Madame de Sévigné, dans ses lettres à sa fille, invente une langue à part entière, seule capable de combler la distance qui les sépare.
Nicolas Garroté étudie dans cet ouvrage la langue de Madame de Sévigné. L’épistolière a en effet inventé, au fil de sa correspondance avec sa fille Madame de Grignan, une langue « selon son cœur ». Cette langue ou cet idiome (l’auteur utilise les deux termes) est née des circonstances : après son mariage en 1671, Mme de Grignan part s’installer en Provence et Mme de Sévigné n’a pas de mots assez forts pour exprimer la tristesse qu’elle ressent. Elle entame alors avec elle un commerce épistolaire qui sera quasiment ininterrompu jusqu’en 1695 et dans lequel elle expérimentera les différentes manières d’exprimer l’amour et de conjurer l’absence.
Une langue intime
L’introduction pose les jalons de l’étude. Partant des réflexions sur le langage élaborées par Marcel Proust et par Natalia Ginzburg, Nicolas Garroté formule un constat : il existe un usage particulier de la langue, observable dans les relations familiales ou amoureuses. Cet usage est fait de formules, de bons mots, de phrases dont on se souvient. Il constitue une langue « mineure » (Deleuze et Guattari) ou « seconde » . C’est en quelque sorte un langage codé, qui renforce les liens de ceux qui le parlent. Dans le domaine sentimental, cette langue peut être qualifiée de « sabir amoureux », selon l’expression de Jean Tardieu que Nicolas Garroté convoque à plusieurs reprises. Or, ce sont bien des lettres d’amour que Mme de Sévigné adresse à sa fille. Dès lors, le lecteur de la correspondance assiste à la naissance d’une « seconde langue », intime, faite de réécritures et d’emprunts.
La fabrique de l’idiome sévignéen
Ces jalons étant posés, l’auteur s’attache à cartographier la langue singulière des lettres. Elle s’appuie d’abord sur l’ironie, qui permet à l’épistolière de modérer le sentiment amoureux. Elle est également fondée sur la comptabilité, car Mme de Sévigné écrit tous les jours à Mme de Grignan et tient le compte des lettres qu’elle lui envoie ou qu’elle reçoit d’elle. Enfin, l’idiome des lettres se construit par opposition au style formulaire (« à cinq sols »), c’est-à-dire à ces phrases toutes faites dont la marquise ne cesse de se moquer. L’auteur esquisse ainsi les contours stylistiques de l’échange épistolaire tel que le pratique Mme de Sévigné.
Il analyse également la constitution de cet idiome, la façon dont l’épistolière élabore une langue « selon son cœur ». Comment fabrique-t-on une « seconde langue » à partir des circonstances que la vie nous impose ? Pour l’expliquer, Nicolas Garroté recourt à la définition du « bricolage » selon Claude Lévi-Strauss (il utilise également le terme de « marqueterie »). À la différence de l’ingénieur, le bricoleur fabrique des objets au gré des circonstances, selon les matériaux et les outils qu’il a à sa disposition. De même, Mme de Sévigné « fabrique » une langue. En 1671, l’épistolière et sa fille ont certes en commun un « magasin de mots », mais c’est l’absence de Mme de Grignan qui va initier la recherche d’un style propre à l’autrice. Ce style évolue selon les événements, les émotions qu’elle ressent, les lieux où elle se trouve ; Mme de Sévigné l’élabore peu à peu, recourant çà et là à des expressions qu’elle trouve opportunes : « Chacun de ses tours est trouvé, conservé, comme des fragments de ‘‘vieux bois’’ dans un atelier, et remployé pour former une marqueterie sui generis. »
Un style nourri par la littérature et les « échos du monde »
L’auteur examine alors les sources de cet idiome. Mme de Sévigné puise d’abord dans ses lectures, qui sont nombreuses et variées. L’épistolière lit sans cesse et partout, en public comme en privé, à Paris comme en Bretagne. Elle lit non seulement les ouvrages de son siècle, mais également la littérature critique qui paraît sur ces ouvrages (la Critique de l’École des femmes, par exemple). À côté des œuvres à la mode, elle a ses livres de prédilection, ses auteurs favoris : Molière, Cervantès, Le Tasse, La Fontaine. Nicolas Garroté montre comment l’autrice « absorbe » ces modèles pour se constituer une langue propre.
Mme de Sévigné lit plusieurs fois les ouvrages qu’elle affectionne. En mai 1671, par exemple, elle commence les Essais de morale de Pierre Nicole alors qu’elle se rend en Bretagne. Mais cette première lecture ne lui suffit pas : elle les relit donc, selon une méthode qu’elle décrit à propos des lectures de son fils. Lorsque Charles lit plusieurs fois un ouvrage, écrit-elle, « il y entre davantage, il le sait par cœur ; cela s’incorpore » . Or, c’est ce travail d’incorporation qui est à l’œuvre dans ses lettres. Les références de l’épistolière deviennent des « textes-sources » qu’elle cite, s’approprie et réécrit constamment.
