Construire un consensus démocratique exige de reconnaître les discriminations et d’assumer la valeur de l’égalité, contre tous les communautarismes.

Tant de choses ont été écrites sur l’extrême droite, son vocabulaire et ses thématiques, qu’il est difficile d’imaginer que l’on puisse réellement tirer profit d’un énième ouvrage sur le sujet. On aurait grandement tort, tant, dans Les mots de la haine, la richesse de l’information le dispute à la rigueur de l’analyse.

Ce qui fait son prix, c’est sans doute que, nonobstant le sous-titre (Glossaire des mots de l’extrême droite), la haine n’est aucunement circonscrite à cette famille politique. L’hégémonie culturelle et intellectuelle des droites dures s’exprime dans l’extension, au sein de l’espace public, de leurs thèmes et de leur vocabulaire. Il n’est pas rare en effet que celles et ceux qui s’approprient des concepts aussi douteux qu’« islamogauchisme » ou, dans certains usages, « islamophobie » (mot dont l’histoire et les enjeux ont été étudiés par Isabelle Kersimon dans un précédent livre) revendiquent, plus ou moins tactiquement, leur appartenance à la gauche.

Mais l’autrice ne se limite pas à la dénonciation : elle pose les bases de la reconstruction d’un sens commun démocratique, ainsi que l’indique, dans son excellente préface, le philosophe Jean-Yves Pranchère. L’élaboration critique de ce sens commun doit se faire sous l’égide de l’universel et, dès lors, se tenir éloignée de tout repli communautaire. Concrètement, on passe de la dénonciation de l’usage dévoyé des idées d’universalisme ou de laïcité (entre autres exemples) à leur nécessaire ancrage dans l’horizon cosmopolitique. Travail aussi exigeant que nécessaire, brillamment conduit à travers une cartographie inspirée dont nous retiendrons, largement en fonction de nos propres intérêts, trois points saillants : la réactivation des tropes de l’antisémitisme, la haine viriliste des femmes (nous utilisons ici les mots de Jean-Yves Pranchère) et la haine antimusulmane. Bien d’autres choix auraient conduit au même constat : l’inversion du réel obéit à une stratégie d’euphémisation des discriminations et, au-delà, à une contestation de la valeur de l’égalité.

L’antisémitisme : entre permanence et renouveau ?

Isabelle Kersimon ne s’attarde pas sur la permanence de la haine des juifs, tant les enquêtes montrent la résistance, dans toute l’Europe, des préjugés antisémites. Loin de disparaître, ils peuvent, selon les contextes, donner lieu à des comportements d’une extrême violence, quand bien même les travaux de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) indiquent que la tolérance progresse, malgré la hausse des actes antisémites. Enseignement dont le paradoxe n’est qu’apparent.

Mais l’essentiel, dans la perspective de l’ouvrage, n’est pas là : comme ne manque pas de le noter Isabelle Kersimon, les meurtres antisémites en France (de 2003 à 2018) ne sont pas commis par des militants d’extrême droite. C’est l’une des raisons du surgissement de la thèse du « nouvel antisémitisme ». On se souvient du Manifeste, rédigé par Philippe Val, publié en avril 2018 dans Le Parisien, signé d’environ 300 personnes dont un ancien président de la République (Nicolas Sarkozy). A peu près simultanément, chez Albin Michel, paraissait Le Nouvel Antisémitisme en France, ouvrage collectif signé de quinze auteurs et préfacé par Elisabeth de Fontenay. On y dénonçait une « épuration ethnique à bas bruit au pays d’Emile Zola et de Clemenceau » que subissaient les Juifs dans certains quartiers et dont la responsabilité était attribuée à l’islamisme et, par amalgame, bien souvent aux musulmans. Plus généralement, il y aurait un « déni de la haine anti-juive, largement présente parmi les jeunes Français de culture arabe ou musulmane », haine qui aurait conduit à douze meurtres antisémites depuis 2006 (en oubliant étonnamment celui de Sébastien Selam en 2003, et que rappelle Isabelle Kersimon). Ce déni favoriserait les passages à l’acte.

En réalité, la thèse n’était pas nouvelle. Dès 2002, Georges Bensoussan (sous le pseudonyme d’Emmanuel Brenner) avait dirigé un ouvrage qui n’était pas passé inaperçu, Les Territoires perdus de la République. Il alertait sur la résurgence de l’antisémitisme dans les banlieues françaises, plus particulièrement chez les élèves d’origine maghrébine, à travers les témoignages d’enseignants et de chefs d’établissement. L’expression de « territoires perdus » transcendait les frontières partisanes et lui a valu d’être reprise aussi bien à gauche qu’à l’extrême droite (ainsi par Marine Le Pen en 2011).

