Un recueil d’articles explore différents exemples d’œuvres soumises à la censure afin de mettre en lumière les techniques de censure et les stratégies de contournement qu’elles inspirent.

Ce deux volumes dirigés par Stéphanie Bory, Paloma Otaola et Nolwenn Salmon rassemblent des contributions sur le thème général de la censure, couvrant une période historique large (du XVIIIe siècle à nos jours) et sans borne géographique ou politique. L’exercice de la censure, en effet, n’est pas l’apanage des seuls régimes totalitaires ou autoritaires et s’applique à toutes les productions, qu’elles soient textuelles ou artistiques (presse, littérature, arts plastiques, musique, etc.).

L’appareil de censure

Les directrices de publication rappellent d’abord qu’en tant que mécanisme de contrôle, la censure repose sur un appareil juridique complexe, qui produit des normes et s’efforce de les disséminer dans le corps social, mais aussi sur la mobilisation massive d'un personnel politique spécifique. Dans le sillage des thèses du philosophe Cornelius Castoriadis, les mécanismes de la censure peuvent ainsi être décrits comme une fabrique de l’imaginaire social qui contribue à « instituer » la société.

Les articles des deux volumes présentent un large pannel d'exemples historiques permettant d'identifier comment la censure façonne les esprits et fabrique des imaginaires conformément à la perspective du pouvoir : ainsi sont étudiés le statut des écrivains dans l'Espagne franquiste, dans l'Amérique d’Edgar Poe, dans la France de Boris Vian, mais aussi le statut de la chanson populaire au Japon ou encore les films et revues qui s'intéressent aux travailleuses du sexe en Chine. La lecture parallèle de ces articles a pour intérêt de mettre au jour, à travers des cas concrets, les procédés récurrents de la censure : c’est en étudiant des œuvres censurées ou autocensurées que des constantes apparaissent.

Certes, la censure se dispense parfois de règles et s’impose dans l’arbitraire le plus absolu. C'est ce que montre un article consacré au Japon moderne, lequel ne dispose pas de système de censure clairement identifié, de sorte que les fonctionnaires qui disposent d’objectifs politique ne passent par aucune voie juridique et officielle pour appliquer leurs sanctions. Pour autant, les institutions disposent de critères leur permettant de déterminer si une œuvre requiert une « attention particulière » ou non, notamment en matière de musique, de sorte que, sans exercer un acte de censure à proprement parler, elles parviennent au même résultat (la non diffusion d'une œuvre).

Contourner la censure

Mais si le titre retenu pour rassembler les différentes réflexions sur ce sujet est « Tactiques de création à l’ombre de la censure », c’est aussi parce que la censure produit des effets, en retour, sur la production théorique et artistique qui tentent de la prendre à revers. Par exemple, les écrivains et artistes qui refusent d’être réduits au silence et invisibilisés développent des stratégies originales pour contourner la censure. À l’inverse, d’autres s’interdisent certaines créations par crainte de représailles, de sanctions ou d’opprobre, et la censure qui pèse sur eux se mue en autocensure.

C’est davantage sur le premier cas de figure que s’attardent les contributions ici présentées : les auteurs explorent des situations où la création et la diffusion du savoir n’a rien cédé à la pression de la censure, comme c’est le cas de la médecine et du savoir des corps dans l’Espagne chrétienne ou encore des œuvres des plasticiens contemporains Damien Hirst et Marc Quinn. Dans l'article qu'elle consacre à ces derniers, Lawrence Gasquet s'intéresse à la réaction qu'ont eu les pouvoirs publics (en l'occurrence, le maire de New-York, Rudolf Giuliani) face à une œuvre de Hirst qu'ils jugeaient choquante : tentative de fermeture du Brooklyn Museum, retrait de la subvention annuelle versée par la ville, injonction au directeur du musée de transférer ses collections dans un bâtiment n'appartenant pas à la ville... Ces formes de censure contemporaines mettent bien en évidence la puissance de contrainte que peut exercer le consensus moral sur la création artistique, mais aussi la résistance qui lui est opposée.

