La belle enquête de Jan Synowiecki déconstruit l’idée d’un « absolutisme environnemental » qui ferait des jardins royaux des écrins d’une nature domestiquée à la gloire du souverain.

L’auteur, maître de conférences en histoire moderne à l’université de Caen, en prônant une histoire conflictuelle et au ras des archives de la nature parisienne au XVIIIe siècle, donne à voir des espaces ouverts sur la ville et dont la gestion quotidienne est avant tout le produit de désordres, de conflits et de négociations. C’est donc une fabrique partagée des jardins qui est à l’œuvre, les autorités monarchiques n’ayant pas la capacité d’imposer leurs vues face à une pluralité d’acteurs qui entendent aussi bien s’approprier la nature urbaine que participer au processus de végétalisation de la capitale.

Le Paris des Lumières n’est pas encore une ville minérale, elle est maillée par des espaces végétalisés. Parmi eux, les jardins royaux et princiers, dont l’importance s’accroît à mesure qu’ils s’ouvrent aux publics et que la superficie des jardins privés tend à diminuer. Le présent ouvrage propose une analyse croisée de ces principaux lieux : les jardins du Roi, des Tuileries et du Luxembourg ainsi que du Palais Royal. La question de leur administration n’est toutefois pas clairement établie et donne lieu à d’intenses et récurrents conflits de juridiction : la direction des bâtiments du Roi, qui a théoriquement en charge les espaces arborés, devant composer avec l’ingérence de nombreuses autres instances, à commencer par la lieutenance générale de police, en charge de l’ordre public.

Approvisionner les jardins, une histoire contrariée

Les jardins ne sont pas des isolats d’une nature domestiquée et immuable, ils s’inscrivent au contraire dans de vastes réseaux qui les relient à des arrière-pays de plus en plus sollicités. Car les jardins exigent des ressources variées, ce qui implique logistique et infrastructures. L’auteur retrace cette histoire heurtée de l’approvisionnement des jardins parisiens, entre manque de moyens, vétustés des équipements et résistances locales. Seuls les cas des pépinières versaillaises et de l’aqueduc d’Arcueil seront retenus ici pour donner un premier aperçu de la richesse de l’approche.

Les ressources nécessaires à la conservation des jardins parisiens reposent sur la mobilisation de vastes espaces qui s’étendent bien au-delà du seul territoire de la capitale. Ainsi, les pépinières versaillaises doivent, en plus d’alimenter les parcs du château, approvisionner les jardins de la capitale. Les difficultés croissantes de ces pépinières, entre épuisement des ressources et diminution des superficies, contraignent les autorités à multiplier les fournisseurs. Se déploie alors, notamment à partir des années 1770, « un fonctionnement réticulaire des approvisionnements » mobilisant les pépinières des généralités environnantes. Plus généralement, l’ensemble des provinces est concerné par l’externalisation des cultures à tel point que dans les jardins parisiens « la plupart des arbres et arbustes qui y croissent ne sont pas autochtones ».

L’importance des relations tissées entre les jardins parisiens et leurs hinterlands se vérifie également par l’étude des réseaux hydrauliques qui les abreuvent. Si la Seine et ses affluents sont mobilisés, le réseau hydraulique francilien est également mis à contribution. Les eaux de Rungis et d’Arcueil, distantes de treize kilomètres du centre de Paris, sont acheminées grâce à un aqueduc édifié au début du XVIIe siècle et conçu pour alimenter les jardins du Luxembourg et des Tuileries, ainsi que quelques riches concessionnaires particuliers.

L’entretien des jardins repose donc sur des réseaux qui génèrent d’importants flux de matières. Les infrastructures qui les supportent sont toutefois fragiles et sans cesse contestées par des acteurs qui revendiquent également un accès aux ressources. Ainsi, les pépinières versaillaises sont considérées par les cervidés locaux comme des réserves de nourritures, les écorces d’arbres étant particulièrement appréciées. Ces animaux profitent à la fois de la multiplication des portes censées faciliter le passage des chasseurs et des passants, mais aussi de la vétusté des murs et des clôtures qui sont alors parsemés de brèches notamment à partir des années 1770. Les pépinières royales sont donc sérieusement menacées par ces animaux qui tendent à se multiplier précisément parce que les chasses royales ont conduit à la quasi-disparition des prédateurs à Versailles.

