Dans un cours de 1978, Roland Barthes pense le Neutre comme une tendance, plutôt que comme un genre déterminé. Une tendance à additionner et l'un, et l'autre.

Pour Roland Barthes (1915-1980), le Neutre est ce qui se laisse d’autant moins définir qu’il correspond à une stratégie de déprise de toute opinion et de tout dogmatisme, de toute position figée, voire de toute connaissance. Le sémiologue refuse d’ailleurs de définir le Neutre par une essence, qui attribuerait de manière définitive des qualités au genre neutre et qui produirait des formules comme : « le Neutre, c’est… ». Il décide plutôt de s’exercer à montrer « où tend le Neutre ». C'est donc à cette tentative de penser à quoi tend le Neutre que s'attache Roland Barthes dans les quelques 430 pages de ce volume, bibliographie et index compris.

Le Neutre – disons, pour clarifier, le « on » que nous propose la langue – a la propriété de ne pas être gouverné par une opposition, au contraire des autres personnes grammaticales (je/nous, tu/vous…). Le Neutre n’est ni masculin, ni féminin ; il n'est ni oui, ni non ; et il ne se définit par aucun autre balancement. Ainsi Éric Marty, signataire de l’Avant-propos de cet ouvrage remarquable, souligne-t-il l’essentiel de ce qui est à retenir du « Neutre », en puisant dans l’argument signé par Barthes lui-même dès les Préliminaires : je conçois « le Neutre d’emblée comme ce qui déjoue le paradigme (A opposé à B) », c’est-à-dire l’opposition de deux termes qui implique le choix d’un terme contre un autre : ou oui ou non, etc. À cet égard, le Neutre est une pensée qui défait, annule ou contrarie le binarisme.

Barthes recourt à un troisième terme, mais pas à une attitude d’indifférence. Ce troisième terme dessinerait plutôt une activité ardente, voire brûlante dans certains cas. C’est ainsi que, dans cet ouvrage issu d'un cours, Barthes déroule sous nos yeux un manuel de l’esquive, laquelle est d’autant plus importante que l’opinion colle au Neutre une valeur dépréciative. En d'autres termes, ce que Barthes tend à conjurer, c'est l'idée que le Neutre serait individualiste, sans souci du collectif et dépolitisé. Si on peut penser que le Neutre n’attire pas (dixit Maurice Blanchot antérieurement), ou même qu’il fuit ses responsabilités, Barthes s'attache ici à montrer que c'est bien mal saisir le Neutre que de lui faire ce mauvais procès.  

Le neutre de Barthes : et l'un, et l'autre

Ce cours – ou plus exactement, comme le dit Barthes, « cette suite d’exposés tenus par moi-même », anecdotes à l’appui – a été donné sur 13 semaines de l'année 1978. Il a été transcrit à partir de l’enregistrement sonore publié en CD au Seuil en 2002. On peut l’écouter sur le site roland-barthes.org, mais le classement des archives a fait apparaître que les séquences étaient très préparées, par des notes précises et presque rédigées. La version publiée propose par ailleurs des développements importants : des blancs sur le manuscrit sont remplacés par des développements placés en notes, les notes annexes du manuscrit sont développées   , quelques éléments sont ajoutés à partir de l’édition américaine du cours   et des interventions d’auditeurs enrichissent la discussion   .

Ces éléments affrontent une notion du Neutre qui vient du latin  ne uter, ni l’un ni l’autre  dont l'étymologie signale en quelque sorte tout l'enjeu du problème. D'un bout à l'autre de son propos, Barthes n'a de cesse de rappeler tout ce qui oppose son « Neutre » aux différentes manières de prétendre à la neutralité, ou à neutraliser ceci ou cela. Il préfère de beaucoup la mise en rapport du Neutre et de la distanciation brechtienne, qui ne dit pas « ni oui, ni non », ou « ni mâle, ni femelle », mais plutôt « et oui, et non », « et mâle, et femelle », etc. Une manière de faire du Neutre un espace à part, qui se tient à l’écart de la métaphysique (et donc des arrières-mondes ou des absolus) ainsi que des philosophies du sujet et des existentialismes.

L’esquive du « vouloir saisir »

Le terme « Neutre », désignant une pensée et une pratique, organise le dépassement des oppositions binaires de notre discours et de notre espace mental. En un mot, il ouvre des possibles inédits, dans une tentative de renonciation à l’autorité duelle. Occuper la posture du « Neutre », c’est refuser de vouloir saisir toutes choses, et, dit Barthes, « Je ne refuse pas sans forcément vouloir, et ça, c’est la position exacte du Neutre, qui n’est pas absence ou refus du désir, mais flottement du désir éventuel hors du vouloir-saisir ».

Le cours donné à l'oral s’apparente à un flux, flumen en latin, une fluctuation de la parole, qui retrouve ici sa tension et son juste rythme. Barthes parle moins à partir du « Neutre » qu’à partir du « désir de Neutre », rendant impossible la mutation du Neutre en substance. Cela lui permet de critiquer l’idée que pourrait exister un sujet (une personne) du neutre. Il n’existe pour lui que des sujets au neutre, dont la subjectivité est imprégnée de neutre. En cela, il prend ses distances avec le cogito issu de la pensée de René Descartes.