Isabelle Kersimon le dit on ne peut plus clairement : « Invoquer un “nouvel antisémitisme” qui serait spécifiquement musulman pour définir les contours de l’antisémitisme à l’œuvre aujourd’hui est une aberration »   . La dénonciation de cette « aberration » lui doit d’ailleurs beaucoup, puisqu’elle fut à l’origine d’une tribune publiée par Le Monde (le 3 mai 2018) au titre explicite : « La lutte contre l’antisémitisme doit être le combat de tous ». Or cette tribune fit certes l’objet des attaques de l’extrême droite, mais aussi de celles des « néo-laïques », selon la dénomination de l’autrice, terme qui renvoie à l’idéologie du Printemps républicain et de quantité d’autres organisations unies par la volonté de transformer le principe juridique de laïcité en valeur identitaire, autrement dit de substituer l’exaltation de l’identité nationale à l’attachement aux principes universalisables de la devise républicaine. La référence incantatoire à la République comme moyen de dissimuler leur nationalisme incite à préférer parler de « nationaux-républicains », mouvance idéologique, fédérée autour de Jean-Pierre Chevènement, et qui exerce, plus que jamais, un puissant magistère.

Il n’est pas inutile de noter la forte propension du national-républicanisme à céder aux sirènes souverainistes et à réaliser ainsi l’union de tous ceux qui, comme Michel Onfray, n’ont de cesse de dénoncer les périls, la tyrannie des minorités (sic), ces dernières ayant le projet de détruire la France. Aussi trouve-t-on parmi les collaborateurs de Front populaire, au milieu de plumes ouvertement réactionnaires, des intellectuels venus de cette gauche identitaire, acharnée à dénoncer ceux qui céderaient à la gallophobie.

Or, les premiers visés, sur qui porte le soupçon de séparatisme, sont les musulmans. Isabelle Kersimon n’ignore pas l’antisémitisme virulent porté par le djihadisme et auquel de jeunes musulmans sont parfois sensibles, mais elle rappelle les crimes des suprémacistes blancs commis dans d’autres pays : aux synagogues de Pittsburgh en 2018 (11 victimes), de Poway en 2019 (le tueur se voulait antisémite et islamophobe), de Halle en 2020. Si ces faits n’ont pas eu lieu en France, on sait cependant que dans notre pays plusieurs attaques ont été déjouées depuis 2015 dont les responsables venaient bel et bien de l’extrême droite (au moins cinq depuis 2018, précise Isabelle Kersimon).

Comme le souligne Claude Askolovitch, dans un article d’une rare profondeur (que cite l’autrice), le Manifeste, en exigeant de l’islam de France qu’il « ouvre la voie », « rend responsable chaque musulman de la violence de quelques-uns ». Dans la perspective esquissée plus haut, et qui est aussi celle d’Isabelle Kersimon, Claude Askolovitch n’hésite pas à affirmer que « la passion nationale pour une laïcité de combat n’est qu’un refus de notre part musulmane ». Et, ajoute-t-il, « on reproche d’abord aux musulmans d’être ici, d’ici. L’antisémitisme est un autre élément à charge de preuve : une bonne raison, progressiste, de détester celles et ceux, voilées, barbus, dont on ne veut pas »   . Laissons-lui les mots de conclusion, lesquels résument sobrement la juste analyse d’Isabelle Kersimon : « Il est, dans le Juif, pour celui qui le hait, une licence à quitter l’humanité. Ce n’est ni nouveau, ni singulièrement, ni essentiellement musulman ».

L’idée, défendue depuis 2002 par Pierre-André Taguieff (La nouvelle judéophobie), selon laquelle l’antisémitisme a changé de nature en se parant des habits de l’antiracisme, soit en prenant la défense des Arabes et des musulmans, n’est pas conforme au fait que les stéréotypes judéophobes s’accompagnent le plus souvent d’une image négative de l’islam et, plus généralement, nourrissent des opinions hostiles aux minorités quelles qu’elles soient. Partout où le nationalisme progresse, que l’immigration arabe ou musulmane soit ou non présente, la haine des Juifs est réactivée et emprunte des chemins balisés.

Racisme antimusulman ?

Ces réflexions sur l’antisémitisme conduisent donc naturellement l’autrice à l’examen de la nature et des formes de la haine antimusulmane.

On aurait pu s’attendre à ce que soit utilisé le concept d’islamophobie, désormais entré dans le vocabulaire de chercheurs en sciences sociales. Les raisons de son évitement sont importantes et ne se limitent pas à un choix terminologique savant. La haine antimusulmane, écrit-elle, « n’est pas uniquement un “cache-sexe du racisme”, mais une véritable haine à fondement religieux dirigée contre les personnes et dotée d’une longue histoire remontant aux Croisades, de préjugés précis et, de nos jours, d’un arsenal sémantique diversifié »   . Pourquoi, dès lors, ne pas retenir « islamophobie » pour désigner cette haine ? Essentiellement parce que le terme a été instrumentalisé par des militants qui en ont fait un usage extensif, n’hésitant pas à qualifier ainsi le recteur de la Grande mosquée de Paris et s’éloignant ainsi de la lutte antiraciste.

