Jean-Louis de Montesquiou livre une incroyable enquête sur Idi Amin Dada, dictateur ougandais à la cruauté irrépressible.

Que savons-nous des dictateurs ? Comment comprendre leur folie ? Jean-Louis de Montesquiou se fixe sur Amin Dada et enquête sur sa vie et ses innombrables exactions. Le résultat est passionnant. Cette biographie se lit comme un thriller, avec des rebondissements et des coups de théâtre. Il est vrai que le personnage principal adore se mettre en scène… C’est aussi, et surtout, une remarquable analyse géopolitique des années 1970. Toutes les grandes puissances sont là (Grande-Bretagne, États-Unis, France, Israël, Chine, URSS, Arabie Saoudite…) et peu glorieuses face à ce militaire massif et inculte qui va diriger l’Ouganda d’une poigne de fer durant huit ans, commettant assassinats et génocides ethniques, tuant lui-même, torturant, violant… Toutes les informations sont scrupuleusement vérifiées, l’auteur ayant interrogé des témoins et lu d’innombrables ouvrages de journalistes d’investigation et d’universitaires sur l’Ouganda et son leader controversé, la plupart en anglais.

L’Ouganda est une marqueterie de royaumes, ethnies, langues, qui obtient son indépendance en 1962. Le colonisateur britannique continue néanmoins à contrôler l’économie de ce royaume de Baganda, qui devient une République en 1967, quand le premier ministre Milton Obote (1925-2005) renverse le monarque, Muteesa II (1924-1969), et assure la direction du pays, après avoir massacré 2 000 Baganda. Il place les hommes de son ethnie aux postes stratégiques, nationalise de nombreuses entreprises, impose le parti unique, créant de nombreux mécontentements, tout en encourageant la corruption. En 1971, un militaire, Idi Amin Dada (1925-2003), grand (1,93 m), puissant (120 kg à l’époque, puis 200 kg à la fin de son règne), non scolarisé, charmeur, courageux (il n’hésite pas à combattre physiquement ses ennemis), prend le pouvoir. Mais pour en faire quoi ? Il n’a aucune idéologie, sinon un anticommunisme et un anticolonialisme primaires, qui sur le tard s’enrichira d’un antisémitisme forcené.

Le pouvoir absolu l’enivre, il est heureux de tout décider, quitte à modifier ses ordres, juste après les avoir formulés… Soupe-au-lait, violent, paranoïaque, il ne cesse de vouloir dominer, en particulier les femmes, qu’il consomme sans restriction. Qui peut lister les viols qu’il a commis ? On sait qu’il a au moins soixante enfants de vingt et une femmes plus ou moins officielles, sans compter les autres, certainement, nombreuses, qui n’ont pas pu refuser ses avances… Envers « ses » femmes, il se fait câlin et amoureux, avant de les insulter, les frapper, les suspecter et les répudier ! En revanche, les témoignages s’accordent sur son attention auprès de ses enfants, avec qui il joue, sans toutefois s’en occuper régulièrement.

L’affaire des otages à Entebbe

Israël mise sur lui pour renforcer ses positions en Afrique subsaharienne, l’aide financièrement et militairement, des instructeurs viennent former les officiers. L’attaché militaire Bar-Lev réussit à avoir la confiance du président à vie et le conseille sur la manière de gouverner et de contrer les attentats et autres tentatives de renversement. Il est vrai qu’il y a fort à faire avec un dirigeant aussi versatile, d’autant qu’il se fait musulman, admire le colonel Kadhafi et soutient les Palestiniens.

Le détournement de l’Airbus Paris-Tel-Aviv par des Palestiniens du FPLP et deux membres de la bande à Baader, le 28 juin 1976, sonne la fin définitive des liens entre Israël et Amin Dada. L’avion se pose à Entebbe, le maréchal s’y rend et salut les présents d’un « Shalom ! » retentissant. La majorité des passagers sont juifs, ils sont prisonniers et les terroristes exigent d’Israël la libération de cinquante-trois freedom fighters, Israël refuse de négocier. Les otages non juifs peuvent partir, Paris les rapatrie, les autres demeurent dans l’aéroport, où leurs conditions de vie se détériorent de jour en jour.

Les services secrets israéliens et l’élite de l’armée préparent, dans le plus grand secret, une mission pour récupérer les otages. Deux Boeing sont affrétés, un plan d’action a été mis au point avec la plus grande précision, l’opération est menée tambour battant : sept terroristes sont tués, le lieutenant-colonel Yonathan Netanyahou (frère aîné de l’actuel premier ministre d’Israël) et deux otages sont sacrifiés. C’est néanmoins un incroyable succès. Du côté ougandais, c’est la honte. Les responsables de l’aéroport, les opérateurs radars, les gardes, de nombreux civils sont assassinés par l’armée, qui obéit aveuglément à Amin Dada.

Expulsion des Indiens et isolement diplomatique

Peu après, la Grande-Bretagne rompt ses relations diplomatiques avec l’Ouganda, pourtant pays membre du Commonwealth, et invite les pays membres à en faire autant. En août 1972, l’Ouganda expulse les Indiens en demandant à la Grande-Bretagne de les accueillir. Cet épisode est catastrophique, les Indiens sont là depuis des lustres et sont victimes d’un racisme violent, beaucoup jalousent leur réussite. Ils sont médecins, universitaires, comptables, commerçants, artisans et entrepreneurs (5 655 entreprises) et aussi bien sûr des fonctionnaires qui font tourner l’administration.

