Dans un manuscrit rédigé en 1966, Foucault explore le sens que revêt à l'époque moderne le discours philosophique et la fonction qu'il remplit face à l'actualité.

En 1966, Michel Foucault vient de publier Les Mots et les choses. Depuis sa parution, les polémiques enflent : on reproche à leur auteur son annonce de « la mort de l’homme » et les positions anti-humanistes qui semblent en découler. Le texte qui se donne à lire sous le titre Le Discours philosophique est contemporain de cette période et les éditeurs (Orazio Irrera et Daniele Lorenzini) ont pris soin d’exposer, en annexe, les éléments nécessaires à la compréhension de ce contexte.

À l'époque, Foucault donne de nombreux cours dans diverses universités et institutions : École normale supérieure de Paris, Universités de Lille, de Clermont-Ferrand de Tunis ou de Vincennes. Ces cours étaient minutieusement rédigés dans des manuscrits qui n’avaient jusqu’alors jamais été publiés. Déposés dans le fonds Foucault de la BNF, c’est au comité éditorial dirigé par François Ewald que l’on doit l’établissement, la transcription et l’annotation du corps de ce manuscrit et de ses annexes (les cahiers 4 à 6, ainsi que des schémas rédigés au dos de certains passages).

L’auteur répond indirectement aux critiques qui lui sont adressées en posant la question : « Qu’est-ce que la philosophie ? ». Pour lui, « la mort de l’homme » annoncée dans Les Mots et les choses ne signe pas la fin de la philosophie mais constitue bien plutôt la condition de possibilité de son recommencement. Pour appuyer cette idée, il discute les thèses formulées sur ce sujet par ses prédécesseurs et contemporains : Martin Heidegger, Jean-Paul Sartre et Louis Althusser — pour ne citer que les plus célèbres.

« Diagnostiquer » le présent

Dans son effort pour définir le rôle de la philosophie (du moins celle qu’il entend pratiquer à cette époque), Foucault aboutit à l’idée qu’il incombe au discours philosophique la charge de « diagnostiquer » le présent.

Cela signifie d’abord que la philosophie entretient un rapport étroit avec le « maintenant ». Contrairement à l’idéal platonicien d’un discours dont la valeur de vérité serait absolue, Foucault considère que tout discours est toujours soutenu par certaines conditions socio-historiques (les énoncés scientifiques, les corpus juridiques, les pratiques sociales, etc.). Aussi abstrait et technique soit-il, le discours philosophique pointe, comme les autres, toujours vers une actualité, un « maintenant » qui peut prendre des formes diverses. De ce point de vue, le philosophe doit reconnaître et assumer son ancrage dans une époque donnée, dans un présent singulier.

Plus précisément, la pratique du « diagnostic » consiste en l’art de repérer et interpréter les signes de la culture du temps. Ainsi défini, le philosophe semble revêtir les atours du médecin. Mais s’il peut être considéré comme le médecin de la culture, sa mission n’est pas de « guérir », c’est-à-dire d’apaiser les douleurs sociales et de réconcilier les tensions ; sa fonction est simplement de dire en quoi notre présent est « différent et absolument différent de tout ce qui n’est pas lui, c’est-à-dire de notre passé ».

La fonction critique du discours

Cette charge de diagnostic, assignée au philosophe, bouleverse sa représentation traditionnelle : en s’enracinant dans le « maintenant », le discours philosophique doit renoncer à sa position de surplomb sur le réel et à sa quête d’une vérité supérieure, qu’il s’agirait de dévoiler derrière les apparences. En d’autre termes, c’est à la notion classique de Grund (« fondement ») que Foucault appelle à renoncer, dès lors qu’il n’est plus question, pour la philosophie, de servir de fondement ultime du savoir. La vérité a perdu sa dimension originaire : c’est dans le discours lui-même qu’elle doit désormais jaillir.

Pour être comprise, cette notion de « discours » doit être rapportée aux développements des « mots et des choses », c’est-à-dire aux effets de discontinuités qui traversent les périodes historiques et qui configurent des régimes distincts de vérité, que Foucault a appelé dans son ouvrage précédent des épistémès.