Néanmoins Isabelle Kersimon se résout à son emploi pour désigner des revendications islamophobes assumées de la part de ceux qui voudraient que le terme ne renvoie qu’à la critique rationnelle de la religion, laquelle relèverait de la nécessaire liberté d’expression. Mais il est difficile de croire que la « phobie » puisse qualifier adéquatement cet objectif. Elle ne peut en effet être comprise comme un simple rejet. Elle manifeste surtout la peur et l’effroi suscités par la perception d’une menace. Si l’on souhaite critiquer les idées en épargnant les personnes, il faut ne pas recourir au concept de phobie, précisément parce qu’il confond les deux. Peut-on avoir peur de l’islam sans craindre les musulmans ? Si l’on désire un examen rationnel, il faut tenir la peur à distance et, par conséquent, ne pas recourir à des termes dont les effets métaphoriques ne peuvent être maîtrisés.

Respecte-t-on ces règles prudentielles lorsque l’on évoque le « totalitarisme islamique », ainsi que le fait, notamment, Boualem Sansal ? Là encore, c’est prendre la partie pour le tout, soit l’intégrisme pour la religion musulmane tout entière. C’est, note judicieusement Isabelle Kersimon, perpétuer le préjugé colonial qui opposait la civilisation chrétienne et la civilisation musulmane. C’est enfin faire sienne la vision du monde des groupes terroristes djihadistes. Mais comment refuser de considérer l’islam comme une idéologie totalitaire lorsque ceux qui sont quotidiennement confrontés à l’intégrisme (c’est le cas, par exemple, de Kamel Daoud) nous avertissent de dangers auxquels nous resterions sourds ? Il s’agit pourtant d’une figure classique : les chances d’être socialement visible s’accroissent considérablement lorsque des propos critiques sont tenus par ceux dont on attendrait plutôt des signes de solidarité. Il y a une certaine jubilation à exprimer son antiféminisme lorsque l’on est une femme, son antisémitisme lorsque l’on est juif, etc. François Rastier, dans ses travaux sur Heidegger, parle suggestivement de la « lustration par les Juifs » (c’est-à-dire la référence au nombre de philosophes juifs fortement influencés par le heideggérianisme) en tant que « preuve » de l’absence d’antisémitisme chez le philosophe allemand.

Il convient également de se méfier du recours au concept d’« islamo-fascisme », fondé le plus souvent sur la référence au grand mufti de Jérusalem, Mohamed al-Husseini, actif collaborateur des nazis, en oubliant que la très grande majorité des combattants arabes ont rejoint les Alliés (259 000 contre 6 300 dans les rangs nazis). On évoque également parfois l’accueil que certains rescapés du régime hitlérien ont trouvé dans des pays arabes. Mais Isabelle Kersimon note que nul ne parle de christiano-fascisme, alors que l’Argentine et les Etats-Unis se sont montrés tout aussi accueillants. En réalité, l’expression sert à « poser une équivalence perverse, car, dans la vision de la fachosphère, l’islamo-fascisme serait encouragé et soutenu par l’islamo-gauchisme »   . Cette équivalence n’est pas limitée à la « fachosphère » : elle a été instrumentalisée par les « néo-laïques », comme les nomme Isabelle Kersimon.

Le procès en islamo-gauchisme est en effet instruit contre les intellectuels soucieux d’analyser les inégalités sociales, les violences policières et sexuelles et, surtout, attentifs au sort des minorités. L’ambiguïté de l’expression joue un rôle important dans l’accusation car elle éclaire, à l’aune notamment de la loi visant à « renforcer les principes républicains », le brouillage conceptuel ou, si l’on préfère, le dévoiement du sens des mots : « islamo » peut en effet faire référence aussi bien à islamisme qu’à islam, et « gauchisme » peut désigner une doctrine née d’une critique interne à l’extrême gauche mais également une attitude jugée excessivement à gauche. C’est, note opportunément Samuel Hayat, la force des concepts faibles, lesquels « gagnent en efficacité ce qu’ils perdent en précision ». L’accusation d’islamo-gauchisme active ainsi « la perméabilité entre islamophobie, opposition à la gauche et anti-intellectualisme, trois éléments que partagent la plupart des plumes réactionnaires »   . L’islamo-gauchiste est donc une incarnation de l’ennemi intérieur et les militants et les intellectuels antiracistes considérés in fine comme complices des terroristes islamistes.

Il est une autre détestation qui, pas plus que celles précédemment étudiées, n’est réductible à la pensée d’extrême droite.