Leur expulsion dérègle toute la société, mais permet aux officiers, ministres et président d’accaparer les biens confisqués à cette population riche. Villas, voitures, dépôts bancaires (400 millions de dollars) changent de mains. Toute l’économie est désorganisée, ce qui n’inquiète guère le maréchal qui continue à réclamer des aides de ses amis Arabes. Par ailleurs, les habitants n’apprécient pas les Indiens, qu’ils perçoivent comme des profiteurs et soutiennent leur président. La radio diffuse une chanson dont le refrain est « Bye-bye les Indiens, bye-bye les Indiens, vous avez trait l’économie pendant assez longtemps ! ».

Le chef de guerre, qui déteste Julius Nyerere (1922-1999), président socialiste de la Tanzanie voisine, décide de l’attaquer. Son armée prend possession d’une langue de terre de 1 800 km2 (le saillant, avec les villages de Kyaka et de Byangemba qui sont saccagés), extermine les paysans et vole les troupeaux (15 000 têtes de bétail). La réplique ne se fait pas attendre, la Tanzanie réagit militairement, l’armée ougandaise est incapable de résister, pourtant leur chef se démène, avant de se cacher, sachant qu’il est activement recherché.

La fuite en Libye et l’exil en Arabie Saoudite

Idi Amin Dada quitte avec une partie de sa grande famille le territoire qu’il a tant meurtri pour la Libye. En Ouganda commence une terrible répression contre celles et ceux qui ont collaboré avec le régime aminien tant haï. Un des fils d’Idi Amin colle un peu trop la fille de Kadhafi, qui décide de se débarrasser de cet hôte encombrant, en le conduisant en Arabie Saoudite. À Djeddah, une somptueuse villa lui est prêtée, avec une rente mensuelle de 26 000 dollars et un parc automobile luxueux. Il peut aussi compter sur sa richesse amassée dans les banques suisses. Le dictateur n’est pas à plaindre !

Il semble profiter au mieux de son exil doré et meurt en 2003, à soixante-dix-huit ans, sans avoir été inquiété par un quelconque tribunal international chassant les criminels de guerre. Pourtant, il est responsable, selon les sources américaines et celles des ONG, comme Amnesty International, de la mort de 300 000 à 500 000 personnes, qu’il a fait tuer ou tué lui-même. Certaines ont été jetées dans le lac Victoria, d’autres ont été victimes d’accidents de voiture, mais la plupart ont été torturées, avec une rare inventivité sadique dont les détails figurent dans ce livre. Il n’hésitait pas à poser son petit hélicoptère sur un bateau en écrasant ses occupants, ce qui l’amusait fortement. Un jour, alors qu’il jouait aux échecs dans un bar en plein air, un mendiant estropié l’insulte, il le fait tuer et exige la suppression de tous les estropiés de Kampala.

Son bilan est accablant. Seuls le sport et l’armée ont bénéficié de ses largesses. Les membres de l’équipe nationale de football reçoivent des liasses de dollars, le coureur John Akii-Bua (médaillé olympique à Munich en 1972) obtient une avenue de la capitale à son nom tandis que le boxeur Ayub Kalule reçoit un accueil inimaginable. L’armée de 1 200 soldats à l’Indépendance en compte 40 000 à la fin de la dictature. Ne l’oublions pas, Amin Dada est un militaire, aussi soigne-t-il l’armée avec du matériel, des armes, de l’alcool en abondance et des stupéfiants et surtout une incroyable impunité pour tous les abus commis par les soldats. Un exemple : un car d’infirmières est détourné dans une caserne où elles sont violées à plusieurs reprises avant d’être tuées… « J’ai mangé du léopard, du singe, et aussi de l’homme. La chair humaine est très salée, plus encore que celle du léopard », raconte-t-il à un auditoire étonné, à Rabat en 1972.

Portrait du dictateur

Jean-Louis de Montesquiou signe ici une excellente enquête, très bien écrite et surtout parfaitement documentée. Il tente d’expliquer le profil psychologique d’Idi Amin Dada, « meurtrier cruel, hypersexualisé et sans doute cannibale », et rappelle son origine sociale modeste, son absence de formation, sa détestation des « riches » et aussi des « intellectuels », par un complexe d’infériorité et aussi par une syphilis déjà mentionnée en 1955, « qui pourrait, ajoute-t-il, expliquer l’hypomanie du président ainsi que ses attaques de paranoïa, ses visions et sa schizophrénie, accompagnée sur le tard de paralysie partielle ». L’Afrique a connu plus de deux cents coups d’État en cinquante ans, l’Ouganda n’est, malheureusement, pas une exception. Après sa destitution, la guerre civile déchire le pays, au point où l’on dénombre, entre 1981 et 1986, 300 000 victimes. Si la presse occidentale s’amusait des frasques du dictateur, le dossier constitué par Jean-Louis de Montesquiou démontre à quel point le cynisme de certains gouvernements et d’affairistes s’en accommodait. On ne naît pas dictateur, on le devient.