Yudit Kiss revient sur la vie de son père, scientifique et communiste convaincu, à la judéité refoulée, dans la Hongrie soviétique.

Ce très beau livre appartient à plusieurs genres. Il s’agit en premier lieu d’un récit autobiographique. Une chronique rédigée par une fille sur la mort lente de son père, atteint d’un cancer du cerveau, alors qu’elle est installée à Genève, depuis le début des années 1990, après avoir vécu au Mexique et au Royaume-Uni. Un père énigmatique, aimé, redouté et rigide. Jamais il n’évoque ce que furent les années de son enfance et de sa jeunesse. C’était un homme sombre et silencieux.

Un communiste convaincu

Universitaire admiré par ses élèves, il était aussi un communiste fanatique, un serviteur zélé du pouvoir à Budapest, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il n’avait pas bronché quand les chenilles des chars soviétiques avaient défoncé les rues de Budapest en 1956, celles de Prague en 1968.

Peu de temps après qu’il eut atteint l’âge de la retraite, on l’avait prié de vider son bureau, d’emporter ses livres, ses notes, ses manuscrits, les livres qu’il avait écrits, tombés à présent dans l’oubli.

L’enfant que l’auteur a été savait tout juste que Fülöp, son père, était juif, mais jamais il n’en avait fait état. Ce ne fut que lorsque son état s’aggrava, qu’ouvrant sa valise jaune, il montra à sa fille Yudit « le laissez-passer que lui avait donné Raoul Wallenberg, dont la photo montre un jeune homme osseux de dix-sept ans au grand nez et au regard ouvert et chaleureux ».

Lajos, le grand-père paternel, s’était vu interdire l’exercice de la médecine à Prague, au moment de la promulgation de mesures antijuives. Il avait travaillé à Milan – comme Primo Levi qui le raconte dans Le Système périodique – chez Wander, une société Suisse. Levi avait fait des recherches absurdes, en testant sur des lapins, des extraits de plantes aux vertus prétendument antidiabétiques ; le grand-père de Yudit devait élaborer une version de la boisson vitaminée Ovomaltine qui existe encore aujourd’hui.

Quand il n’était pas à l’université, le père de Yudit s’enfermait dans son bureau pour écrire des ouvrages théoriques sur le marxisme-léninisme. Rien n’entamait sa conviction. Membre de la Nomenklatura, il aimait voyager et en avait souvent l’occasion. Il emmena sa famille en vacances à Berlin, capitale de la RDA. Ils logèrent chez des camarades qui habitaient un appartement confortable et immaculé.

Ses parents l’emmenèrent voir le mur de briques, hérissé de barbelés, qui séparait la ville en deux. Ils allèrent aussi au « camp modèle » de Sachsenhausen, où Rudolf Höss, futur commandant d’Auschwitz, avait fait ses classes.

Un jour, à Budapest, son père avait été insulté dans le tramway 49, en rentrant à la maison : « Il avait été accosté à voix haute et claire par un homme d’âge mur : "Eh, sale Juif ? Ils ne t’ont pas brûlé à Auschwitz ?" ». Les passagers regardaient à la fenêtre, sans broncher. Des adolescents ricanaient. Fülöp descendit au premier arrêt et rentra chez lui à pied.

La redécouverte tardive de sa judéité

Mais un jour, au début des années 1990, Fülöp admit enfin sa judéité après avoir lu Etre sans destin d’Imre Kertész. Yudit Kiss écrit :

« Pour mon père, ce qui était arrivé aux Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale était une manifestation de la nature destructrice du système capitaliste, un génocide parmi tant d’autres aussi effroyables, visibles et invisibles, qu’il condamnait par principe en tant que communiste, mais qui n’avait rien à voir avec lui. »

Quand sa maladie fut diagnostiquée, le cerveau de son père « n’abritait qu’une seule tumeur ». Elle fut extraite. Mais elle récidiva sept ans plus tard.

Souvent, le récit s’interrompt. La narratrice raconte son enfance et sa jeunesse à l’ombre de son père, dont elle ne sait encore pas grand-chose. Dans ses pas nous suivons l’enquête pour découvrir qui était cet homme mystérieux, qui niait ses racines. Jamais il n’éprouva le moindre doute sur la justesse de la politique menée par Moscou.

C’est dans cette dimension que le récit se métamorphose en un livre d’histoire. Celle de la vie ordinaire et sinistre dans une démocratie populaire, un « pays frère » de l’Union Soviétique, au temps de Staline.

Bien des années plus tard, Yudit apprit l’invasion de Prague par les chars de l’Armée rouge, en 1968. Ce livre nous paraît si actuel ! L’Histoire balbutie. Et la Russie ne déclare jamais forfait.

Lorsqu'en 1989, le Mur de Berlin tomba, on crut que l’URSS s’effondrerait. Si son envergure territoriale a beaucoup diminué, la Fédération de Russie reste le plus grand pays du monde, et ne renonce pas à son ambition de récupérer ce que l’URSS a perdu.

Le récit, interrompu par des petits textes de nature poétique, rédigés presque sans ponctuation, ni repaire temporel, établissent un contraste avec tout ce qui est factuel et souvent cruel. Après Budapest et Prague, l’auteur évoque l’atroce guerre des Balkans, les fusillades de masse, qui provoquèrent le démantèlement de la Yougoslavie.

Ce livre morcelé, complexe, mais aussi intimiste, est modulé par une correspondance entre l’auteur et sa sœur Anna.

Accompagnant son père, incurable, vers la mort, Kiss remonte le cours du temps. Elle exhume les traces de l’enfant juif, caché dans un orphelinat, au moment de la déportation des Juifs de Hongrie à Auschwitz. Sa grand-mère avait pris le petit garçon par la main, l’avait emmené à la gare, était montée avec lui dans un train pour lâcher sa main dans la cour de l’orphelinat de Szeged, dans l’espoir de lui sauver la vie. C’est du moins ce que son père avait cru et raconté. Comme si sa mère l’avait abandonné. Elle l’avait de fait miraculeusement sauvé. Après la guerre, l’enfant devenu adolescent, fut renvoyé de l’orphelinat et retourna à Budapest, où sa mère avait survécu. Presque toute sa vie, le communiste rigide, qui survécut à la Shoah, n’assuma pas le fait d’être juif, jusqu’au jour où, de mauvaise grâce, il lut enfin Imre Kertsz. Le Parti avait été sa « forteresse vide ».

Au terme de cette enquête minutieuse, l’auteur découvre la Shoah, élucide ce qu’on lui a caché. Assemblant fiévreusement les pièces du puzzle, elle comprend qui fut son père et qui elle est.