Notre culture valorise l'innovation pour elle-même, sans prise en considération de ses effets systémiques, ce qui semble de moins en moins viable. L'innovation responsable est-elle alors en marche ?

A l’heure de la transition écologique, l’innovation ne peut plus se concevoir autrement que comme une innovation responsable. Problématique à plusieurs titres, la culture de l’innovation qui a longtemps prévalu est en train de muter. Ses éventuels effets indésirables sont progressivement mieux appréhendés et prévenus. Mais le chemin est encore long et a bien besoin d’être balisé, comme veut nous en convaincre cet ouvrage.

Son auteur, Franck Aggeri, qui est professeur de management à Mines ParisTech, a aimablement accepté de répondre à des questions pour le présenter à nos lecteurs.

 

Nonfiction : Au cours des dernières décennies, la croyance dans les vertus de l’innovation a remplacé dans nos sociétés la croyance dans le progrès. Elle a bénéficié pour cela d’une relative plasticité du concept d’innovation, pourriez-vous en dire un mot ?

Franck Aggeri : La notion de Progrès, héritée des Lumières, a été critiquée pour sa dimension téléologique. Fondée sur la croyance en la science et la technique, elle a connu son apogée après la Deuxième Guerre mondiale à travers des programmes scientifiques et techniques, incarnés dans des politiques de planification. Dès les années 1960 et 1970, les critiques des « dégâts du progrès », sur le plan social et environnemental, ont remis en cause cette vision prométhéenne où les décideurs et savants décident pour la population ce qui est bon pour eux. La crise économique et le mouvement de dérégulation et de mondialisation qui s’en sont suivis, sur fond de montée en puissance du néolibéralisme, ont sonné le glas d’une vision univoque du Progrès. Dans un monde devenu plus incertain, il fallait un nouveau concept plus flexible et malléable qui incarne les capacités d’adaptation de nos sociétés et qui donnent une place centrale à la liberté d’entreprendre. C’est le rôle qu’a joué le concept d’innovation qui désigne, de façon large, l’introduction d’une nouveauté dans un domaine d’application.

L’innovation peut être technologique, mais également managériale, financière, sociale, publique, pédagogique, écologique, frugale… Cette floraison des épithètes accolés au terme d’innovation souligne effectivement la plasticité de la notion et son appropriation par les publics les plus variés, poursuivant des finalités très différentes et renvoyant à des imaginaires radicalement différents. Quoi de commun entre les innovations issues des start-up de la Tech et les innovations sociales, comme l’invention du micro-crédit au Bangladesh visant à permettre aux populations démunies l’accès à des financements ? Devenue culture, l’innovation a sa novlangue qui valorise la créativité, la disruption et l’esprit entrepreneurial. Elle est également devenue un impératif catégorique : Etats, organisations, individus se doivent d'être innovants sous peine de déclassement économique ou social.

Mais voici que cette valorisation inconditionnelle, de quelque innovation qu’il s’agisse, a commencé – à son tour – d’être remise en cause. La préoccupation grandissante de la préservation de l’environnement y est pour beaucoup dans la mesure où elle incite à prendre en compte d’éventuels effets de ces innovations, notamment technologiques, dans un temps plus long et/ou un espace plus vaste. On ne peut plus innover comme on le faisait précédemment, expliquez-vous, et il devient nécessaire de prendre en considération, dans toute innovation, les effets indésirables qu’elle peut présenter. Avant d’essayer d’en tirer les conséquences, peut-être pourriez-vous dire un mot des résistances que la culture de l’innovation continue d’opposer à cette façon de voir ?

Comme le rappelait l’anthropologue Mary Douglas, une culture se traduit par le fait que des catégories sociales, comme celle d’innovation, sont tenues pour naturelles et qu’elles imprègnent nos croyances et valeurs. Connotée positivement, l’innovation est en quelque sorte devenue sa propre fin : il faut innover toujours plus et plus vite sans s’interroger sur le sens de cette course effrénée. C’est, ce que le sociologue Everett Rogers, qualifiait déjà en 1962 de biais pro-innovation : on ne retient des projets d’innovation que leurs promesses, jamais leurs effets négatifs éventuels. Ce biais est renforcé par le fait que l’évaluation des impacts de l’innovation, à travers des normes sanitaires, environnementales ou sociales, se fait toujours à l’échelle d’un produit ou d’une technologie prise isolément, « toutes choses égales par ailleurs ». C’est précisément, ce raisonnement incrémental qui est aujourd’hui problématique à l’heure de la crise écologique.

Pour illustrer ce problème, prenons l’exemple du véhicule électrique. Quelques milliers de véhicules électriques roulant dans le centre-ville de grandes villes saturées de polluants atmosphériques produits par des véhicules thermiques, c’est évidemment un progrès sur le plan sanitaire. Mais quelles seraient les conséquences d’un parc automobile mondial complètement électrifié, aujourd’hui d’1,4 milliard de véhicules ? Aura-t-on suffisamment de métaux critiques nécessaires à la production des batteries ? Est-ce que la production d’électricité nécessaire à ces besoins sera totalement décarbonée ? Qui s’assurera que le recyclage en fin de vie des batteries sera réalisé de façon satisfaisante ? Et si le parc continue à croître, quelles surfaces seront artificialisées pour construire routes et parkings et comment lutter contre le mouvement ininterrompu d’étalement urbain ?

