Au rebours d'une vision pessimiste et désillusionnée de notre époque contemporaine, un collectif de chercheurs donne à voir la multitudes des expériences grâce auxquelles « l'enchantement revient ».
On connaît bien la formule de Max Weber, qui parlait de « désenchantement du monde » à propos de la perte progressive des valeurs religieuses et des croyances magiques dans le monde occidental depuis la Renaissance et les Lumières. Selon le sociologue, la science moderne et la philosophie qui l’accompagne, en niant toute transcendance, ont laissé un vide ou une vacance de sens qu’il devient difficile de remplir.
Régulièrement reprise et étendue – voire détournée – pour désigner la morosité ambiante du monde contemporain, cette expression semble condamner nos existences à une forme de mélancolie toujours plus profonde.
Mais contre cette perspective sombre, un collectif de 28 chercheurs rassemblé à Cerisy en juillet 2021 autour des organisateurs Rachel Brahy, Jean-Paul Thibaud, Nicolas Tixier et Nathalie Zaccaï-Reynerset ainsi que, pour moitié, d’un Fonds de la recherche scientifique belge, fait au contraire le pari de l’enchantement. Ce sont les actes de ce colloque, qui étudient toutes les facettes de cette notion, tant en termes d’expériences que de perspectives, qu’il nous est donné de lire aux éditions Hermann.
Venus de différents horizons disciplinaires, les contributeurs, qu’ils soient anthropologues, sociologues, ethnologues, urbanistes ou philosophes, s'inscrivent dans le tournant affectif qui a marqué les sciences humaines depuis quelques décennies et qui propose de nouvelles analyses de l’émotion. Ensemble, ils déploient une réflexion de large ampleur sur la signification et la tonalité affective de notre rapport contemporain au monde, à la société et à nous-mêmes.
Les travaux fondateurs d'Yves Winkin
En ouverture de l’ouvrage, on trouve un exposé du penseur Yves Winkin. Outre ses travaux marquants sur les théories des relations publiques, ce dernier a entrepris, depuis 1996, de constituer une « anthropologie de l’enchantement », rassemblant des textes sur cette notion et s’efforçant d’en délimiter les contours.
Dans le prolongement des recherches de Winkin, on peut considérer de manière liminaire que l’enchantement désigne l’émotion, individuelle ou collective, que l’on ressent lorsqu’on est emportés par quelque chose (un paysage, une relation, une œuvre, une fête, une visite de parc d’attraction, etc.), par distinction d’avec les moments d’enfermement ou de repli. Néanmoins, cette notion nécessite d’être distinguée d’autres qui lui sont proches et qui renvoient à des élans émotionnels ou à des percées pulsionnelles observables : l’euphorie, l’émerveillement, le ravissement, l’illusion, l’envoûtement, la surprise, l’étonnement et surtout l’enthousiasme (lequel est étudié dans le volume par Patrick Romieu) ou le sublime.
L'enchantement est parfois provoqué par des « professionnels de l’enchantement » (les constructeurs de parcs à thèmes ou les animateurs et autres guides d’installations collectives et festives), de sorte qu'il est possible de décrire de véritables dispositifs d’enchantement, des environnements aménagés spécifiquement pour répondre au besoin d'enchantement des acteurs sociaux.
Mais l'enchantement se rencontre le plus souvent au quotidien, parfois même au cœur de ce qu’on appelle désormais « les vies minuscules », « lesquelles recèlent des trésors pour qui sait les pressentir ». Il est donc question d’émerveillement dans l’enchantement, de celui qui peut transfigurer le quotidien blafard et le suspendre pour quelques instants.
En dialogue avec Max Weber
Jouant le rôle d’un contrepoint permanent avec lequel toute réflexion sur ce thème doit composer, la référence à Weber revient à plusieurs reprises au fil des articles. Certains sont l’occasion de préciser son sens en mettant en évidence des figures qui pourraient l’incarner : ainsi de Gotthold Ephraim Lessing, selon qui l’esprit des Lumières consiste en le triple refus de la Révélation, de la Providence et de la Damnation éternelle ; ainsi également de Friedrich von Schiller, qui souligne que le vide de sens produit par l’effondrement de la transcendance divine a conféré à l’art la mission nouvelle de le combler.
Quelques auteurs (Colette Camelin et Rachel Brahy, notamment) discutent le bien-fondé de la thèse de Weber. D’autres, comme Olivier Labussière s’appuient sur elle pour mieux la retourner : ainsi, l’étude de la philosophie matérialiste de Lucrèce, qui apparaît au premier abord comme une gigantesque entreprise de désenchantement, révèle le puissant enchantement de l’auteur devant la logique des atomes.
