Cette édition, qui comprend quatre romans, dont un inédit et deux ébauches romanesques également publiées ici pour la première fois, fait sortir de l’oubli une romancière à succès des années 1820.
Grâce au travail passionné de Marie-Bénédicte Diethelm, qui a déjà publié les Mémoires de Sophie, auxquels elle a joint l’ébauche d’un autre roman d’émigration (Amélie et Pauline) en 2011, le nom de Duras en littérature ne renverra plus seulement à Marguerite Duras (1914-1996), pseudonyme qui a effacé le patronyme de l’auteure, Donnadieu. Il faudra aussi compter avec Claire de Duras (1777-1828), née à Brest, d’un père marin, Armand Guy Simon de Coëtnempren, comte de Kersaint, issu d’une noble et ancienne maison de Bretagne.
Une enfance révolutionnaire
Il avait épousé en janvier 1772 à la Martinique une riche héritière de cette île, Claire Louise Françoise de Paule d’Alesso d’Éragny, dont la famille était originaire du Vexin français. Cette dernière est connue pour son terrible caractère, son intelligence et sa passion exclusive pour son unique enfant. Les deux époux ne s’entendent pas et se séparent, notamment à cause de la liaison du comte de Kersaint avec Geneviève Rouillé, qui appartient au milieu de la haute finance, et avec qui il finit par s’installer, ce qui est hautement scandaleux pour l’époque.
Il embrasse les idées de la Révolution et publie de nombreux textes en sa faveur. Il est élu à l’Assemblée législative en octobre 1791, et à la Convention le 21 septembre 1792. Choqué par les massacres de Septembre menés par des « hommes de sang », il se prononce contre la peine de mort pour Louis XVI le 20 janvier 1793 et se démet de ses fonctions de député. Il est exécuté le 5 décembre suivant. Claire et sa mère embarquent pour Philadelphie sur un vaisseau américain en avril 1794. Une chronologie très riche donne les détails de cette vie romanesque, marquée par les tourments de l’Histoire.
Amie de Chateaubriand, qu’elle appelait « cher frère », de Germaine de Staël, de Madame de La Tour du Pin, Claire de Duras tenait le plus important salon littéraire de la France des années 1820. Elle maîtrise l’art de la conversation mondaine, mais aussi les idées nouvelles du temps, pour lesquelles elle se montre la digne héritière de son père, qu’elle vénérait. Elle appartient à la première génération des écrivains romantiques, qui s’ouvre après la Révolution. Comme eux, elle s’intéresse aux thématiques romantiques par excellence que sont le sentiment amoureux, la solitude, l’appel de la nature et la place de la spiritualité, mais aussi à des questions plus politiques.
Ourika et Édouard, deux romans à succès
Ces deux romans ont, selon la formule de Sainte-Beuve, suscité un « complet engouement ». Ourika, publié anonymement en 1823, a connu un succès phénoménal. Il n’est publié qu’à une trentaine d’exemplaires au début, mais devient un best-seller en 1824, avec la commercialisation de son édition grand public. On assiste alors à une véritable « Ourika-mania » : ce court roman est adapté au théâtre, traduit. L’héroïne, d’origine sénégalaise, devient le sujet de tableaux, de produits dérivés, de suites, de caricatures. « Châles Ourika, bonnets Ourika, chapeau Ourika, couleur Ourika, tout devait être à l’Ourika », écrit la comtesse de Bassanville.
Marie-Bénédicte Diethelm résume très bien le monde romanesque de l’auteure, cet « univers singulier, intense et obsessionnel, où règnent la passion, le fantasme et la désolation. Qu’il s’agisse d’Ourika, la jeune Sénégalaise, élevée comme son enfant par la maréchale de Beauvau et découvrant que sa couleur l’isole au sein de la société où elle a grandi, d’Édouard, jeune avocat, ne pouvant songer à épouser Natalie de Nevers qu’il aime et dont il est aimé, d’Olivier qui ne saurait être heureux en raison d’un mal qui serait l’impuissance, du futur Moine, ordonné prêtre mais épris de Coralie d’Acigné […], du Paria, exilé aussi bien à l’intérieur de son propre pays qu’au-dehors, tous ces personnages sont, comme le dira Jean Cayrol, des isolés, des êtres que “le malheur a rendu[s] comme étranger[s]”, des ombres revenues de l’empire des ombres. »
Imprégnée des idéaux révolutionnaires légués par son père, dont elle cite parfois les écrits, persuadée de l’égalité des êtres humains, favorable à la liberté d’expression et à l’abolition de l’esclavage, Claire de Duras est une femme de tolérance et de progrès, marquée par une grande mélancolie, et une grande solitude. En témoignent ces mots qu’elle prête à Ourika : « Toutes ces pensées s’élevaient successivement comme des fantômes et s’attachaient sur moi comme des furies : l’isolement surtout ; cette conviction que j’étais seule, pour toujours seule dans la vie, […] à chaque instant je me répétais, seule ! pour toujours seule ! »
Tous ses personnages se sentent séparés du monde, ce royaume du néant, « comme par les murs de cristal dépeints dans les contes de fées » : « On se voit, on se parle, on s’approche, mais on ne peut se toucher. » Pour cette auteure en avance sur son époque, les différences de classes, de genre et de couleur de peau ne peuvent être des freins à l’épanouissement de l’individu et de la société.
Cette édition, très richement annotée et préfacée, rend justice à une romancière oubliée qui pourra désormais être étudiée dans les classes, au même titre que des auteurs reconnus comme Chateaubriand, qui lui rendait son affection en l'appelant lui-aussi « sa chère sœur ».