En pleine redéfinition politique, la France du XIXe siècle cherche dans son histoire des référents communs qui valorisent son passé : les images y jouent un rôle pédagogique évident.

Alors que la culture visuelle a aujourd’hui pris une place de choix dans la construction de nos imaginaires, Margot Renard, docteure en histoire de l’art et chercheuse associée à l’Intru (Toulouse) propose de revenir, dans la forme publiée de sa thèse, sur la manière dont les historiens du XIXe siècle ont utilisé l’iconographie, sous toutes ses formes, pour appuyer la construction du roman national.

Une discipline historique en redéfinition

A partir d’un corpus constitué d’éditions illustrées de différents ouvrages historiques, l’autrice montre comment, par l’image, s’est fabriqué un récit national postrévolutionnaire, dans le contexte de la monarchie constitutionnelle (1814-1848). La période est celle du questionnement sur les origines, dans une lecture progressiste de la part d’historiens qui construisent un référentiel commun. Le texte et l’image jouent alors de l’imaginaire identitaire, autour d’une nouvelle historiographie marquée par des auteurs comme Augustin Thierry, Prosper de Barante ou Adolphe Thiers. Ce renouveau historique doit permettre « d’établir un consensus en opérant un syncrétisme historique et mémoriel autour d’un désir d’unité nationale », en lien avec les questions identitaires portées par la Révolution Française.

Ainsi, dès le début du XIXe siècle, des centaines d’images du régicide circulent et l’autrice montre comment les illustrateurs réévaluent cet épisode historique : de vignettes montrant la tête coupée, on passe progressivement à des images atténuées du roi conduit à l’échafaud. Les livres sur l’histoire de la Révolution Française paraissent dès les années 1820, leurs versions illustrées dans la décennie suivante : six ouvrages sont analysés par Margot Renard, dont celui d’Adolphe Thiers, longuement étudié.

L’autrice montre comment le récit et les illustrations se répondent, exposant une « vision spectaculaire » des événements, mise en scène par l’iconographie : « Les illustrateurs de ces histoires de la Révolution Française ont tenté d’en offrir une vision satisfaisant à la fois au désir de divertissement et à l’exigence d’exactitude que les historiens mettent en place dans les années 1820-1830 ». 

A côté de la Révolution Française, la quête des origines donne lieu à des publications majeures, à l’image des Récits des temps mérovingiens d’Augustin Thierry (version illustrée en 1866), succès d’édition, où les méconnaissances historiques sont comblées par un imaginaire fantasmé, fait de rites sanglants et de progrès vers la civilisation. Les Francs deviennent les « figures majeures du récit national » et l’auteur « fait des Gaulois et des Francs les ancêtres du Tiers-Etat et de la noblesse ».  

La période est aussi faite d’ouvrages qui se donnent pour ambition de retracer l’histoire de France. Quatre livres parus entre 1838 et 1844 sont ainsi analysés par l’autrice. Y sont mis en évidence les topos historiographiques et iconographiques des grands épisodes de notre histoire : la conversion de Clovis, vu comme le « premier français », la chevalerie médiévale, les croisades, la place du christianisme et de la royauté, le personnage de Jeanne d’Arc – qui devient aussi héroïne de théâtre – puis les portraits de Napoléon qui y trouvent une place de choix. Ici, l’« image est un fantasme ». Les divers ouvrages ont en commun une vision téléologique qui tend vers le triomphe de la monarchie libérale des années 1830 et 1840.

Cette histoire imagée, « entre distance et immersion » se retrouve également dans les récits plus exotiques sur l’Orient, à l’image de l’Histoire des croisades illustrée de Joseph-François Michaud ou des récits illustrés de François-René de Chateaubriand. Ces évolutions sont significatives des mutations historiographiques et dans ce sens, images et textes suivent la même ambition : « ils concourent à élaborer un récit historique national », dans un processus de construction identitaire.