Certaines contributions relèvent pour leur part une inversion par rapport à l’esprit de la formule wéberienne, lorsque au début du XXe siècle, par exemple, la société ivre de vitesse, peuplée de machines et prise du vertige du développement technique, était associée à une société enchantée ; plus tard, on a parlé de consommation enchantée ; Fabrice Clément et Olivier Labussière soulignent enfin qu’on a utilisé l’expression de « société désenchantée » pour parler de la décrédibilisation des grands systèmes de pensée, voire des fêtes commanditées pour contrebalancer la disparition de la magie urbaine (la Fêtes de la musique, les Nuits des musées, la routine des Nuits blanches).
La suspension de l’incrédulité
L’une des fonctions existentielles de l’enchantement consiste à suspendre pour un temps l’incrédulité et à s’abandonner à la pensée magique ou du moins à s’engouffrer, s’immerger dans une situation intense qui bouleverse et altère le sens ordinaire du monde. C’est ce que décrit Marc Breviglieri à propos de certaines pratiques musicales, qui enchantent les auditeurs en les plongeant dans une perception haptique.
Ces manières de suspendre le sens ordinaire du monde témoigne chez les individus d’un désir de se laisser aller à vivre pleinement une expérience qui touche à quelque chose d’essentiel. L’ouvrage insiste sur cet aspect positif de l’enchantement : ces moments d’extase donnent accès à une forme d’intelligibilité nouvelle du monde et contribuent à élargir notre gamme d’expériences.
L’article de Belinda Cannone explore dans cette perspective le cas de la lecture. Le livre y joue en quelque sorte le rôle de déclencheur, de dispositif étayant l’émergence de l’enchantement. Le temps de la lecture est bien un temps suspendu, durant lequel le lecteur met le monde qui l’entoure entre parenthèse ; progressivement, il adhère au monde dépeint par l’ouvrage.
D’autres lieux ou manifestations, plus ponctuelles, font l’objet d’une étude. Ainsi, Winkin évoque Disneyland ou le Club Med. Fabrice Clément présente pour sa part une enquête sur l’Ultra-trail qui a lieu autour du Mont-Blanc et qui, en proposant aux coureurs enthousiastes une expérience intense quoique douloureuse, leur offre l’occasion d’un rapport inhabituel à cet espace. Emmanuelle Lallement, enfin, s’intéresse à certaines fêtes urbaines lors desquelles les responsables politiques transforment la ville tout entière en un dispositif d’enchantement passager.
On peut encore mentionner la contribution de Véronique Servais, qui décrit des expériences d’enchantement menées dans les hôpitaux (par exemple, des rencontres avec des animaux) comme des circonstances propices à l’émergence spontanée de « l’âme sentante » et à la libération de potentialités diverses. Marion Hendrickx reprend de son côté ce thème autrement, en analysant le rôle des « ingénieurs de l’enchantement » dans les hôpitaux.
La communitas
Indépendamment de leurs objets respectifs, les auteurs rapprochent souvent la notion d’enchantement de celle de « communitas », qui en souligne la dimension sociale. On la retrouve chez des artistes (Aernout Mik, par exemple), mais elle est surtout théorisée par l’anthropologue Victor Turner. À travers l’expérience de l’enchantement se constitue en effet une certaine communauté d’affects et de connivence.
Quoiqu’il ne s’agisse pas d’une forme d’adhésion politique, on pourrait se demander si elle ne fraye pas avec les « côtoiements vivants » dont parle Claude Lefort ou avec les apprentissages pré-politiques évoqués par Hannah Arendt. Si tel est le cas, comme on le voit dans la dernière partie de l’ouvrage (intitulée « Villes, traces, imaginaires »), alors l’enchantement ne serait plus cantonné au domaine du ludique.
Nicolas Tixier aborde cet aspect à partir du travail mené avec l’artiste Didier Tallagrand sur un projet d’aménagement d’un parc toulousain, où il s’agissait de mettre au jour la présence souterraine d’un aqueduc romain. L’auteur restitue les différentes étapes du processus qui a engagé pendant deux années de nombreux experts (archéologues, urbanistes, sociologues…) et qui a donné lieu à un ensemble d’ateliers et de collectes d’archives ainsi qu’à un parcours photographique. L’artiste, de son côté, a donné au projet une tournure poétique, faisant apparaître du merveilleux (le sort de la Reine Pédauque) derrière ces infrastructures et traçant un parcours enchanteur. L’article explore sur la base de cet exemple la manière dont la communitas se forme autour de ces projets d’habitats et d’usages des traces et des signes urbains.
Sous toutes ses formes, l’enchantement vise finalement à conférer une nouvelle consistance au monde. En ce sens, comme le suggère Jean-Paul Thibaud, l’enchantement se rapproche de la notion d’ambiance – laquelle avait été explorée dans un ouvrage précédent par de nombreux contributeurs du présent livre. C’est des connexions nouvelles qui sont tissés dans le monde grâce à ces expériences, de l’immersion active et continue des corps dans ces ambiances singulières, qu’apparaissent des tonalités heureuses et que surgit l’enchantement.