L'exemple de l'écrivain espagnol Miguel Delibes est particulièrement instructif. L'étude que propose Paloma Otaola de ses textes mais aussi et surtout de sa correspondance avec son éditeur permet de mettre au jour les différentes techniques de censure ayant cours dans la presse (allant de consignes précises données aux directeurs de journaux ou d’éditions sur la mise en page ou le langage employé jusqu'à la suppressions de contenus) et leurs différentes sphères d'exercice (la société civile ou l’Église). Cette analyse est complétée dans le second volume par un article sur l’écrivain Jiménez Lozano (ami de Miguel Delibes) durant la période franquiste.

Portant sur la littérature arabe contemporaine, l'article d'Elisabeth Vauthier prolonge ces réflexions en soulignant d’autres contraintes spécifiques à ce contexte de production. Si, depuis le XIXe siècle, la production des écrivains a été constamment soumise à la censure sociale ou institutionnelle, les pratiques se sont profondément tranformées à partir de la fin du XXe siècle au contact de la révolution numérique, du développement d'internet, et de l’ouverture économique des marchés aux nouvelles technologies. Dans ce contexte, la censure a subi des modifications considérables, et on l'observe tout particulièrement en Syrie à l’époque des « printemps arabes ».

Les stratégies littéraires

Mais pour tromper la censure, les écrivains choisissent parfois de la mettre en scène dans leurs narrations et adoptent différentes stratégies pour ce faire. Parmi les plus répandues, on trouve celle du pseudonyme, qui permet à l'auteur de s'exprimer sans être repéré. C'est celle qu'a choisie Boris Vian, qui s'est réfugié derrière les noms de Vernon Sullivan, de l'anagramme Bison ravi, et bien d'autres.

Une autre stratégie consiste à déployer une large ironie à l’encontre des procédures de la censure et de porter ce faisant un contre-discours incisif, qui joue de ses limites. C'est le choix qu'a fait l'écrivain américain Don DeLillo, en dissimulant sa critique de la morale publique américaine derrière un discours apparamment élogieux. Le roman en question prend pour objet la photo d'une personne ayant sauté du haut de l’une des tours du World Trade Center, à New York, le 11 septembre 2001, et qui fut l’objet d’une censure générale (d’État mais aussi de la société civile) car elle ne correspondait pas à l'image que les Américains souhaitaient se donner à eux-mêmes. Cette photo exploitait, à leurs yeux, une souffrance privée et constituait une insulte aux morts et à leur famille.

Ce lien entre censure et consensus moral, qui convient au discours officiel d'une société et à la vision mythifiée qu'elle a d'elle-même est encore examiné par Alix Cazalet-Boudigues à propos de a représentation de l’adultère dans la poésie arthurienne de l’époque victorienne : elle y confronte la censure à la représentation des mœurs dans les poèmes de William Morris et Alfred Tennyson.

Un dernier texte soulève des réflexions intéressantes, qui interroge la manière dont les commentateurs eux-mêmes ont perçu la censure et l'autocensure dans les œuvres qu'ils étudient. Certains ont vu, par exemple, dans les textes du poète grec Constantin Cavafy, dans ceux de Jean Cocteau ou d'André Gide des traces d'autocensure du fait de leur silence relatif concernant leur homosexualité. Aux yeux de l'auteur de cet article, c'est là un biais qui consiste à voir de la censure où il n'y en a pas, et à interpréter en termes de censure ce qui relève en réalité d'une conception autonome de la littérature et de son rôle.

Plutôt qu'à une théorie générale de la censure, ces deux volumes aboutissent finalement à une analyse fine et spécifique de chaque contexte et de chaque œuvre étudiée, contribuant à donner un panorama contrasté de cette pratique et de ses effets sur la production littéraire ou artistique. L'enseignement que le lecteur en retire, toutefois, a valeur générale : si la censure aboutit toujours à des normes contraignantes et à des formes d’exclusion et d'interdiction, elle produit toujours, en même temps, des stratégies de contournement fécondes qui témoignent de l'inventitivé des écrivains et des artistes à toutes les époques.