Le théologien luthérien Dietrich Bonhoeffer repense la nature de la communauté ecclésiale entre exégèse, sociologie et philosophie.

Sanctorum Communio est la thèse de doctorat présentée par le jeune Dietrich Bonhoeffer. Dans ce livre, le théologien luthérien réfléchit à la nature de l’Eglise en dialogue avec des sociologues (Max Weber, Ferdinand Tönnies, Ernst Troeltsch, Georg Simmel), des philosophes (principalement Max Scheler, mais également Kierkegaard, Platon et Aristote ou les stoïciens) ou d’autres théologiens (Barth, Schleiermacher, Khomiakov).

Contre le protestantisme libéral : la société avant l’individu

Bonhoeffer utilise ce qu’il appelle la « philosophie sociale » pour établir que l’être humain ne peut pas être compris en dehors de la socialité constitutive de son existence et pour « réfuter fondamentalement l’atomisme social individualiste ». L’Eglise est nécessaire au salut parce qu’elle est le lieu de la relation au Christ (en opposition à la théologie libérale protestante pour laquelle la relation à l’Eglise est perçue comme facultative). Aussi s’applique-t-il à dresser une généalogie des conceptions philosophiques de l’homme en rapport avec la communauté ; car savoir quelle forme et quelle nature doit avoir la communauté, suppose de savoir ce qu’on entend par personne.

D’où la nécessité de penser le concept chrétien de personne, parmi les différentes conceptions qu’en présente l’histoire de la philosophie. Un examen rapide de la philosophie d’Aristote et de Platon, de celle des stoïciens, celle de l’atomisme et de la philosophie postcartésienne atteste que ces philosophies sont impropres pour le chrétien à penser véritablement la personne, car elles réduisent le concept de personne à un ensemble de facultés de connaissance.

En revanche, Bonhoeffer attribue à Kant et Fichte une compréhension de la personne compatible avec la communauté chrétienne, car « dans l’instant où elle se trouve interpellée, la personne ne trouve en position de responsabilité ou, autrement dit, de décision, ce qui veut dire que la personne n’est pas ici la personne du point de vue idéaliste comme intellect et raison, mais la personne qui vit individuellement dans une particularité concrète : il ne s’agit pas de la personne divisée en elle-même, mais bien de la personne interpellée en totalité ».

Cette conception de la personne nécessite de penser le temps, non pas de façon mécanique (dans laquelle les instants seraient de brèves fractions homogènes du temps), mais de façon concrète, pour qu’il soit lié à des valeurs : ce temps doit être un temps « éthique », celui dans lequel fait sens la notion de responsabilité. Comme le dit Christophe Chalamet dans son introduction à l’ouvrage, « L’enjeu consiste à dépasser une certaine vision intemporelle et isolationniste de la personne, défaut récurrent l’idéalisme, pour restituer la personne dans l’instant concret, face à la limite fondamentale qui est la sienne, dans une posture qui l’enjoint à la responsabilité ».

Cette prise en compte de la dimension concrète de la personne s’affirme dans le rapport à l’autre, exprimé par la relation singulière et irréductible à une relation objectale entre un Je concret et un Tu concret, c’est-à-dire irréductible à une détermination et une définition épistémologique, mais exigeant une « reconnaissance éthico-sociale ». Loin de préexister au Tu, le Je n’a pas d’existence isolée. En effet, il n’y a pour Bonhoeffer d’individu qu’en lien avec d’autres. Et il analyse précisément la relation entre le Je et le Tu, en faisant voir que le Tu « comme forme de la réalité est porteur d’un caractère principiellement autonome face au Je dans cette sphère. Il se distingue toutefois de la forme idéaliste d’objet essentiellement du fait qu’il n’est pas immanent à l’esprit du sujet. Il pose pour le sujet la limite, il met en œuvre de lui-même une volonté à laquelle l’autre se trouve confronté, et cela de telle sorte que cette autre volonté devient un Tu pour le Je. »

Ne fait l’expérience authentique de la transcendance du Tu que celui qui se trouve dans la décision : cette irréductibilité du Tu au Je ne peut pas être démontrée, elle doit être vécue. Le Je et le Tu ne sont ainsi pas des concepts interchangeables, mais ils renferment des expériences ayant un contenu spécifique. Dans la perspective de Bonhoeffer, pour qu’advienne le Je authentique, il est en outre nécessaire que Dieu se joigne Dieu à cette union du Je au Tu concret : « Dieu ou l’esprit saint se joint au Tu concret et c’est seulement par son œuvre que l’autre devient pour moi un Tu au contact duquel naît mon Je, en d’autres termes, chaque Tu humain est image du Tu divin. »