Comment procède-t-il ? En promenant le mot Neutre, le long d’une bibliothèque arbitraire, la sienne, et plus exactement celle de son lieu de vacances (bien fournie en dictionnaires étymologiques), ce moment où l’on peut se reposer de n’être pas, des fatigues imposées par les mœurs. À partir de cette attitude de préparation du cours, il laisse le Neutre se cristalliser dans le discontinu de notions approchées. C’est dire l’importance de ce déroulement, où le Neutre trouve une formulation ample, détaillée, ouvertement placée sous le signe d’un « fantasme » : celui de chercher à sortir du paradigme de la pensée occidentale ? Entre philosophie, en particulier celle de Pyrrhon s’élevant contre l’agitation verbale (pour lui, des Sophistes), littérature (Gide, souvent) et vie quotidienne, le Neutre se déploie en figures. Vingt-trois précisément.

Vingt-trois notions et exercices

Les vingt-trois figures du Neutre dispensées dans cet ouvrage le sont en désordre apparent. En tant que tel, le cours ne dessine guère un abécédaire et esquive tout discours théorique ou toute logique démonstrative. Barthes affirme précisément qu’il étale au hasard ses figures du Neutre dans l’arbitraire de sa parole.

Le lecteur patient peut s’exercer à rapprocher telle ou telle notion des exercices déjà proposés dans les Mythologies (1957) : par exemple, « La critique Ni Ni », « L’écrivain en vacances » (entre rapprochement avec les loisirs du peuple et exception), ou « Iconographie de l’abbé Pierre » (et sa coupe de cheveux « neutre »). La curiosité est qu’un auditeur, durant les semaines du cours, rappelle à Barthes ce passage de l’ouvrage précédent – sur la « critique Ni Ni – que l’orateur semble contredire maintenant. Mais c’est une contradiction que Barthes déjoue habillement dans un « Supplément » dudit cours.

A la lecture, on peut aussi ressentir cette distribution de notions comme autant d’exercice à pratiquer, puisque chacune des notions montre ce que le Neutre a à son actif. Par exemple, la Fatigue est traitée comme un thème topique du Neutre. En invoquant « ma » fatigue, explique Barthes, je demande le droit au repos social. Ou je fais ce vœu que la société en moi se repose un moment. Certes, pour l’opinion, la fatigue véhicule l’image générale de l’affaissement, du tassement sous quelque chose. Elle a un lien avec le travail pénible, en latin labor. Dans la même langue, fatigo désigne le fait de faire crever les chevaux. Ne dit-on pas, lorsqu’on est fatigué, « je suis crevé » ? Ajoutons, comme le remarque Barthes, que Gide s’exprime ainsi, quant à lui-même, sur la fin de sa vie : « crevé comme un pneu ».

Dans cette même liste des notions, le Silence, dans le Neutre, devient une arme pour déjouer les oppositions ou les conflits de la parole. La Délicatesse renvoie au sens de l’autre. Le Sommeil, ou plutôt un type de réveil, devient un moment pur sans souci, un oubli du malheur ou un passage juste, et délicat, lent, bienveillant vers le monde.  

L’homme du neutre

Si le Neutre est cela, l'être humain peut-il se comporter selon lui, ou du moins en fonction d’un désir du Neutre ? Bartelby (selon Melville) pourrait-il être mis en avant comme homme du Neutre, par ses stratégies de l’indétermination et du « non-agir » ? Telle est aussi la question de l’existence qui, finalement, court tout au long du cours sans faire l’objet d’une catégorie particulière.

Mais à l’occasion de telle ou telle notion, Barthes s’embarque dans cette dimension « existentielle » du Neutre, parfois en s’aventurant à parler de lui plus ou moins intimement, ou disons par euphémisation de certaines situations personnelles. Il précise néanmoins que si une éthique du Neutre est possible, elle ne relève pas d’un registre de lois (morales). Dans le Neutre, il n’y a pas de loi mais il peut y avoir, peut-être, des règles. Ces règles indiquent des possibilités de s’arranger avec le monde et d’esquiver les paradigmes (ni oui ni non).

L’homme du Neutre s’attache à se placer hors de toute qualification. Et pour donner quelques exemples fort bien conduits dans l’ouvrage, il se refuse à l’agression des autres par l’adjectif (les qualifier définitivement), ne cède pas aux sollicitations qui hiérarchisent les humains (notamment pour les intellectuels, celles de la presse, il demande même qu’on lui fiche la paix), évite les compliments (dépréciateurs ou laudateurs), exclut les ravages de l’excès, et mille autres choses encore que les lecteurs rencontrent au fur et à mesure du déroulement du propos.

Encore une fois le Neutre ne porte pas à la passivité dans l’existence. Le Neutre est actif, il cherche un « rapport juste au présent, c’est-à-dire un rapport attentif et non arrogant ». Autrement dit, notamment par rapport aux discussions de l’époque, il n’est pas et ne veut pas être « moderne », puisqu’il n’appartient pas à une avant-garde. Au contraire, sa vertu première est la retenue, la modestie, la délicatesse. Cela se manifeste, par exemple, dans le refus de la joute oratoire qui a pour but de distinguer l’un des interlocuteurs, et de solliciter des « répliques » plus ou moins violentes, à la manière des tremblements de terre.

Le Neutre assume la possibilité de ne pas savoir quoi répondre lorsqu’il est interrogé. Dans un débat, devant une question, il ne se met pas en colère, puisque la colère est toujours posée comme un état fort, un état d’explosion, une affirmation virile, alors que le Neutre accepte ce que la mythologie de la doxa associe à un état faible. Encore convient-il d’apprendre à contrôler ses colères plutôt qu’à les supprimer, autre tâche du Neutre.