Les récits, témoignages et analyses de luttes féministes et écologistes dans différents pays d'Amérique latine font apparaître la richesse des théories et des pratiques politiques qui s'y inventent.

La chercheuse Elina Fronty a sillonné le continent latino-américain à la rencontre de femmes engagées dans des luttes politiques à l’occasion d’un séminaire intitulé « genre et action politique ». Ses voyages en Argentine, en Uruguay, au Brésil, au Guatemala, au Costa Rica ou encore au Mexique l’ont convaincue de la pertinence d’étudier ces mouvements et ces expériences dans toute leur diversité afin de nourrir notre réflexion politique, encore trop tributaire de représentations européo-centrées.

L’auteure a en effet été frappée du mépris colonial avec lequel sont encore souvent considérées les femmes sud-américaines (enveloppées d’exotisme, cantonnées à la religion et à la tradition, supposées largement analphabètes et ignorantes de leurs droits). En rassemblant dans cet ouvrage certaines de leurs paroles et de leurs textes, Elina Fronty entend briser cette image et faire bouger nos cadres de référence en matière d’action politique.

La lutte féministe, en particulier, gagnerait grandement à cet éclairage — quoique les femmes dont le livre fait entendre la voix ne conçoivent pas elles-mêmes leurs luttes comme féministes ou attribuent à cette notion une signification tout à fait différente de celle qui a cours en Occident. Elina Fronty refuse d’ailleurs de parler « du » féminisme au singulier, tant l’expérience du terrain démontre une pluralité de systèmes de penser, de sentir et d’agir.

Les paroles et écrits que l’ouvrage présente, réunit et traduit sont tantôt des textes académiques, des déclarations collectives, des articles indépendants, des poèmes (par exemple ceux de Rebeca Lane, de Laura Yasàn, Latesis ou Milagros Teran) ou des paroles de chansons. Tous ont en commun de mettre au jour des systèmes de domination et d’oppression (racial, patriarcal, voire environnemental). Ils abordent les luttes qui les combattent sur un ton optimiste ou pessimiste, selon les situations, mais tous constituent des témoignages édifiants.

Un parti pris épistémologique et politique

L'ensemble de ces textes, qui pour la plupart abordent des cas historiques particuliers ou traitent d'aspects bien précis de la lutte politique sur le territoire sud-américain, sont en dialogue constant avec les travaux de portée internationale tels que ceux de Simone de Beauvoir, Michel de Certeau, Michel Foucault, Pierre Bourdieu, Donna Haraway, Judith Butler ou encore Émilie Hache.

Pour autant, le choix éditorial de cet ouvrage consiste à mettre en avant des paroles et des pensées émanant des luttes locales elles-mêmes. Il s'agit là d'un parti pris épistémologique : contre l'idée que seule la science académique est en mesure de décrire correctement les pratiques de terrain, ce recueil atteste que les acteurs sociaux eux-mêmes, et en l'occurrence les femmes qui prennent part à ces luttes, produisent des formes de savoir légitimes, quoiqu'elles ébranlent la position d’expert des universitaires. Delmy Tania Cruz Hernandez le fait remarquer lorsqu'elle restitue la critique que le mouvement zapatiste a adressé au monde académique en tant qu’institution blanche, hégémonique, patriarcale et coloniale.

Or, cette posture n'est pas uniquement théorique : les analyses de Linda McDowell, qui portent sur la relation entre l’espace et les corps, montrent que ces productions scientifiques contribuent à ériger des catégories normatives (de genre, de classe, d’âge ou de « race »), lesquelles s'imposent aux corps de manière parfois violente.

Aussi, redéfinir et se réapproprier les catégories scientifiques et linguistiques devient une partie intégrante de la lutte politique. Certains textes mobilisent en ce sens l’expression Abya Yala, qui provient de la langue Kuna, parlée par un peuple du Panama, et qui signifie « notre mère Terre ». Il est utilisé en lieu et place du terme « Amérique » (importé par les colons) et a vocation à suggérer d'autres rapports entre les humains et le territoire qu'ils habitent que ceux qui sont imposés par la raison capitaliste, patriarcale et raciale.

Femmes et nature

La question de la nature parcourt l'ensemble des textes, dans la mesure où les femmes y ont été constamment associées dans le mode de pensée occidental. La sociologue vénézuélienne Helena Katherina Nogales montre comment ce dernier instaure une séparation nette entre les humains et la nature, mais aussi entre les humains eux-mêmes (entre les hommes et les femmes), au même titre qu'il sépare le Ciel et la Terre.

Ainsi, la femme étant posée comme l'autre ou l'extériorité de l'homme, elle se trouve infériorisée par rapport à lui, qui incarne pour sa part la référence absolue ; de même, la nature est infériorisée par rapport à la culture. La femme comme la nature se trouvent ainsi réduites d'un même geste à l’état de simple ressources mises à disposition de l'homme. Ces séparations sont mises en évidence dans un article percutant de Maria Fernanda Soliz Torres portant sur la surcharge sociale dont les femmes font l'objet dans le contexte d'un mégaprojet minier en Équateur.

Le point de convergence de toutes ces réflexions peut être trouvé dans ce qu'on appelle désormais l'« écoféminisme ». Celui-ci consiste à articuler la critique féministe (celle de l’organisation sexiste de la société) avec la critique écologique (celle de la destruction de l’environnement). Mais ce lien est établi sur de toutes autres bases que le discours essentialiste évoqué précédemment : la lutte écoféministe s'organise autour de l’identification sociale, historiquement construite, entre femme et nature, qui rend la protection de l'environnement solidaire de l'émancipation des femmes.

En d'autres termes, la pluralité des expériences de femmes en lutte présentée dans ce volume donne à voir l'intersection de deux formes de domination dont les ressorts comme les destins sont liés. Cette idée s'illustre parfaitement dans la formulation de deux slogans inventés par des femmes amazoniennes : « mon corps est mon territoire » et « ni les femmes ni la terre ne sont des territoires de conquête ».

Des luttes et des solutions

L'imaginaire des luttes de ces femmes s'ancre bien sûr dans des épisodes dramatiques de l'histoire. Ainsi, le collectif Ni una Menos (« Pas une en moins ») mobilise la figure symbolique de la sorcière et du bûcher auquel elle a été confdamnée. Mais à l'horizon de presque chacun des textes traduits ici, on trouve des propositions d’instauration : un conseil des femmes en Argentine (proposition du mouvement qui a fondé la « Marche des femmes »), des mesures contre les féminicides ou des pratiques de transformation des structures sociales genrées.

À cet égard, les textes consacrés au mouvement zapatiste (ou néozapatiste) sont particulièrement stimulants. La lutte menée au Chiapas témoigne d'une volonté forte de mettre en place de nouveaux espaces de démocratisation permettant de rompre avec les pratiques habituelles consacrant l’incapacité des femmes à agir.

Entre le récit de l'organisation de grèves de femmes en Argentine et le témoignage d’une commandante zapatiste (Caracol IV de la zone Tzots Choj), ces textes ne se contentent pas de rendre compte des violences subies par les femmes : ils s’intéressent aussi aux solutions. Mais le propos demeure marqué par la modestie : les femmes zapatistes mettent systématiquement en rapport l'objet de leurs luttes particulières avec l'ampleur des dominations que les femmes du monde entier peuvent dénoncer.