Bonhoeffer s’oppose à l’idée selon laquelle, à la racine de la communauté, il y aurait une expérience individuelle qui conduirait à la communauté. Le théologien s’en prend ici à Schleiermacher, mais aussi à une certaine tradition théologique libérale selon laquelle c’est l’expérience personnelle de la relation au Christ qui conduit à la réalité ecclésiale.

Contre le danger de la fusion de l’individu dans le groupe

Première, la dimension collective et sociale de l’Eglise est abordée sous le prisme des sciences sociales. Bonhoeffer ouvre l’ecclésiologie vers la sociologie et associe « l’analyse sociologique de l’Eglise à une compréhension théologique de la communauté chrétienne », comme le synthétise Christophe Chalamet. Penser l’Eglise en ne s’appuyant que sur les sciences humaines serait en effet réduire l’analyse en manquant une dimension essentielle : l’autocompréhension de l’Eglise à partir de laquelle elle trouve une légitimité. L’action de l’Esprit saint, par laquelle Dieu fonde l’Eglise, ne peut pas être rigoureusement ni scientifiquement étudié. La foi seule peut en reconnaître l’action. Aussi cet ouvrage est-il un livre de théologie nourri de sociologie, mais de théologie avant tout. L’autre erreur serait de réduire le rôle de l’Esprit, qui agit par la parole de Dieu, à l’inspiration de l’Eglise, autrement dit la pneumatologie à l’ecclésiologie. En effet, Bonhoeffer admet que Dieu peut aussi « soumettre des êtres humains à sa souveraineté sans la médiation de la communauté concrète ».

Les erreurs portant sur la nature de l’Eglise proviennent de deux sources différentes. On peut se tromper sur ce qu’est l’Eglise en ne tenant pas compte de ce que Bonhoeffer appelle « caractère de réalité effective des nouvelles relations fondamentales établies par Dieu », c’est-à-dire en ne voyant pas ce qu’il y a de spécifique dans le corps ecclésial par rapport aux autres sociétés, ce qu’on considère comme les « motifs religieux de l’action ». Mais on peut aussi s’égarer en ne prenant pas en compte la dimension historique de l’Eglise, en oubliant que la révélation de Dieu aux hommes est historique, se fait dans l’histoire, que l’Eglise n’est pas et ne doit pas être une institution absolument invariable. En outre, parce que l’idée d’Eglise n’est pas contenue ou déductible du concept de religion, il faut, selon Bonhoeffer, trouver un autre point de départ. Pour des causes psychologiques, on peut expliquer la dimension sociale effective de la religion (par exemple, le besoin de communiquer pour Schleiermacher), mais on n’arrive jamais à démontrer sa nécessité. C’est à partir du concept de Révélation (qui n’est pas compris par toutes les religions) qu’on arrive au concept d’Eglise.

Partir du tout social pour penser l’Eglise ne signifie pas que l’individu doive être absorbé dans le groupe ou le collectif. Bonhoeffer, conscient que « la confusion entre un romantisme de la communauté et la communion des saints est extrêmement dangereuse », perçoit ce danger dans la pensée de Hegel, où « la vie concrète individuelle n’est qu’une forme de l’Esprit universel. Si cela était vrai, l’Eglise résulterait de la satisfaction d’un besoin, d’un manque. Or toute la réflexion de Bonhoeffer cherche à dire tout autre chose à propos de l’Eglise : elle précède tout besoin humain, car c’est l’amour de Dieu en premier lieu qui veut cette communauté, et la relation au Christ ne doit pas être pensée de manière indépendante de l’Eglise, comme si cette relation précédait en quelque sorte l’Eglise pour y conduire. »

Il s’agit précisément, dès lors, de penser une articulation des individus au groupe telle qu’elle évite à la fois la forme d’une agrégation d’atomes individuels premiers, qui trouvent dans un second temps un moyen par la société d’atteindre un but et la forme d’une dissolution dépersonnalisante, d’une fusion romantique des individus dans le magma d’un tout qui ferait disparaître la singularité des individus qui la composent, à la manière dont un Etat totalitaire viserait à désindividualiser les citoyens pour en faire une masse anonyme malléable. « La communauté n’est jamais « être un », elle n’est pas non plus un ultime « être un seul » au sens de la fusion mystique, elle n’existe réellement qu’en étant recréée sans cesse et de manière permanente par la volonté », affirme le théologien.

