Le critique d’art John Ruskin analyse en 5 volumes le geste esthétique du peintre Turner et dégage les conditions du sublime en peinture.
Le peintre Joseph Mallord William Turner (1775-1851) est déjà un artiste réputé lorsqu’il rencontre le critique d’art John Ruskin (1819-1900). Entré très tôt à la Royal Academy de Londres, le peintre y a aussi régulièrement exposé ses toiles. Mais des polémiques enflent progressivement sur la personnalité de Turner et les critiques se déchaînent sur ses tableaux, lui reprochant d’abuser de perspectives aériennes abstraites et de moins « représenter les choses de la nature à proprement parler que le médium à travers lequel elles sont perçues » — selon les propos de l’essayiste William Hazlitt.
C’est dans ce contexte polémique que Ruskin prend une première fois la défense de Turner en 1837 et se fait ainsi connaître du peintre. Quelques années plus tard, le critique lui consacre un ouvrage en cinq volumes intitulé Les Peintres modernes (entre 1843 et 1860), examinant minutieusement l’œuvre de l’artiste et répondant frontalement aux critiques dont elle a fait l’objet. C’est le recueil d’une grande partie de ces textes, traduits et commentés par Philippe Blanchard, que publient les éditions de L’Atelier contemporain, accompagné de 30 reproductions de peintures de Turner en noir et blanc.
Le peintre et le critique d’art
Ruskin est un bon connaisseur de Turner. Du personnage, d’abord, puisque les deux hommes se sont rencontrés à plusieurs occasions. Pour autant, leur relation est restée professionnelle. Turner se méfiait de Ruskin, largement plus jeune que lui. De son côté, l’écrivain envoie à son père cette note révélatrice, en réaction à l’annonce de la mort du peintre : « Ma santé n’en sera pas affectée, ni mes projets modifiés ». Blanchard résume ainsi cette relation : « l’admiration pour l’œuvre [a], chez Ruskin, dominé l’amitié pour l’homme ».
Ruskin, en effet, connaît surtout très bien l’œuvre du peintre. Son père lui offre certaines de ses gravures et dessins ; lui-même en achète, à partir de 1838. Il a donc tout le loisir de les contempler et l’intérêt de ce recueil consiste à nous partager les fruits de ces observations minutieuses.
Et ces observations sont d’autant plus précieuses que leur auteur n’aborde pas les œuvres du maître en spectateur mais en artiste : « Toutes les vérités que j’ai été capable d’expliquer et de démontrer chez Turner sont de l’ordre de celles qu’un artiste doué d’une faculté normale d’observation devrait être à même de rendre ». Les commentaires de Blanchard mettent bien en évidence la singularité du propos de Ruskin : lui-même passionné de poésie, minéralogie, de géologie, de météorologie, de paysage, de montagnes et bien sûr de peinture, tous ces fils se nouent dans ses analyses.
Précis de décomposition
L’ouvrage nous guide à travers les œuvres et les thèmes centraux de la peinture de Turner. Selon Ruskin, ce dernier n’a sans doute jamais peint quelque chose qu’il n’a pas vu ou vécu par lui-même. Ainsi, sa peinture se concentre volontiers sur des paysages naturels : le ciel, l’eau, les montagnes et les végétaux.
Mais ce qui passionne tout particulièrement Turner, c’est la décomposition de toutes choses. Terreur et danger, tout donne l’impression d’être à la merci des forces de la nature. Ruskin le montre en se penchant avec précision sur les œuvres présentant des vaisseaux qui volent en éclats en eau profonde ; et il commente : « jamais par la suite il [Turner] ne peignit un vaisseau où tout fût parfaitement en ordre ».
C’est d’ailleurs à propos de la mer que Ruskin rédige les pages les plus fortes de son ouvrage. Il fait remarquer que jusqu’à Turner, les peintres traitaient la mer comme un bloc de matière cohérente, parfaitement horizontale et lisse ; or, chez Turner, la mer est elle-même sujette à la décomposition, au morcellement infini, lequel ne tolère aucune mesure ni horizontalité. Il y a de ce point de vue un ancrage romantique de la peinture de Turner — quelque chose emprunté au sublime de l’Océan hugolien —, auquel Ruskin n’est pas indifférent.
La construction du tableau contribue également à la singularité de la représentation des paysages chez Turner. Ruskin montre comment le peintre pouvait effacer le premier plan au profit du lointain, de sorte « qu’il était possible d’exprimer la proximité par rapport au spectateur sans donner une représentation si peu complète que ce soit des objets proches ». Ruskin remarque d’ailleurs qu’en ce qui concerne les représentations de la mer, Turner place presque toujours son spectateur sur la côte, « mais à une vingtaine ou à une trentaine de mètres en mer, au-delà de la première ligne de rouleaux ».
Du sublime dans la peinture
D’après l’auteur, cette esthétique de Turner doit être rapportée à la notion de sublime : il s’agit, par la dissolution des formes et des traits, de pousser le spectateur à faire une expérience-limite, à sortir de son cadre de représentation habituel.
Cette notion est abordée dans l’ouvrage à partir d’un exercice tout simple : lorsqu’on tient une feuille de papier — pouvant symboliser un tableau — devant soi et qu’on la rapproche du ciel, on peut aisément constater les effets de lumière qui s’y trouvent projetés. À partir de là, Ruskin propose une analyse globale de la couleur chez plusieurs peintres (Rembrandt, Véronèse, Bellini, Vinci, etc.) et en conclut que nous n’avons jamais une vue limpide et distincte de quoi que ce soit. Or, c’est dans ce flou — lequel fait l’objet de nombreuses publications dans le domaine de la peinture ou de la photographie aujourd’hui — que s’ouvre la dimension du sublime.
Ainsi en va-t-il des représentations du soleil chez Turner, qui allient la dissolution des contours et des traits (comme c’était le cas pour la mer) à la nature réelle des objets. Et Ruskin précise qu’en s’éduquant à ces effets d’ombre et de lumière, l’œil du spectateur s’élève de la contemplation d’un objet à celle d’une Idée — soit la définition même du sublime dans l’art.
Au terme de ses analyses, le critique conclut son ouvrage sur un jugement pour le moins élogieux du peintre, évoquant un « cœur aussi intense dans sa bonté et noble dans sa vérité », tel que « Dieu en accorda jamais à aucune de ses créatures ». Les qualités de l’œuvre ont finalement sauvé les défauts de la personnalité du peintre.