Une adaptation illustrée du premier tome de la trilogie new-yorkaise de Paul Auster.

Lorsqu’un roman célèbre comme Cité de verre se voit adapté en images, doit-on parler de bande dessinée ou de roman graphique ? Dans sa préface en date de 2003, Art Spiegelman – dessinateur américain de renom, auteur du cultissime Maus – parle de « planche icono-lographique moderne », un néologisme qui ne permet pas d’y voir plus clair, même si l’hybridité de l’objet s’en trouve soulignée. L’idée de départ, nous confie le préfacier, fut d’engager « quelques romanciers sérieux à fournir des scénarios à des graphistes de talent  ». Parmi les William Kennedy et John Updike sollicités, Paul Auster accepta la gageure de voir son œuvre prendre une autre forme.

Si le délire métaphysique de l’auteur de la trilogie new-yorkaise se traduit mieux visuellement par une tonalité surréaliste assez prononcée, avec un passeur – clin d’œil à Charon – qui émerge de l’eau dans sa barque, des peintures rupestres qui s’animent, des voix qui s’échappent d’un drain d’évier ou d’un gramophone, et d’autres objets qui prennent la parole tour à tour, pour ne citer que ces exemples, les lecteurs sont-ils pour autant plus captivés par l’histoire que s’ils lisaient l’œuvre originale du romancier américain ?

Cette adaptation iconographique, aussi talentueuse soit-elle, n’a pas de quoi mettre l’imagination en effervescence, puisque le travail de mise en image est mâché d’avance. Dans La Séduction de la fiction, j’avançais que la fiction séduit les lecteurs « en raison de son caractère très lacunaire » puisqu’elle « encourage le cerveau à combler les blancs de la perception. La compulsion des lecteurs à faire sens des choses malgré le déficit cognitif est satisfaite lorsque leur cerveau traite l’information manquante et fait le lien entre les données grâce à l’imagination  »   .

Dans sa correspondance avec John M. Coetzee, Paul Auster avouait faire cette reconstitution mentale neurotypique de l’histoire fictionnelle :

« Je serais également curieux de savoir ce que tu “vois” dans ta tête lorsque tu lis un roman ou une nouvelle – ou, encore mieux, un conte de fées. Si tu lis ce qui suit : “Il était une fois une vielle femme qui vivait avec sa fille dans une cabane à l’orée d’un bois sombre”, quelles images, s’il y en a, te crées-tu pour toi-même ? Peu d’informations sont ici données. Aucun nom, aucun âge, aucun lieu particulier, aucune description matérielle, et pourtant, pour des raisons qui me demeurent entièrement mystérieuses, j’ai pour ma part tendance, d’une manière ou d’une autre, à remplir les blancs »   .

David Mazzucchelli et Paul Karasik n’ont pas manqué de porter l’esthétique à incandescence dans ce roman graphique qui devient donc, sous leur trait épuré, un nouvel objet artistique. Mais qui est le grand responsable de ce détachement que l’on éprouve à la lecture de cette adaptation de Cité de verre ? Serais-je insensible au « pouvoir hypnotique » des livres, pour reprendre l’expression de Louis Calaferte ? La mise en images force-t-elle les lecteurs à abdiquer le potentiel de leur imagination ? Faut-il mettre cela sur le coup d’une veine surréaliste omniprésente qui mine l’adhésion au réel et, par voie de conséquence, « labsorption attentionnelle »    ? Doit-on attribuer cela aux intrusions de Paul Auster et de son épouse (la non moins célèbre romancière Siri Hustvedt) au cœur de cette autofabulation ? Autre explication : est-ce le soubassement métaphysique de l’histoire, ou le caractère éminemment cérébral de cette intrigue en jeu de miroirs, qui nous plonge dans une telle abstraction qu’il nous est difficile de nous immerger dans cet univers de faux-semblants ?

Peut-être que tout roman graphique connaît ses limites : nul doute qu’il est plus ardu d’être sensible au mouvement d’une écriture lorsqu’elle se résume à quelques phrases disjointes, de faire travailler son imagination quand on a un visuel devant soi, ou d’apprécier la polysémie d’une prose accompagnée d’illustrations qui, de par leur nature, vont de fait restreindre le champ interprétatif. Gageons toutefois que cette expérience littéraire sera de nature à éveiller des réflexions fécondes chez les lecteurs.