Le combat naval dans l’Atlantique manifeste les rivalités entre les puissances européennes, mais aussi la transition de l’art militaire vers l’emploi de l’artillerie et le combat à distance.

Celui ou celle qui espère découvrir des histoires de pirates héroïques et de flibustiers sortis tout droit d'une saga hollywoodienne ne sera pas contenté par ce livre. À l’inverse, le lecteur désireux de mieux connaître les conditions du combat naval à l'époque moderne sera pleinement satisfait par l'ouvrage d'Alexandre Jubelin, qui nous propose un traité d'une remarquable qualité scientifique. Issu d'une thèse soutenue en 2019, ce livre est un examen analytique et précis d'un phénomène méconnu, pouvant être résumé par une question simple : comment se pratique la guerre dans l’océan Atlantique à l’époque moderne ?

Les XVIe et XVIIe siècle connaissent l'éclosion d'empires ultramarins européens, reposant notamment sur les communications maritimes transatlantiques et l'essor du trafic commercial. Sur terre comme sur mer, les rivalités impériales s’y règlent le plus souvent par le fer… mais aussi, et de façon croissante, par le feu. En effet, la lutte entre empires est l’occasion d’« un changement radical et définitif » dans l'art de la guerre : de combats principalement centrés sur la recherche de l'abordage et sur le corps à corps, les batailles se livrent, avec les décennies, à une distance de plus en plus importante entre les navires. Cette évolution se fait sentir à compter du XVIIe siècle, où le canon acquiert ses lettres de noblesse et un rôle primordial au combat.  

Peut-on dès lors évoquer une « révolution militaire », semblable aux théories de Geoffrey Parker concernant la bataille terrestre et la guerre de siège à la même époque ? Alexandre Jubelin reste nuancé face à cette hypothèse. L’évolution des paramètres du combat désignerait « non pas une révolution donc au sens de la Révolution française, mais peut-être au sens de la révolution néolithique  lente, inégale selon ses endroits, mais in fine, radicalement transformative ». En d'autres termes, ces mutations relèvent plus de l'évolution que de la rupture.

Fidèle aux tendances historiographiques les plus récentes, qu'il maîtrise parfaitement, Alexandre Jubelin saisit les combats « par le bas », en étudiant les rôles respectifs des matelots, des officiers, des marins spécialistes… en passant par ceux des soldats embarqués. Pour mener à bien ces recherches, les sources utilisées sont de diverses natures : les traités théoriques et instructions navales avant qu’une flotte ne prenne la mer cotoient les récits narratifs et l’étude des découvertes archéologiques, comme celle de la Mary Rose, un navire qui a sombré en 1545 au large de Portsmouth.

Nous sommes alors au début de cette période où les États européens imposent leur domination impériale sur l’Atlantique. Forte de son empire mondial, la monarchie des Habsbourg y est concurrencée par la France, l'Angleterre mais aussi par un nouvel acteur à la fin du XVIe siècle : les Provinces-Unies. En comparaison, les pirates n’occupent qu’une place marginale, mais la piraterie reste un phénomène indissociable de toute entreprise maritime. Si les flibustiers constituent un danger pour les navigateurs, ils ne sont en rien ce fléau complaisamment décrit par la culture contemporaine : ils sont une nuisance plutôt qu'un danger existentiel pour les empires maritimes, qu'ils ne sont jamais en mesure de menacer sérieusement.

Un combat de navires

L'aspect du navire change avec les décennies. Parmi les ingénieurs, le principal débat concerne l'apparence et les caractéristiques du bateau. Doit-il être lourd, massif et bien fourni en artillerie ou faut-il un bâtiment plus réduit mais gagnant en mobilité ? N'imaginons pas des machines de guerre invincibles, même lorsqu'un colosse sort des chantiers navals, comme le Sovereign of the Seas, anglais, en 1637.

De telles embarcations sont progressivement concurrencées par des navires plus rapides, comme les frégates dunkerquoises mises à flot au XVIIe siècle. Les coûts de production d'un tel colosse peuvent ruiner l'État, pour des résultats parfois décevants. L'exemple le plus frappant est celui du Vasa, fleuron de la flotte suédoise de Gustave Adolphe, qui coule lors de son premier voyage en 1628, après une erreur en apparence anodine : les sabords n'étaient pas fermés sur l'un des flancs du Vasa. Lorsqu’une rafale de vent brutale et soudaine couche le navire sur son côté, l’eau s’engouffre par les sabords restés ouverts, inonde le navire et le fait rapidement sombrer.

A leur bord, ces bâtiments disposent de canons en métal destinés à couler le navire adverse ou du moins à lui infliger des dommages significatifs. Leur feu rejoint celui des mousquets et armes légères des marins, car il est d'usage d'embarquer des soldats pour défendre le bateau. Si les projectiles sortant des bouches à feu sont puissants, atteignant une vitesse de 500 m par seconde à la sortie du canon, ils restent cependant particulièrement imprécis.