Une histoire de l’art et de l’édition

Au-delà d’un travail d’historiographie, c’est bien à une réflexion d’histoire de l’art que nous convie Margot Renard. Elle nous plonge aussi dans une histoire des techniques : une attention particulière est ainsi apportée aux artistes qui ont collaboré, à leurs techniques et à leurs innovations. Période de généralisation de l’illustration dans les livres, le XIXe siècle est aussi celui d’un renouveau en termes d’iconographie : lithographies, gravures sur bois – qui apparaissent à cette époque, venues d’Angleterre – sont les supports le plus fréquents. Cette génération d’artistes romantiques cherche à renouveler les arts et l’histoire y tient une place de choix au quotidien : « Tous les domaines artistiques et littéraires s’inspirent de l’histoire, du roman aux almanachs, de la sculpture monumentale à la peinture sur tabatière ».

Le livre apporte ainsi une attention particulière aux artistes et aux relations entre historiens et illustrateurs, mettant en évidence de grands spécialistes en la matière. Parmi eux, on retient les frères Ary et Henri Scheffer (qui illustrent notamment les ouvrages d’Adolphe Thiers et d’Augustin Thierry), Auguste Raffet ou Henri Baron, peintre unique des cinq volumes de l’édition de 1839 de l’Histoire de France de Louis-Pierre Anquetil. L’articulation récit-image est fondamentale, en témoigne la correspondance entre Augustin Thierry et Ary Scheffer qui illustre ses Récits l’historien donne des indications précises à l’artiste sur la manière de représenter les personnages : « Unité et variété, voilà ce qui doit diriger votre choix. Lisez attentivement les Récits, envoyez-moi votre programme ».

L’autrice propose ainsi, à partir d’un corpus sélectionné, une mise en comparaison des différentes méthodes d’illustrations : les ouvrages sont parfois illustrés par un collectif, parfois par un illustrateur unique.  Les nouvelles techniques se montrent aussi lors des mises en scène des vastes panoramas, dont le premier arrive sur les grands boulevards parisiens en 1799, et qui connaissent ensuite un grand succès, notamment celui consacré aux grandes batailles napoléoniennes.

La logique suivie est la même que dans les ouvrages d’histoires : chez les grands personnages, « le physique reflète le caractère moral et l’individualité de la personne représentée ».  L’art prend ainsi de multiples formes pour éduquer les lecteurs, devenus ici des « lecteurs-spectateurs » : par exemple, dans l’Histoire des Ducs de Bourgogne de la maison de Valois illustrée de Prosper de Barante, plusieurs types d’images se répondent : des portraits en buste et en pied, des scènes historiques gravées sur bois, des scènes narratives mais aussi des cartes géographiques et vues urbaines et où le récit se situe, « à chaque fois, entre objectivité scientifique et subjectivité voire fonctionnalité assumée ».

Histoire de l’art et des techniques de l’illustration historique, le livre donne aussi à comprendre une période d’intense essor éditorial, dont le succès des illustrés n’est qu’un aspect. Le monde de l’édition est mis en évidence à travers le rôle des éditeurs, dont Charles Furne, le plus connu de l’époque en ce qui concerne les parutions des ouvrages d’histoire. Pour l’ensemble des ouvrages étudiés dans le corpus, les premières éditions paraissent d’abord sans image, puis des versions illustrées arrivent dans un second temps. Ce sont bien des livres et de leur économie dont il est question : les différentes Histoire de France étudiées se destinent à un lectorat différent, allant de la grande bourgeoisie au monde des ouvriers lettrés. Les formats, le nombre de volumes, la possibilité d’abonnement et de livraison ou la vente indépendante des vignettes montrent bien un monde éditorial qui s’adapte à une nouvelle société plus lettrée et férue d’histoire.

