particuliers qu’il suscite. Prosper Hillairet donne donc à voir le film par un style fragmenté, détaillant, litanique, qui sonde l’impact des gestes et des poses des acteurs, et donne en regard des planches de photogrammes. On arrive même à imaginer l’enchaînement des plans, ou leur composition, tant l’écriture est à la fois précise, et poétique. Un exemple entre mille dévoilant un fragment du drame à trois qu’incarne Cœur fidèle : “Un blanc, d’où apparaît l’appartement, l’infirme au fourneau et Marie au berceau. Jean entre. Des traînées noires coulent du plafond sur le papier peint. Le corps de Jean pris dans une coulée de lumière”   .

La deuxième partie, intitulée “Il n’y a pas d’histoire”, aborde cette fois l’œuvre de manière thématique, en montrant comment certains éléments du récit donnent également forme à la mise en scène d’Epstein : par sa volonté de créer un maximum de mouvement la scène du manège emballé confine ainsi parfois à l’abstraction, bien que Prosper Hillairet rappelle à juste titre qu’Epstein, tout en se défiant de la péripétie en elle-même, récusait aussi l’avant-garde purement formaliste. De même le motif de la vague permet-il de réfléchir plus largement au mécanisme epsteinien de la fragmentation et de la synthèse, puisque l’eau dans ce film comme la vitesse permettent à la fois de “manifester” et d’“éclipser”   . La surface, le détail, le visage, les cadres et les portes, autant d’entrées qui permettent de ressusciter la réussite du film, de revenir sur son étrange pouvoir de fascination.

La dernière partie, très brève, est une déclaration d’amour “For ever Epstein” doublée d’une mise en perspective dans l’histoire du cinéma et de ses formes, avant et après Cœur fidèle. La dimension de carrefour de ce dernier est ainsi pleinement démontrée : “[Il] participe encore des deux dimensions – une histoire, simple, encore un peu, ainsi que de l’image qui tend vers du lyrique/rythmique/abstrait –, il ouvre comme à un glissement de ces deux dimensions l’une sur l’autre, les surimpressionne, pour arriver au cinéma comme prolongement, transmutations de la vie et du monde”   .


Suggestions et allusivité

Les recoupements thématiques et figuratifs de la deuxième partie sont un véritable laboratoire théorique de la poétique epsteinienne. Il s’agit de parsemer plus que d’examiner, d’acclimater aux hypothèses par la répétition : “L’écoulement des images n’est pas de montage, toujours trop édifiant, mais de glissement-versement où les mondes s’interpénètrent”   . Et les notions, les motifs et les formes de s’interpénétrer allègrement tout au long du texte, mettant l’accent ici ou là, comme autant de gros plans fidèles à Epstein et qui seraient à chaque fois des “effractions inaugurales dans le monde”   .

Le livre est suffisamment riche pour susciter aussi le désir d’aller voir ailleurs. C’est là sa force et sa faiblesse ; on ne peut que regretter que Prosper Hillairet, par exemple, ne développe pas plus avant les parallèles qu’il trace au gré d’une phrase entre Cœur fidèle et les grands films du réalisme poétique qui voient le jour dans les années 1930. Au détour de certains mots se dessinent des liens entre le Marseille du film, ce port noyé de brouillards, et un très fameux Quai des brumes   , ou encore un Hôtel du Nord plein d’atmosphère   . Cette généalogie allusive ne peut que laisser le lecteur légèrement frustré : y a-t-il plus qu’une coïncidence de décors ? Dans quelle mesure la poétique avant-gardiste d’Epstein a-t-elle en effet fécondé cette “école” esthétique ? Ce n’est certes pas le propos du livre, et il y revient de manière plus synthétique dans sa troisième partie en suivant le motif des “amoureux du bord des eaux”   , mais il est dommage que le charme d’une écriture bien balancée se fasse à de rares occasions au détriment d’un approfondissement plus conséquent, qui passe au-delà des seuls happy few. De même on voudrait que les indices pointant vers le tragique du quotidien ou le fantastique soient développés : “Ponts, portes et ports sont des lieux où on se brûle, un instant un moment, avant de renaître de l’autre côté”   .

