Deux biographies de Georges Perec, publiées pour les 40 ans de sa mort, se complètent en enquêtant en détail sur une œuvre codée, miroir d’une vie en phase avec l’histoire violente du XXe siècle.
La biographie de référence de Georges Perec a été écrite en anglais en 1993. Il s’agit du gros livre de David Bellos, alors professeur de littérature française à Manchester et traducteur de Perec, que les éditions du Seuil republient aujourd’hui. Son ouvrage se tient toujours au plus près de la vie de l’écrivain et mène le lecteur à travers un recueil de témoignages particulièrement divers. Claude Burgelin, dont la biographie de Perec est publiée chez Gallimard, qualifie lui-même le travail de Bellos de « ressource irremplaçable ». Son ouvrage aborde l’œuvre plutôt que la vie stricto sensu. Burgelin a été l’un des proches de l’écrivain mais c’est bien en qualité de spécialiste qu’il s’exprime, après avoir dirigé le cahier de l’Herne consacré à Perec et publié l’album dans la Pléiade.
Pupille de la nation
Georges Perec est né le 7 mars 1936, rue de l’Atlas à Paris. Ses parents ont eu une fille, morte à quelques semaines, Irène. « Français par déclaration, fils d’étranger », il est exposé au yiddish, à l’hébreu et au polonais, mais est entouré de parents désireux d’assimilation, qui parlent le français. La famille, modeste, habite rue Vilin, aujourd’hui absorbée dans le bas du parc de Belleville. Disparue sous la forme que Perec a connue, cette rue fait l’objet d’une attention spéciale dans Lieux : « En principe, j’ai vécu rue Vilin de ma naissance – mars 1936 – à ma huitième ou neuvième année, 42 ou 43, époque à laquelle je suis parti à Villard. En fait, il semble que ce soit plus compliqué. »
Cette complexité se résume facilement dans l’expression « pupille de la nation ». Isie (Izie ou Icek) Perec, le père de Georges, est engagé volontaire dans la légion en tant qu’étranger sous les drapeaux. Il meurt une semaine avant l’armistice de juin 1940, grièvement blessé dans une équipée vouée à l’échec et prise dans la débâcle à l’hôpital de Nogent-sur-Seine. Cyrla, sa mère, dont on sait peu de choses, meurt probablement à Auschwitz en 1943. Pour Burgelin, Perec s’en veut de n’avoir pas préparé la disparition de sa famille, comme l’« X », cet inconnu mathématique, dont on n’aurait pas résolu l’équation. Cette hypothèse de l’inconnu ou du disparu est confirmée par Jean-Bertrand Pontalis, philosophe, psychanalyste et directeur de la collection « L’un et l’autre » chez Gallimard, qui précise que « les parents ont entraîné dans la mort l’enfant vivant, [et qu’]il ne lui reste qu’à survivre ».
En 1975, lors de la signature des exemplaires presse de W ou le Souvenir d’enfance, Perec écrit au psychanalyste que celui-ci l’a aidé à retrouver « ces traces », celles de sa mère notamment. Mais, au fond, c’est comme si Perec avait perdu un frère jumeau, un double qu’il recherche et qui existe de plein droit dans son œuvre. Le disparu, c’est donc d’abord lui-même. Cela peut être encore, l’hypothèse est formulée par Bellos, le « M » « maudit », retourné en « W », du film de Fritz Lang, dont la dernière phrase prononcée par la mère d’Elsie Beckmann est : « À l’avenir, nous devrions mieux surveiller nos enfants. » Perec relit, retourne sans doute, et modifie ses souvenirs en donnant à la vérité sa juste place en littérature : secondaire, immédiatement après la sélection subjective de l’auteur.
Bien avant l’analyse avec Pontalis, le jeune Perec a été suivi par Françoise Dolto sur deux périodes, entre 1948 et 1953. Le résultat est très positif : « J’ai fini par retrouver ma confiance en moi », déclare-t-il. Un peu plus tard, à 21 ans, il annonce : « Je crois que je peux écrire, je sais en tout cas que c’est pour moi le seul moyen de me réconcilier avec moi et avec le monde, d’être heureux ou plus simplement encore, de vivre. »
Le lieu comme ressource littéraire
Perec, dont Burgelin nous rappelle que le projet était de ne jamais se répéter d’un livre à l’autre, est entré dans la fiction par une bande dessinée, conçue avec un camarade d’Henri IV. Il a du goût pour cette forme d’expression : le travail avec un dessinateur fait partie des choses à faire avant de mourir qu’il livre à l’oulipien Jacques Bens . Cette liste, qu’on pourrait qualifier d’autoportrait littéraire prémonitoire, est produite par Bellos. C’est l’une des richesses documentaires du volume.