Le monopole royal sur les eaux d’Arcueil est également contesté, cette fois-ci par des propriétaires dont les jardins se trouvent sur le passage de l’aqueduc ou directement à proximité. L’infrastructure est alors le lieu de micro-détournements : des puits sont creusés et des arbres fruitiers plantés pour profiter de l’eau disponible. Ces détournements couplés au délabrement croissant de l’aqueduc ont pour conséquence de placer les fontaines du Luxembourg, mais aussi certaines fontaines publiques en situation régulière de pénurie, provoquant le mécontentement des Parisiens.

Au fil du siècle, les dispositifs d’approvisionnement des jardins connaissent des dysfonctionnements croissants. Les autorités réagissent et alternent entre une répression toujours très incertaine et la nécessité d’aboutir à des compromis. Ainsi, dans le cas de l’aqueduc d’Arcueil, les autorités monarchiques se révèlent incapables de lutter contre les multiples détournements : les amendes sont rarement efficaces et les cultures continuent de prospérer. Face à l’incapacité de réprimer efficacement, la tolérance est donc de mise quant aux arbres fruitiers à condition qu’ils soient placés à une certaine distance de l’aqueduc, les cultures maraîchères étant alors en pleine expansion autour de Paris.

Animaliser Paris

Jan Synowiecki contribue à « animaliser » Paris en restituant la place des bêtes dans la fabrique de la nature urbaine. L’auteur invite à pluraliser le regard en prenant en compte les multiples interactions entre humains et animaux. La présence animale n’est cependant pas unanimement tolérée et chaque espèce fait l’objet de discussions voire de controverses, de répression parfois, d’accommodement surtout. La notion de nuisibilité est placée au cœur du propos de l’auteur qui cherche à comprendre non seulement comment la notion a été construite, mais surtout le rôle des jardins parisiens dans ce processus.

Les jardins ne sont pas des espaces policés, ils sont travaillés et recomposés par la présence animale. La régulation de la faune apparaît dès lors comme une préoccupation majeure, car les animaux sont d’abord envisagés comme des menaces. Le principal danger réside dans la dégradation des végétaux : les chenilles sont accusées d’altérer la qualité des fruits, les corbeaux de les dévorer, les chiens de saccager les parterres de fleurs, les taupes d’empêcher la pousse et de dégrader les allées.

Certaines espèces sont également accusées d’avoir un impact sanitaire néfaste, cette crainte s’inscrivant dans la « vaste campagne menée par les autorités urbaines pour assainir la ville de ses miasmes » : les chenilles dégraderaient la qualité de l’air, tandis que le pelage des chiens serait vecteur de miasmes. De manière plus générale, l’ensemble des animaux dont les comportements altèreraient l’expérience du visiteur, lui-même devant être civilisé, est la cible des autorités : les croassements des corbeaux sont jugés contraires au modèle promu de la ville silencieuse, de même que leurs défécations dans les allées justifieraient leur placement du côté des nuisibles et donc leur éviction.

La volonté de réguler la faune se traduit par le développement d’un ensemble de dispositifs et de stratégies pour diminuer, sinon éradiquer, certaines espèces. Celles qui sont jugées les plus nuisibles sont la cible de campagnes d’extermination qui dépassent les seuls jardins royaux. Les propriétaires parisiens de jardins sont ainsi régulièrement appelés à participer aux campagnes de destruction de cocons de chenilles qui se multiplient au début des années 1730 du fait de chaudes températures.