Féminisme universaliste versus néo-féminisme ?

Jamais sans doute, les hommes n’ont affirmé avec semblable ardeur leur féminisme. Les mêmes qui, dans les plus forts moments des luttes d’émancipation des femmes, ont disqualifié le différentialisme en acte (notamment en condamnant les réunions non mixtes) au profit d’un universalisme incantatoire, indifférent à la différence pour mieux ignorer la parole des femmes, se découvrent profondément féministes. A condition toutefois que leur lucidité retrouvée serve à vilipender le néo-féminisme !

Mais qui désigne-t-on par ce nom ? De fausses féministes, « portant le masque des vraies féministes pour mieux détruire le féminisme »   ? La ruse des femmes n’aurait donc rien à envier à la taqiya des musulmans, taqiya dont Isabelle Kersimon dit fortement qu’il est un trope raciste   .

Sait-on qu’historiquement le néo-féminisme est un conservatisme anti-égalitaire ? L’autrice rappelle que les néo-féministes se distinguaient des suffragettes et, plus récemment, que le terme renvoyait à des femmes catholiques qui se situaient dans la perspective d’une complémentarité et non d’une égalité des sexes   . Mais, aujourd’hui, il est avant tout, comme le rappelle une féministe universaliste, Martine Storti, une « construction idéologique qui sert de disqualification globalisante ». Il désigne « le féminisme dont on ne veut pas »   , celui qu’Alain Soral stigmatise en l’accusant de « substituer une fantasmatique lutte des sexes à la très réelle lutte des classes, spoliant au passage le travailleur de son unique prestige, le prestige moral de l’opprimé »   . Cette « analyse » de l’antisémite professionnel qu’est Soral a le mérite d’attirer l’attention sur un phénomène en forte progression : la récupération par la droite et l’extrême droite du vocabulaire de la classe pour mieux s’opposer aux analyses en termes de race ou de genre. De la même manière que la laïcité, la classe devient une marque d’identité, un mot servant à exclure, très loin de la perspective de la lutte (malgré ce qu’en dit Soral) dont on sait la centralité chez Marx. Il n’est évidemment pas surprenant que la femme fasse, par son irréductible singularité, l’objet, comme le Juif et le musulman, de la détestation des réactionnaires de toutes obédiences.

Il va de soi que tout combat pour l’émancipation comporte des excès : les opprimés ne sont pas prémunis contre les dérives et les exagérations. Il en est ainsi lorsque la douteuse catégorie de « féminisme blanc » sert à disqualifier toute critique du mouvement décolonial ou de la théorie de l’intersectionnalité. Ainsi que le souligne fortement Martine Storti, il n’y a pas plus de néo-féminisme que de féminisme blanc : dans les deux cas, il s’agit de constructions idéologiques permettant la disqualification   .

Il n’en demeure pas moins que le reproche de se complaire dans des « postures victimaires » est avant tout le moyen de s’aveugler face aux discriminations. Quant à la supposée haine des hommes ou les accusations de puritanisme, s’agissant des néoféministes, toutes ces rengaines ont accompagné, depuis des siècles, les luttes des femmes pour la conquête de leurs droits.

En réalité, nous sommes confrontés à une puissante offensive réactionnaire contre le wokisme imputé aux intellectuels de gauche. A ce sujet, Isabelle Kersimon remarque judicieusement que, selon leurs contempteurs, les wokistes seraient influencés par le « multiculturalisme », alors que le terme a été forgé par les conservateurs américains pour déprécier les militants des Droits civiques   . Ce qui rend cette offensive contre le wokisme inquiétante tient largement, apparent paradoxe, à l’inexistence de l’ennemi désigné. Les anti-wokistes, en effet, adoptent la stratégie de l’épouvantail, soit « la stratégie d’argumentation fallacieuse de l’homme de paille, qui consiste à créer un avatar déformé d’un individu ou d’un groupe d’individus, puis de mettre en scène le combat contre cet avatar »   . Or, ce que l'accusation d'islamo-gauchisme a échoué à réaliser – car, bien qu'ambiguë, elle identifiait vaguement un ennemi – celle de wokisme, qui ne désigne personne et soupçonne chacun, est en mesure de réussir à le faire : installer un climat de guerre civile, lequel, à terme, pourra justifier des mesures de restriction des libertés. Il s’agit d’une grave menace pour la démocratie, menace à laquelle Isabelle Kersimon et son préfacier, Jean-Yves Pranchère, accordent l’importance qu’elle mérite.

Nous emprunterons à ce dernier la qualification proposée pour caractériser ce passionnant ouvrage : « Une remarquable cartographie des lexiques de la haine dont la diffusion contribue à normaliser, non seulement les idées d’extrême droite, mais la violence que ces idées portent en elle »   . Violence qui a hélas largement débordé ses limites d’origine.