Le discours philosophique exerce dès lors une fonction critique au sein de chaque époque : sa tâche consiste à découvrir des effets de discours au-delà de ce qui se présente spontanément comme discursif. En d’autres termes, il s’agit de mettre au jour la naïveté silencieuse qui sous-tend la plupart du temps les discours dominants d’une époque : les conditions par lesquelles ils peuvent exister et valoir comme vrais.

Critique, la philosophie se pose donc comme discours général du monde, mise en parole de ce qui est muet, investissement rationnel de tout ce qui paraît échapper au langage ; en somme, discours de tous les autres discours.

Philosophie, science et littérature

La question « Qu’est-ce que la philosophie ? » implique également de distinguer le discours philosophique tel qu’il a été conçu depuis l’époque classique de ce qu’il n’est pas mais dont il peut être rapproché, à savoir le discours scientifique et littéraire. Plus précisément, c’est à l’époque du Don Quichotte de Cervantès (fondant, selon Foucault, le discours fictionnel) et de Galilée (autonomisant le discours physique) que s’ouvre cette nouvelle distribution du discours et que se « fabrique » le discours philosophique.

Foucault détaille abondamment les éléments constitutifs de cette philosophie classique qui se mesure à d’autres discours, notamment à ceux produits par les sciences et par la littérature. Concernant le discours scientifique, il insiste sur le fait que l’on ne peut pas se contenter de le justifier par la définition de son domaine d’objets ou par la méthodologie de ses expériences. Dans la perspective critique qui est la sienne, le discours philosophique classique ne questionne d’ailleurs pas seulement la forme du discours scientifique et le rapport qu’il entretient à ses objet : il interroge les conditions de possibilité même de son existence et de sa validité.

Quant au discours littéraire, dont la philosophie est globalement plus proche, Foucault le traite à partir de la notion de « fiction ». Il montre que, contrairement au discours philosophique, la fiction fait intervenir une voix (le « je » de l’énonciation), qui n’a pas d’autre temps ni d’autre lieu que ceux qu’elle choisit de se donner. Par conséquent,  le « maintenant » de la littérature n’est pas du tout celui de la philosophie ; la littérature ne connaît pas d’autre « maintenant » que celui de la grammaire.

La mutation nietzschéenne

En somme, Foucault traque dans cet ouvrage le moment où la philosophie change de statut ; le moment où elle ne cherche plus à formuler un discours universellement vrai mais s’enracine pleinement dans son actualité ; le moment où le philosophe commence à étudier l’espace dans lequel se déploie la pensée ainsi que les conditions de cette pensée et son mode de constitution.

Or, c’est avec Friedrich Nietzsche que s’initie la crise « actuelle », d'après Foucault. Avec lui, la philosophie perd tous ses objets traditionnels, à commencer par Dieu ; avec lui, la philosophie a perdu Dieu, mais Dieu a aussi perdu ses philosophes. De plus, Nietzsche introduit l’idée de l’éternel retour, selon lequel le monde recommence à chaque instant. Enfin, il contribue à défaire la métaphysique occidentale et ses catégories du bien et du mal, de l’apparence et de la réalité, de l’être et de la vérité, etc.

Et Foucault précise que ce qui rend l’œuvre de Nietzsche si décisive, c’est qu’elle décompose le discours à travers lequel la philosophie européenne s’était constituée jusqu’alors : « elle brise, désarticule, défait pièce à pièce la très forte armature qui isolait le discours philosophique de tous les autres ». La philosophie ne partage plus désormais l’espace et la forme des autres discours.

Foucault identifie dans ce moment quelque chose comme une crise de la philosophie, au sens précis où des modifications majeures s’opèrent dans la forme du discours philosophique. Et à travers l’analyse qu’il en propose, c’est plus largement des mutations d’épistémè, de nouvelles distributions dans l’ordre des savoirs, qui se dessinent sous les yeux du lecteur.