De même, des canicides visant les chiens errants sont perpétués tout au long du siècle. La régulation d’une espèce animale constitue toutefois une opération complexe, notamment lorsqu’elle repose sur le piégeage. Il en va ainsi pour la traque des taupes qui suppose « une anticipation du comportement de l’animal ». Les jardiniers, notamment par l’observation, produisent d’authentiques savoirs éthologiques indispensables alors même que les taupes développent des stratégies d’esquives. La persistance des espèces jugées nuisibles vient contrarier le récit d’une nature domestiquée. À mesure que les tentatives d’éradication des jardiniers échouent, les autorités publiques sont tentées de se tourner vers des entrepreneurs privés. L’extermination animale, notamment celle des rongeurs, devient alors un secteur commercial très compétitif.

En dépit des tentatives de régulation voire d’extermination dont ils font l’objet, les animaux co-construisent les jardins parisiens. Ainsi, les chenilles, et plus généralement les insectes, sont pris en compte au moment de sélectionner les essences puisque les plus résistantes sont privilégiées. Surtout, la présence d’insectes contribue à se détourner de la monoculture qui favorise leur démultiplication. De plus, face à l’impossibilité d’exterminer l’ensemble d’une espèce, les autorités sont parfois contraintes aux compromis. Ainsi, face à la « nouvelle représentation du chien, auréolé de vertus les plus bénéfiques (fidélité, dévouement, générosité, sollicitude) », un nombre croissant de voix s’élève contre les coups de feu tirés sur les chiens déambulant dans les jardins. Pour sortir de la crise, le Jardin du Luxembourg est doté d’un « garde-parterres » équipé d’un fouet qui matérialise la volonté de domestiquer l’animal plutôt que de l’abattre.

Délinquances en milieu végétalisé

Écrire une histoire conflictuelle de la nature à Paris au XVIIIe siècle passe également par l’étude des usages et appropriations différenciées, souvent antagonistes, des jardins royaux. Les périphéries cristallisent les conflits d’usages et sont particulièrement disputées. Les difficultés financières de la monarchie ne permettent pas de garantir « l’imperméabilité » des jardins vis-à-vis des comportements jugés déviants. Dès lors, les espaces interstitiels des jardins accueillent diverses activités illégales comme le vol de bois ou la contrebande de viandes, de tabac ou de vin. Le Jardin du Luxembourg est par exemple apprécié, car la lieutenance générale de police n’y exerce pas sa juridiction. Cette économie informelle prospère en tirant parti des conflits de juridiction, même si une meilleure coordination entre ces institutions se fait jour dans les années 1780.

Les jardins sont également des lieux privilégiés des pratiques sexuelles jugées déviantes. Car si la répression à l’encontre de la prostitution et de l’homosexualité se durcit notablement au XVIIIe siècle, les personnels des jardins manquent de moyens pour lutter efficacement. Ces pratiques subversives reposent sur des stratégies fines qui tirent profit autant de la végétation que de l’homogénéisation vestimentaire. De la même manière, les nouvellistes s’approprient par exemple les allées ombragées pour y tenir des discussions politiques tout en utilisant des troncs pour y afficher des placards.

Les jardins ne sont pas des lieux homogènes, ni dans le temps, ni dans l’espace. D’une part, l’espace est fractionné avec des activités criminalisées qui sont tolérées en lisières à défaut d’être bannies, les autorités devant là encore se résoudre aux compromis. Les zones centrales sont quant à elles occupées par les activités et les promeneurs les plus valorisés socialement. D’autre part, la temporalité est importante, car le relâchement du contrôle nocturne permet aux activités subversives de s’y déployer avec plus de facilité. Bien loin du discours officiel des autorités d’une maîtrise de la nature et d’une pacification des mœurs, les jardins royaux sont des espaces où se nouent subversions et contestations, mais aussi négociations et compromis. Et c’est bien là le tour de force réalisé par Jan Synowiecki que de faire émerger ce nouveau récit.

 

* Illustration: Jean-Baptiste Hilair, Le Cèdre du jardin du Roy. Gallica.fr