Dans ce récit du destin d’Alfred Nakache, le romancier et biographe Pierre Assouline rend hommage au « nageur d’Auschwitz » et à son exceptionnelle résilience.
Pierre Assouline connaît bien les années noires de l’Occupation et ce passé qui ne passe pas, comme il l’a admirablement prouvé dans ses romans Lutetia (2005) et Sigmaringen (2014). C’est sur cette période tragique qu’il revient dans Le Nageur, où il retrace la vie d’Alfred Nakache (1915-1983), né à Constantine en Algérie dans la communauté juive.
L’ascension fulgurante d’un nageur solaire
Même s’il nage « foutraque » à ses débuts, après un premier bain forcé pour récupérer ses chaussures dans une rivière alors qu’il avait peur de l’eau, Alfred Nakache est vite repéré par les entraîneurs de sa ville natale et envoyé en Métropole, au lycée Janson-de-Sailly et au Racing Club de France.
Dès 17 ans, il participe à son premier championnat de France. On le surnomme Artem (poisson en hébreu) et le légendaire Jean Taris est son protecteur. Doué d’un véritable charisme et d’un réel don pour la vie et pour les relations avec les autres, il est tout le contraire de son rival, Jacques Cartonnet, qu’il rencontre à son deuxième championnat en 1934 et contre qui il remporte le 100 mètres nage libre. Il est choisi pour représenter la France aux Jeux olympiques de Berlin en 1936. L’auteur s’est beaucoup documenté pour raconter l’ascension de ce nageur exceptionnel, 15 fois champion de France et double recordman du monde, comme en témoigne la longue « reconnaissance de dettes » qui figure à la fin du livre.
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Jacques Cartonnet, son éternel rival dans les piscines, grand blond jouisseur qui adhéra au parti fasciste de Jacques Doriot, collabora à « Je suis partout », le journal antisémite, et s’engagea dans la milice, eut sa revanche en le dénonçant à Toulouse, où Alfred Nakache entraînait de jeunes résistants juifs avant leur départ pour le maquis. Arrêté par la Gestapo en novembre 1943, il fut déporté à Auschwitz en janvier 1944, avec sa femme Paule et sa fille de deux ans, Annie, qui furent gazées dès leur arrivée au camp, ce qu’il n’apprit que bien plus tard.
Même dans cette usine de mort, il nageait, dans le réservoir de rétention d’eau, victime de la cruauté des SS qui lui jetaient des objets en lui ordonnant pour l’humilier : « Va chercher, Artem ! Allez, le grand nageur, ramène ! » Transféré en janvier 1945 à Buchenwald, il survécut aux « grandes marches », mais perdit son poids et sa masse musculaire de champion, et surtout son élan vital.
« Si je le revois je le tue »
C’est par cette phrase que s’ouvre ce récit, à Rome en 1960, quand le nageur rescapé retrouve la trace de son ennemi, devenu « direttore della piscina », au Foro Italico, un vaste complexe sportif au nord de la ville. L’auteur suit ensuite un ordre chronologique très clair, en rythmant son récit par des chapitres dont les titres sont les noms des lieux où se déroule la vie d’Alfred Nakache. Grâce à l’humanité et au charisme de l’entraîneur Alban Minville, il se remet à nager après la guerre.
« Nager pour ne pas couler. Considérer que c’est là une question de vie ou de mort. Il n’y a pas d’autre solution. Ce qui ne va pas de soi pour celui qui aura passé deux ans sans s’entraîner, hormis une parenthèse irréelle et brève qui n’eut rien d’enchanté. Depuis sa jeunesse, Artem a vécu plus souvent dans l’eau que sur terre. Le destin l’a séparé de son élément naturel depuis des mois qu’il foule cette terre haïssable. L’eau lui fait signe à nouveau. »
Il participe même aux Jeux olympique de Londres en 1948. « Il ne monte pas sur le podium mais il n’a rien d’un dieu déchu. Sa présence suffit. Il ne s’est pas battu contre le chronomètre mais contre la barbarie qui n’a pas réussi à l’abattre. »
Ce très beau récit centré autour d’une véritable figure de héros dans la vie tient en une phrase : « il est né, il a nagé, il est mort. » Il s’agit d’une leçon de vie et de courage, très utile dans notre période troublée et qui semble parfois sans mémoire. Pierre Assouline met son livre sous la protection du poète Paul Celan et rappelle la nécessité pour chacun de « stehen » : « tenir, se tenir, résister ».