Pendant ses études, quoique curieux et prometteur, le jeune préparationnaire souffre d’un manque de motivation pour les concours, que passeront beaucoup de ses amis, l’installation dans la vie et l’inscription dans un métier en général. Ce qu’il souhaite, c’est écrire. Il se fixe pour programme de « ne pas connaître l’espèce de crampe dont souffrent ceux qui n’écrivent pas. Écrire tous les jours, génie ou pas. Il faut graver cette phrase en lettres d’or ».
Loin d’être uniquement ce gentil voisin de palier avec ses chats, c’est aussi un chef de file qui emporte bientôt ses camarades dans des revues, comme La Ligne générale dont a fait partie Claude Burgelin. Il rassemble autour de lui, stimulant toujours et assez torturé lui-même, avec un fort besoin de tout coder. Burgelin insiste sur le caractère complexe d’un auteur dont le nom pourrait facilement devenir galvaudé. Il cite notamment le graffiti de la rue Denoyez comme une mise en « icône du street art » dont il faut l’en débarrasser .
Perec s’est cherché comme écrivain et comme individu, c’est le moins que l’on puisse dire, en demeurant un jeune auteur ou un primo-écrivant dans le plus grand nombre possible de genres. Il en tire la conclusion qu’on ne doit écrire que sur ce que l’on connaît de première main. Une certaine forme d’imagination est tenue à distance : Perec prétend ne pas en avoir. Connaissant, par ailleurs, une véritable trajectoire intellectuelle des années 1950, il entre auprès de Maurice Nadeau, son premier éditeur, par Les Lettres nouvelles où il écrit des chroniques après avoir suivi son ancien professeur de terminale, Jean Duvignaud, à la nouvelle NRF. Burgelin cite des extraits de ces chroniques qui témoignent d’une évidente sûreté de jugement. Il est vite mis en contact avec le grand éditeur Luc Estang, au Seuil, et le non moins grand Georges Lambrichs, chez Gallimard. Mais ses premières œuvres sont refusées.
Les lieux de résidence de Perec, écrivain inscrit dans le réel qui s’est trouvé par hasard, du fait de la guerre et de son identité juive, adopté par des parents d’un autre milieu social que le sien, sont significatifs. Adolescent, il fugue du XVIe arrondissement avunculaire . Perec a été Un homme qui dort dans sa chambre de bonne de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. « Un homme qui dort » est d’ailleurs un morceau de phrase que Perec trouve dans les premières pages de Du côté de chez Swann. Il se voit alors comme un artisan qui assemble des pièces déjà polies par d’autres : les innombrables citations incluses qui font la patine de ses deux premiers romans.
Au début des années 1960, il s’achète un petit appartement rue de Quatrefages, près de la mosquée de Paris, avec la pension octroyée par l’Allemagne aux victimes du nazisme. Cet appartement ressemble à celui de Jérôme et Sylvie, personnages des Choses , tout comme le couple qu’il forme avec Paulette Petras inspire celui du livre. Beaucoup pensent que sa résidence du 85, avenue de Ségur l’a inspiré dans la découpe de l’immeuble de l’avenue Simon-Crubellier qui fait l’objet de La Vie mode d’emploi. À chaque adresse une œuvre !
De l’écrivain père à l’écrivain frère
Georges Perec est un auteur des années 1960 qui se démarque de l’écriture engagée, cette vieille lune, mais aussi du Nouveau Roman qu’il ne trouve pas sérieux. Il est sensiblement plus jeune et moins épris de théorie que les auteurs rassemblés aux éditions de Minuit. En termes de création littéraire, il aborde le récit comme un lien avec le réel et précisément le roman comme une invention narrative. Dans ce contexte, « la crise du langage n’est [pour lui] qu’un refus du réel » et les nouveaux romanciers sont des gens qui refusent de prendre leurs responsabilités face au lecteur : « Je maintiens que Robbe-Grillet est un technicien qui confond création et travail de laboratoire. » Au lieu d’attaquer le roman en fanfare, comme un Nouveau Romancier, Perec le « défait de l’intérieur », affirme Burgelin. Il s’attaque aussi, dans le même mouvement, à la figure de l’auteur : « À l’image de l’écrivain “père”, statue du commandeur ou prescripteur, observe Claude Burgelin, il a substitué une figure de “frère”, assis à la même tablée que son lecteur devenu comme son partenaire. »
Perec, qui se déclare écrivain bien avant d’avoir publié quoi que ce soit, distribue à quelques amis un premier état des Choses qui ne convainc personne. Après l’épisode tunisien – Georges suit Paulette qui enseigne à Sfax –, une nouvelle version du roman, qui s’appelle encore La Grande Aventure, est proposée. Il s’agit déjà de la troisième version. Perec lit ce manuscrit devant des proches, dont Burgelin. Tout le monde est assez perplexe. Chez Gallimard, Lambrichs ne comprend pas le roman. Nadeau demande une révision. C’est cette révision, la cinquième, qui donne au texte son caractère universel, dépouillé de toute intrigue, incarnation d’une époque et d’un style de vie jusqu’alors absents de la littérature. Roland Barthes y voit immédiatement « un roman, ou une histoire, sur la pauvreté inextricablement mêlée à l’image de la richesse ». Le livre obtient le Renaudot en 1965. Son auteur déclare que « ceux qui se sont imaginé que je condamnais la société de consommation n’ont vraiment rien compris à mon livre ». Perec n’est donc ni un monsieur à chat, ni un militant, il est un auteur qui a compris son époque sans chercher à en juger les turpitudes.