Tout se passe comme si, dès que le livre aborde des contrées déjà balisées, il ne s’embarrassait pas à creuser plus avant ni à déterminer la validité et la teneur précise des rapprochements. En cela il s’affirme comme un essai, voire un poème – il en a les fulgurances. C’est donc en définitive le défaut d’une qualité, défaut assumé, et peut-être même revendiqué comme heuristique, puisque inversement certaines intuitions sont d’autant plus stimulantes qu’elles sont juste suggérées, voire indiquées sur le mode interrogatif. Ce n’est pas dire qu’un examen poussé réduirait les hypothèses au néant, bien au contraire ; c’est simplement ne pas vouloir alourdir un texte dont chaque proposition fait mouche et s’impose avec la clarté de l’évidence. Ainsi, la vision du film comme “dialectique entre l’hydraulique et le mécanique” est inédite en ces termes, et féconde quand on pense à la fois à la formation scientifique d’Epstein, et au film lui-même, qui présente un équilibre instable et d’autant plus précieux entre des éléments hétérogènes. Cette instabilité est d’ailleurs très bien reconduite au principe narratif qui s’attache à suivre les tours et retours de trois êtres funambules, Jean l’amoureux, Petit Paul l’alcoolique et Marie, “l’oubliée du manège”   , Jean du côté de la vague, Paul de la vitesse, et Marie, “l’alternative entre le bonheur sombre de Jean et le malheur joyeux de Petit Paul ?”   Le balancement de l’apollinien et du dionysiaque, et même leur réversibilité, voilà des pistes neuves esquissés et qui ne manquent pas de susciter les rêveries du lecteur.


Epstein, cinéaste de la pliure

On l’a dit, Prosper Hillairet fourmille d’idées et les brade généreusement. On voudrait donc pour finir en mettre une particulièrement en valeur, celle de la pliure à la fois comme structuration du film et vision du cinéma. “La scène où, en un cadre, le visage de Marie à gauche est repris dans le miroir, montre assez de cette pliure. Le bord du cadre est pliure entre le “réel” et son “image”, en fait du réel redoublé, du réel replié sur lui-même. Et la surimpression participe de cette pliure, dans l’image : les surimpressions eau/visage de Marie sont à l’articulation entre le plissement des vagues et les replis secrets de la peau. Le mouvement se plie, l’espace se plie, le temps se plie. L’histoire de Cœur fidèle est ainsi faite qu’en son milieu, à la jointure des deux périodes, se reprend le titre, en un intertitre : “Cœur fidèle”, comme un nouveau départ. Redépart renforcé par un passage de camion, en aller-retour, reprise des premiers plans du port. Toute l’histoire de Cœur fidèle se déroulerait-elle dans la pliure d’un aller-retour ?”  

Cette lecture du film et du cinéma d’Epstein comme pliure (y compris du temps sur l’espace si l’on suit la piste d’Einstein sous les mots de Prosper Hillairet) donne une tout autre ampleur à la mélancolie qui imprègne Cœur fidèle. En effet, si la mélancolie est bien ce mouvement de balancier entre l’excitation et la torpeur, la fulguration et l’hébétude, on comprend que la pliure soit la figure filmique qui, chez Epstein, permet de tenir ensemble ces deux postulations simultanées et d’atteindre, précisément, au cœur mélancolique. “La vue d’ensemble n’est jamais assurée, l’histoire d’amour jamais consolée. On peut toujours tomber du manège ou se noyer dans les vagues. Et le monde et l’amour doivent être sans cesse ré-assurés. Le cinéma est la trace de cette fragilité sans cesse à consolider.”  


Liens :

> Pour voir La Glace à trois faces (1927) et Le Tempestaire (1947), deux autres très beaux films d’Epstein, gratuitement et en streaming.
> Lundi 9 juin à 20h30, la Cinémathèque française fera une projection de Cœur fidèle, présentée par Prosper Hillairet.


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crédit photo : CHRIS230 / flickr.com