L’émergence d’une « culture de masse visuelle »

Margot Renard analyse également le rôle des images dans la pédagogie et dans la création d’une culture visuelle commune. Le choix de l’apprentissage par l’image, dès avant les manuels scolaires illustrés célèbres de la Troisième République, est très fort au cœur du XIXe siècle. Cette période, le rappelle l’autrice, est aussi celle qui voit Versailles transformée par Louis-Philippe qui en fait, à partir de 1833, un musée d’histoire de France. Dans ce projet, le roi y place une volonté d’éducation patriotique et d’unité nationale, après les troubles révolutionnaires. Le monarque s’entoure des grands historiens de l’époque : Jules Michelet, Adolphe Thiers, Augustin Thierry et bien sûr François Guizot.

Ce musée d’histoire de France remplit la mission d’une pédagogie par l’image autour du récit national et donne lieu à la production d’un catalogue mais aussi de guides de voyage, faisant dire à Théophile Gautier : « le roi fait son feuilleton ». Là encore, les grands hommes et les grands événements nourrissent l’imaginaire et les représentations d’une histoire de France fantasmée, mélange de « divertissement et de rêveries ». Trois guides de voyages sont ainsi comparés, « des ouvrages savants en même temps que des invitations à voyager » et la popularité de ces parutions, couplée aux débuts du tourisme contribuent à la formation de cette culture commune où l’image « endosse ainsi un rôle didactique et moral ».

A côté des musées, la circulation massive des vignettes historiques pour un lectorat plus populaire, est un autre élément qui explique la formation de cet imaginaire commun qui fixe durablement les représentations : le Gaulois moustachu, les grands rois et reines, les grandes batailles... comme le précise l’autrice, « la mise en continuité du récit est assurée par une narration séquentielle, grâce au retour perpétuel des mêmes personnages et des mêmes motifs ». Ici, la logique portée par ces images est double : « Instruire et divertir le peuple » autour de héros populaires ou au contraire, de figures repoussoir. Cela participe de la construction de l’identité nationale mais aussi de l’affirmation de cultures locales populaires, comme avec les histoires de la Normandie dont il est également question.

Lorsqu’on s’intéresse à la mise en œuvre du récit national, c’est souvent la Troisième République qui est évoquée : l’autrice montre que le phénomène est antérieur, qu’il faut chercher dans les décennies précédentes cette construction d’un idéal commun, et que « c’est à partir de tels ouvrages et de leurs illustrations que se créé véritablement la légende et la prospérité de ces personnages », devenus héros du Petit Lavisse et de tous les topos visuels associés : les figures représentées sont caricaturales (comme le peuple et les bourgeois sous la Révolution Française) et font échos aux questionnements sociaux de la monarchie orléaniste.

Plus accessible que le texte, l’image a donc un intérêt majeur quand on s’intéresse à l’appropriation de l’histoire par les Français du XIXe siècle. Dans l’histoire des grands événements, notamment ceux de la Révolution Française, les vignettes connaissent un grand succès : les adieux de Louis XVI, le serment du Jeu de Paume, la prise de la Bastille – dont certaines représentations sont reproduites dans le livre – montrent bien la construction d’un référent commun : l’image « immerge le lecteur-spectateur dans le drame de la situation, dans sa subjectivité vécue. Le texte en vient presque à illustrer et commenter l’image plus que l’inverse » conclut l’autrice.

Historiographie et histoire de l’art se complètent ici parfaitement. Analyser l’iconographie historique du milieu du XIXe siècle permet ainsi de comprendre comment fonctionne la genèse d’un roman national qui se diffuse massivement à partir du tournant du siècle, à la faveur de l’ouverture scolaire des lois Guizot (1834) puis Ferry (1881-1882) dans la période suivante. L’engouement pour l’histoire s’explique à la fois par le mouvement romantique, à la recherche de héros, mais aussi par l’essor d’ouvrages bon marchés et populaires. A ce titre, les éditions illustrées contribuent bien à forger un imaginaire commun, où l’histoire de France, dans une vision téléologique, mène la société vers le progrès. C’est « un récit fait de texte mais avant tout d’images, de ces illustrations censées accompagnées le texte mais qui en réalité, fondent le processus mythographique à l’origine du récit national ».