Georges Perec et Paulette Petras rentrent de leur séjour tunisien en 1961. L’écrivain devient documentaliste au CNRS (laboratoire de neurophysiologie du cerveau) par l’entremise de son locataire rue de Quatrefages : Régis Debray. Le rôle du « roi de la fiche », comme ses amis l’appellent, est en particulier d’inventer un système de classement des articles scientifiques utiles aux chercheurs. Il est ce type étrange, amusant, ce collègue noyé dans ses classements qui dactylographie en blouse blanche et écrit parfois de faux articles scientifiques. C’est au Moulin d’Andé, en partageant sa semaine avec le CNRS, qu’il écrit La Disparition mais aussi son Traité du jeu de Go et L’Art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation. À sa publication, La Disparition est mal reçue, elle n’intéresse pas et parfois décontenance totalement. Le principe de ce roman est d’être écrit sans la lettre la plus utilisée dans la langue française, le « e ». David Bellos le rappelle opportunément, c’est aussi un récit sans « eux » : la famille nucléaire de Perec. L’entreprise nécessite des tournures qui laissent au lecteur une impression étrange. Qu’on en juge plutôt : « Il prit un roman, il l’ouvrit, il lut ; mais il n’y saisissait qu’un imbroglio confus. » Le public ne comprend pas une autre disparition : celle de l’auteur-sociologue des Choses.
La Vie mode d’emploi
Perec entre à l’Oulipo en 1967, par l’intermédiaire de Jacques Roubaud qu’il a rencontré au Moulin d’Andé et auprès de qui il a appris le jeu de Go. Il y explique ses projets de livres et y bénéficie d’un soutien moral constant, en particulier celui de Raymond Queneau. C’est évidemment un moment décisif de sa carrière. Burgelin insiste sur ce point en citant Perec lui-même : « “Mon existence d’écrivain dépend à quatre-vingt-dix-sept pour cent du fait que j’ai connu l’Oulipo à une époque tout à fait charnière de ma formation, de mon travail d’écriture.” Le mélange d’exigence et d’art de la dérive qu’offrait l’Ouvroir était exactement ce à quoi il aspirait. »
En 1972, la consignation des rêves terminée , Perec s’attaque à La Vie mode d’emploi, cet « ouvrage de marqueterie extraordinairement précis », comme le précise Burgelin. On en lira dans les deux ouvrages une explication circonstanciée : c’est le chef-d’œuvre sans conteste de Perec. Burgelin évoque l’influence d’un puzzle en renvoyant à la notice des œuvres complètes dans la Pléiade. Apposition d’une grille de dix cases par dix cases sur une façade d’immeuble retirée, la narration y progresse comme le cavalier aux échecs. Pontalis parle d’une « inépuisable banque de données en désordre, d’un ordinateur facétieux sans mode d’emploi, d’un Pécuchet sans son Bouvard », en évoquant Perec : c’est de cet écrivain que le livre ressort.
Paul Otchakovsky-Laurens publia et lança les « romans » (sous-titre de La Vie mode d’emploi) dans la collection P.O.L., chez Hachette, qui souhaite se lancer dans la littérature à proprement parler. Pour obtenir une mensualisation de ses droits, en décembre 1976, un peu plus de cinq ans avant sa mort, Perec soumet à P.O.L. les dix-neuf projets d’écriture qui auraient dû le faire travailler pendant vingt-cinq ans. Outre Lieux, des poèmes, des mots croisés et du théâtre radiophonique que nous pouvons lire aujourd’hui, le programme fait état d’un « roman d’aventures ou même plusieurs », d’un « roman de science-fiction », qui devait se présenter comme une « interminable partie de scrabble » dans lequel les « lettres remplaceraient le travail et l’argent », des « livres d’enfants », un « roman collectif » avec Italo Calvino et Harry Mathews, un génial projet de « roman du xixe siècle » qui devait se présenter comme un assemblage d’extraits unifiés d’anthologie « genre Lagarde et Michard ».
Nul doute que Perec se serait tenu à la liste. Il aurait peut-être déménagé encore et inventé d’autres récits inspirés d’autres lieux, ajouté des pièces au puzzle. Ce jeu composé d’éléments uniques, emboîtables, codés en somme, est bien ce qu’on retient de l’homme et de l’auteur à la lecture de ces deux importantes biographies. David Bellos et Claude Burgelin ont certainement pour point commun de renvoyer fermement à l’œuvre de Perec : une stèle à celui qui fut « comme l’enfant qui joue à cache-cache et qui ne sait pas ce qu’il craint ou désire le plus : rester caché, être découvert ».