Dans un essai original, Nancy Murzilli explique comment nos fictions, du roman au tarot, ont un pouvoir divinatoire et influent sur notre vie réelle.

Curieux objet que ce premier livre sous la plume de Nancy Murzilli, objet hybride qui oscille entre confessions intimes, essai de théorie littéraire, récit anthropologique, guide de développement personnel et écriture quasi-romanesque. Dans une perspective panfictionnaliste selon laquelle tout ne serait en définitive que fiction, Changer la vie par nos fictions ordinaires est un joyeux éclectisme de sujets éparses à l’image de celui que l’on retrouve au sein des études culturelles (cultural studies). Lecture divinatoire, bibliomancie et récit cartomantique, création littéraire, imagination, affabulation, énonciations sorcellaires, conversation avec les morts... Tout se voudrait fiction. Selon Nancy Murzilli :

« Trop longtemps, nous ne nous sommes intéressés aux fictions que pour leur usage esthétique. Voir les pratiques fictionnelles comme des pratiques divinatoires suppose de changer de point de vue sur ce que recouvrent les idées de vérité et de croyances, et de se concentrer sur ce qui fait sens pour nous, dans nos cultures et nos sociétés. Prendre la mesure du caractère performatif des opérations fictionnelles courantes, c’est comprendre leur agentivité, leur potentiel politique, voire subversif. Comme les pratiques divinatoires, elles réforment le visible en donnant vie à ce qui est invisible. »

Sur les traces du génie rhétorique de Pierre Bayard (dont elle a obtenu la caution pour ce livre, ainsi que celle d’Yves Citton), Nancy Murzilli interroge en sept leçons « la capacité annonciatrice de la littérature »   , sa performativité et le pouvoir d’engendrement des narrations sur nos vies et comportements.

« Que nous soyons nous-même l’auteur d’une fiction, qu’elle naisse de la consultation du tarot ou qu’elle soit l’œuvre d’un artiste, dans tous les cas, ces fictions prédisent l’avenir en même temps qu’elles le créent, puisqu’elles en éprouvent l’hypothèse et en fabriquent la possibilité. Mais ce qui transforme la fiction en une prédiction est la conjonction que nous sommes prêts à établir entre ce qu’elle annonce et ce qui adviendra. »

« [L]a puissance divinatoire de la fiction » reposerait sur une « relation triangulaire » qui implique « le support fictionnel (roman, rêve, tarot) à interpréter », « l’histoire personnelle ou collective dans laquelle est impliqué le lecteur, spectateur ou auteur de la fiction », à savoir l’intrigue ou la narration, et « le tiers signifiant, garant de l’échange divinatoire, auquel on accède par l’interprétation personnelle ou seconde (voyant, psychologue, chamane) du support fictionnel. C’est ce tiers signifiant », nous dit-on « qui transforme la fiction en prédiction en établissant une conjonction entre les deux premiers termes qui la rend ainsi opératoire ». À ce stade, sans guère plus de précisions, les choses deviennent un peu confuses. Il est à parier que même le lecteur le plus éclairé aura du mal à cerner, dans le cadre de la lecture d’un roman, qui est ce « tiers signifiant » que Nancy Murzilli évoque.

En règle générale, la performativité du discours repose sur la capacité de l’énonciateur à être investi d’un pouvoir omnipotent dans son domaine. Lorsque le curé dit « Je vous déclare mari et femme », la performativité est essentiellement liée au fait qu’il est habilité à consacrer les unions matrimoniales. En conséquence, son propos devient instantanément une réalité synchrone qu’il forge au moment même de l’énonciation. L’auteur de fiction, à l’inverse d’un juge, des autorités, d’un supérieur hiérarchique, n’est pas investi de tels pouvoirs monarchiques sur la vie d’autrui. Il peut tout au plus, à l’instar d’Édouard Levé, agir sur sa vie, en écrivant un roman sur le suicide et en commettant l’acte peu avant la publication de son œuvre, attribuant ainsi à son récit, de manière fort artificielle, un caractère performatif, fût-il asynchrone.

Il est donc aisé d’entretenir la ressemblance entre éléments qui font l’objet d’une comparaison par la simple occultation de leurs différences majeures. On pourrait ainsi alléguer que la fiction, de par sa capacité d’influer sur et d’infléchir la réalité, nourrirait un dessein politique, mais il n’en est rien. Si l’on prend en compte l’intentionnalité de l’énonciateur comme Keith Oatley le fait dans Such Stuff as Dreams. The Psychology of Fiction   , il devient impossible de placer discours politique et discours fictionnel sur un même plan. Rappelons que sur un plan juridique, l’intentionnalité est ce qui fait la différence entre un accident fatal et un meurtre, en dépit du fait que l’inspecteur se retrouve avec un cadavre sur les bras dans les deux situations.

Sans même citer les recherches de Jerome Bruner sur les récits de vie avec lesquelles elle aurait pu nourrir sa réflexion sur la vie conçue comme une narration, Nancy Murzilli parvient à un constat peu ou prou similaire : « Nos fictions ordinaires nous construisent en tant qu’êtres sociaux […]. » Le storytelling, ou l’art de narrer, autrement dit d’avoir des propos qui penchent plus du côté de la communication que des formes esthétiques (comme le roman), entre lui aussi dans le champ de « nos pratiques fictionnelles ordinaires » qui conjuguent subtilement les trois composantes clefs que toute fiction engendre : cognition, émotions, adhésion.

Dans Changer la vie par nos fictions ordinaires, Nancy Murzilli trace le pourtour du domaine limitrophe de la fiction romanesque et de ce qu’elle désigne comme « nos pratiques fictionnelles ordinaires » en effectuant des recoupements panfictionnalistes qui ne manquent pas d’intérêt en soi mais qui, toutes proportions gardées, ne parviennent pas à convaincre les lecteurs que toutes ces situations considérées sous l’angle de pratiques divinatoires se valent.