En conséquence, les théoriciens de la guerre navale au XVIe siècle ont tendance à privilégier le corps à corps, n’envisageant le tir qu’en appoint. L’abordage se présente également comme une manœuvre des plus complexes. Il ne suffit pas de foncer sur le navire adverse et de l’éperonner, si tant est que l'équipage réussisse à envahir le bâtiment ennemi. Il est alors d’usage d’utiliser le mat de beaupré qui, une fois encastré dans la cible, sert de pont de fortune, ou bien d’employer les haubans de l’adversaire. Ce moment apparaît dans tous les cas périlleux puisqu’il est mené sous le feu des canons et des mousquets ennemis.

Toutefois, l'amélioration progressive de l'artillerie et la multiplication des pièces embarquées transforment la nature du combat. Si les abordages ne disparaissent pas, ils deviennent plus rares. Les flottes se canonnent désormais à distance, avec des résultats aléatoires. En 1622, au large de l'île d'Oléron, 14 navires rochelais affrontent six bâtiments royaux pendant plusieurs heures : les 1500 boulets échangés ne provoquent que 50 morts. En revanche, les incendies demeurent un fléau, d’autant plus avec des navires de bois. Le tir continu des canons contribue également à provoquer l'effroi et à éreinter l’ennemi, tant par les blessures et les dégâts occasionnés que par son impact psychologique. Cervantès, ayant perdu un bras à Lépante en 1571, n'a pas de mots assez durs contre eux :  « Oh ! bienheureux les siècles qui ne connaissaient point la furie épouvantable de ces instruments de l’artillerie, dont je tiens l’inventeur pour damné au fond des enfers, où il reçoit le prix de sa diabolique invention ! » se lamente Don Quichotte.

Un combat d’hommes

Au-delà des bâtiments, la bataille demeure un vaste choc de masses humaines. Et avant le combat, ces hommes s’enivrent, prient, se confessent et attendent le discours du capitaine, qui doit agir en meneur d’hommes, en chef suffisamment inspirant pour que ses matelots risquent leur vie et soient prêts au sacrifice. La tradition fait du capitaine le « seul maître à bord après Dieu » mais il reste surtout un gestionnaire, agissant « sur le mode de l’inspection et de la supervision ». A lui de faire respecter « la discipline et la vertu religieuse du navire », de préparer les hommes au combat et de les mener jusqu’au moment fatidique.

Mais, comme dans un régiment, la majorité des tâches du quotidien relève de ses subalternes. Le maître du navire, qu’il soit appelé master en Angleterre ou maestre de nao en Espagne, est sa « cheville ouvrière », parfois appuyé par un maître d’équipage. De même, les spécialistes tels le pilote, le barbier-chirurgien ou encore les artilleurs, occupent chacun un rôle essentiel. Les tensions ne sont d’ailleurs pas rares au sein de cette petite société flottante, où la vie est un « capharnaüm » avec une compétition permanente pour se réserver un peu d’espace personnel, sur des ponts encombrés de marchandises et d’animaux vivants, le tout dans une odeur pestilentielle.

Garder la cohésion de l’équipage lors du choc guerrier n’est donc pas une mince affaire. Les enjeux sont de taille, mais contrairement à un affrontement terrestre, il n’y a pas de fuites individuelles possibles. Le navire risque en plus d’être entièrement détruit, et avec lui son équipage : il peut sombrer, mais aussi exploser, comme en 1512 dans la rade de Brest où le feu emporte la Cordelière et le Regent qui l’avait abordée. Dans la rage de l’affrontement, l’équipage sort parfois décimé du combat : la résistance du Dragon français contre un navire espagnol plus important est si opiniâtre qu’un seul survivant est capturé.

Lorsque les navires se croisent, parfois à quelques dizaines de mètres, déclencher le combat est une affaire de nerfs : il faut savoir quand ouvrir le feu. Tirer trop tôt, c’est gâcher des munitions, perdre des précieuses minutes où les armes doivent être rechargées, et montrer à l’ennemi que l’équipage est nerveux. Tirer trop tard, c’est encaisser une salve meurtrière avant de pouvoir répliquer efficacement. Dès les premiers tirs, une forme de « chaos » s’installe : obscurité causée par la fumée, débuts d’incendie à combattre dans l’urgence, hurlements et cris de guerre, sons d’un navire en mouvement et bruits de fond de la mer… Ce sont presque deux masses sourdes et aveugles qui se canonnent, et un éventuel abordage ou un affrontement à courte distance ne fait qu’aggraver les choses, et cela pour des résultats qui restent toujours des plus incertains. Comme le note, le marquis de Maurépas, secrétaire d’État à la Marine de Louis XIV : « Savez-vous ce qu’est un combat naval ? On manœuvre, on se tire des coups de canon, puis chacune des deux armées navales se retire et la mer n’en reste pas moins salée. »

Par son livre, l’historien Alexandre Jubelin nous permet de mieux saisir les enjeux du combat naval mais aussi la vie sur ces sociétés flottantes que sont les équipages. Une vie toujours risquée et parfois brève, car le fer et le feu en provoquent, bien trop souvent, la fin.