Toutefois, ces emprunts ne relèvent pas simplement du jeu mondain : ils constituent les fondements d’une langue intime. Ainsi, Mme de Sévigné cite peu ses sources dans les lettres qu’elle adresse à sa fille, alors qu’elle le fait pour d’autres correspondants. De même, Nicolas Garroté montre que l’épistolière recourt peu aux sauts de ligne, aux alinéas, aux indications visuelles permettant d’identifier qu’une phrase est une citation. Dans les textes manuscrits, la phrase empruntée se fond naturellement dans la sienne. Enfin, l’auteur s’attache à montrer que les modèles de Mme de Sévigné ne sont pas seulement cités : ils sont, dans le cas de Molière et de La Fontaine, fréquemment réécrits, donnant lieu à des récits vivants, naturels, empreints de gaieté.
Outre les lectures, ce sont également les « échos du monde » qui façonnent l’idiome de Mme de Sévigné. Par cette expression, Nicolas Garroté désigne les sources orales que l’épistolière avait à sa disposition, ainsi que les langues étrangères. L’italien apparaît ainsi comme la langue privilégiée de l’expression des sentiments. Mais l’autrice use aussi volontiers du latin, de l’espagnol ou du breton. Dans les lettres figurent également de nombreuses expressions populaires et des propos tenus par les proches des deux femmes (Tonquedec ou La Rochefoucauld, respectivement « auteurs » des formules « tout seul tête à tête » et « manger des pois chauds », pour dire « ne pas savoir quoi répondre »). L’auteur montre ainsi que les sources des lettres sont variées : la littérature y côtoie le langage familier, ce qui donne lieu à un style mêlé qui a parfois embarrassé ses éditeurs (ces derniers peinant parfois à retrouver l’origine d’une formule).
Une « langue seconde » pour conjurer l’absence
Tous ces éléments constituent une langue en ce qu’ils visent à maintenir le lien qui unit Mme de Sévigné à sa fille. Cet idiome, certes fait d’emprunts, est avant tout une langue intime, qui s’élabore dans l’absence et par laquelle l’autrice cherche à se rendre présente à sa destinataire. Ainsi, lorsque Mme de Sévigné pastiche le style des gazettes, elle le fait pour rassurer sa fille sur son état de santé ; lorsqu’elle imite le sermon, c’est pour exprimer l’amour débordant qu’elle a pour elle. De même, l’épistolière ne recourt pas seulement à Molière pour égayer sa destinataire : elle le fait également lorsqu’elle veut tempérer une critique qui risquerait d’interrompre l’échange. Il s’agit donc de maintenir tendu le fil, toujours fragile, de la relation. Pour ce faire, Mme de Sévigné s’attache à être naturelle et à suivre le modèle de la conversation. Elle assume ainsi de se perdre, de digresser, de s’interrompre au cours de l’échange. Elle se démarque en cela des autres épistoliers de son temps, par exemple de son cousin Bussy, qui demandait à ses correspondants de lui répondre « point par point », selon un ordre établi.
Pour cerner au plus près l’originalité de cette démarche, Nicolas Garroté recourt à une typologie éclairante. Il distingue en effet les lettres « brillantes » et les lettres « liantes ». Les lettres « brillantes » sont écrites pour plaire : ce sont les lettres mondaines, souvent lues en public, dans lesquelles Mme de Sévigné se plaît à déployer son plus beau style. L’annonce du mariage de la Grande Mademoiselle en est un exemple célèbre. Les lettres « liantes », quant à elles, sont des lettres privées, dans lesquelles l’auteur donne des nouvelles à son destinataire. Ce sont souvent des lettres écrites de Paris et destinées à la province. Or, les lettres « liantes » n’ont pas nécessairement un intérêt littéraire. Nicolas Garroté le montre en comparant les écrits de Mme de Sévigné à ceux de Mme d’Huxelles, sa contemporaine, qui, tout en écrivant sur des sujets proches, use d’un style conventionnel.
C’est donc à une réinvention de la lettre comme genre que se livre l’épistolière. Lorsque sa fille la quitte pour la Provence, Mme de Sévigné n’a pas encore élaboré son idiome. Elle lui écrit des lettres dans lesquelles l’expression des sentiments côtoie les nouvelles du monde. Elle craint sans cesse de l’importuner, si bien qu’elle hésite entre plusieurs postures. Or, ses lettres « liantes » vont se faire peu à peu lettres « brillantes ». Mme de Sévigné recourt alors au style qu’elle utilise dans ses lettres mondaines pour relater à Mme de Grignan des événements a priori sans importance, relevant de la sphère privée. L’une des réussites de l’autrice est donc de parvenir à combiner, au fil de ses échanges, deux types de lettres fort différents pour inventer une « tierce forme » et une langue à part entière. C’est pourquoi, dans sa conclusion, Nicolas Garroté réhabilite son importance dans l’histoire de la littérature.
En somme, cet ouvrage d’une grande précision, écrit dans un style aussi limpide qu’élégant, donne à voir la formation d’une esthétique et d’une langue. Nicolas Garroté ne se contente pas de montrer que les lettres sont faites d’emprunts : il donne du sens à ce travail de réécriture, en montrant qu’il constitue la recherche d’une langue nouvelle, seule capable de maintenir le lien si particulier qui unit les deux femmes. On appréciera particulièrement les références – systématiques et contextualisées – au texte de Mme de Sévigné.