A cette aune, on voit bien que l’enjeu essentiel est un changement de référentiel d’évaluation des innovations qui prenne en compte les impacts environnementaux et sociaux sur l’ensemble du cycle de vie du produit, mais également les effets d’échelle et les effets systèmes associés au développement des technologies. Ceci vaut pour d’autres innovations, comme les innovations financières par exemple qui ont participé à la volatilité accrue des marchés et, ce faisant, aux risques de crises systémiques comme celle de 2008.

Une première voie pour prendre en compte les effets indésirables de l’innovation a  consisté dans la responsabilisation de ses acteurs. La doctrine néolibérale a privilégié pour cela les mécanismes économiques incitatifs. Et parallèlement, les grandes entreprises ont mis en avant l’autorégulation, sous la forme notamment de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), avec dans les deux cas des résultats plutôt mitigés. Plus récemment, on a vu émerger le concept de responsabilité élargie des producteurs qui donne lieu à négociation entre ceux-ci et les pouvoirs publics, qui a été progressivement étendue à un nombre plus important de filières. Pourriez-vous expliquer en quoi cela consiste et comment cela fonctionne ?

Le concept de responsabilité élargie des producteurs (REP) est une notion qui a été introduite par l’OCDE en 1999 et progressivement adoptée par les pays européens puis d’autres pays dans le monde. L’idée est de responsabiliser les producteurs (ou plutôt les metteurs en marché) sur les conséquences de leurs produits ou équipements sur l’ensemble de leur cycle de vie. Il s’agit donc bien d’une technique de responsabilisation, a priori intéressante dans une logique de responsabilité projective, indispensable pour évaluer les conséquences à long terme de projets d’innovation.

L’originalité de la REP est qu’il s’agit d’un dispositif de corégulation dans la mesure où les objectifs fixés aux producteurs sont renégociés régulièrement et font l’objet d’évaluations par la puissance publique. Les producteurs sont libres sur les moyens et les organisations à mettre en œuvre et sont évalués sur les résultats obtenus. Dans la pratique, la limite de ce dispositif est qu’il ne s’est pas accompagné d’un changement de modèle mais a plutôt servi à gérer les conséquences du modèle existant, en particulier pour gérer la collecte et le traitement des déchets en fin de vie issus des produits et infrastructures mis sur le marché.

Si l’on veut aller vers une société plus soutenable, moins productrice de déchets et d’impacts environnementaux, il faut donc réorienter la REP vers des objectifs de prévention, de changement des modes de consommation et de production (par exemple le développement de services de maintenance, de réparation, de partage ou de location) et la promotion de l’écoconception. Ces enjeux commencent seulement à émerger véritablement depuis quelques années, par exemple en France avec la loi AGEC (antigaspillage et économie circulaire). Il faudrait être beaucoup plus volontariste et exiger des objectifs beaucoup plus ambitieux sur ces points dans les REP.

On a également cherché à faire évoluer la gouvernance de la recherche et de l’innovation pour la rendre plus participative et plus inclusive. Mais finalement, il semble que l’on ne puisse pas faire l’économie de la question de la finalité de l’innovation et donc de celle de la sobriété. Là encore, pourriez-vous en dire un mot ? Comment se traduit-elle alors dans les comportements des individus et des entreprises et quelle traduction trouve-t-elle ou pourrait-elle trouver dans les politiques publiques ? 

Changer la gouvernance de la recherche et de l’innovation en adoptant une approche plus réflexive, inclusive et participative constitue le fondement de l’innovation responsable. La démarche est intéressante à condition de former les parties prenantes associées et de les impliquer dès le début des processus d’innovation. Mais vous avez raison, l’enjeu clé d’innovations plus responsables ne saurait se limiter à l’adoption de règles formelles de gouvernance. Il convient en effet de s’interroger sur les finalités et le sens de l’innovation. Tant que le modèle dominant, tant au niveau micro que macroéconomique, sera fondé sur une logique de croissance des volumes produits et consommés, il n’y a aucune chance d’évoluer vers une société plus soutenable.

C’est pourquoi la question de la sobriété, non seulement énergétique mais également matérielle, est incontournable. La croyance que les technologies vertes nous préserveront d’un changement des modes de vie est un mensonge. La croissance économique matérielle couplée à celle de la population mondiale sont insoutenables sur le long terme. Il va falloir produire et consommer mieux. Cela passe à la fois par un changement des modes de vie et du rapport aux objets du côté des consommateurs-citoyens, et par une transformation des modèles d’affaires du côté des entreprises pour générer des revenus fondés sur des activités moins intensives en ressources et en énergie.

Pour tourner le dos à la société de consommation et de croissance qui prévaut encore, il faut revoir de fond en comble les politiques publiques (éducatives, incitatives et d’investissement) pour soutenir et encourager des pratiques de sobriété individuelles et collectives et engager les entreprises à transformer leurs stratégies pour offrir des services qui répondent à ces aspirations.