Bonhoeffer dénonce en outre la culture de l’entre-soi dans laquelle on ne formerait Eglise qu’avec des gens avec lesquels on serait liés par des liens affectifs ou sociaux : « là où rien d’autre que la communauté ecclésiale ne relie les individus, où un Juif et un Grec, un piétiste et un libéral se heurtent l’un à l’autre et confessent pourtant dans l’unité leur foi, viennent à la Cène ensemble les uns avec les autres et intercèdent dans la prière les uns pour les autres ; c’est précisément dans l’environnement de la vie quotidienne que l’Eglise est crue et vécue ; non dans les instants du ravissement des âmes, mais c’est dans la monotonie et la dureté de la vie quotidienne, dans le culte obéissant à des règles que le sérieux de l’Eglise est compris ».

C’est ce qu’exprime une phrase centrale du livre : « Le Christ est mort pour la communauté afin qu’elle mène une vie une, l’un avec l’autre et l’un pour l’autre ». On voit qu’il ne s’agit nullement, dans l’Eglise, d’œuvrer à l’avènement d’une réalité abstraite, métra-individuelle (comme la paix universelle, l’intérêt générale ou la venue du Royaume de Dieu), mais en une qualité de la relation d’une personne envers une autre : une personne singulière trouve à exprimer sa vocation propre dans l’Eglise en agissant avec d’autres personnes (et non des individus à la personnalité neutralisée) pour d’autres personnes.

Ni association stratégique d’individus poursuivants chacun leur intérêt propre, ni masse d’individus dépersonnalisés, aveugles à a personnalité de ceux qui composent le groupe, l’Eglise selon Bonhoeffer est à penser sur le mode d’une solidarité entre des personnes, qui sont chacune le prochain des autres. Sur ce point, Bonhoeffer dialogue avec le Barth du commentaire de l’Epître aux Romains et critique la façon dont, pour Barth, la relation à Dieu absorbe celle avec le prochain. Pour Bonhoffer, en effet, le prochain ne se laisse au contraire jamais simplement résorber dans cette relation, il ne perd jamais sa particularité et sa concrétude. Bonhoeffer maintient dans l’Eglise le rapport à l’autre, au « tu » humain, qui ne doit pas être « conçu comme une "parabole" ou un "chiffre" de la relation à Dieu ».

L’auteur met en évidence que la solidarité envers le prochain est à la fois matérielle et spirituelle : il s’agit d’aider le prochain et d’être solidaire avec lui dans le monde social et économique, de l’aider à satisfaire ses besoins, à préserver sa vie, mais également d’une solidarité dans le péché. Comme le commente Christophe Chalamet :

« Moi-même, au moins tout autant que le prochain, je suis responsable des situations où des êtres humains foulent aux pieds la volonté de Dieu. La mort du Christ n’est pas le fait de tel ou tel groupe (le pouvoir romain, les élites juives de Jérusalem, la populace de Jérusalem) : ma responsabilité personnelle est engagée. Etant pris dans un réseau de responsabilités, je peux me présenter devant Dieu et représenter de la sorte celles et ceux dont je suis solidaire dans le péché. »

Cette solidarité s’exprime par exemple dans ce que Bonhoeffer appelle la « faute » de l’Allemagne, au moment où l’idéologie völkisch montait en puissance et idéalisait la nation : il écrit alors : « Il n’y a pas seulement une faute des Allemands individuels, des chrétiens individuels, mais il y a une faute de l’Allemagne et une faute de l’Eglise ».

Les formes de la solidarité dans l’Eglise

Parce que l’Eglise met en présence des personnes solidaires, il convient de voir comment s’exprime cette solidarité. S’appuyant sur des paroles de Luther affirmant que la détresse est hommes est portée à la fois par le Christ et par les saints, il établit qu’au sein de la communauté ecclésiale chacun est porté par le Christ et par les autres, de telle sorte que ce qui nous semble à chacun individuellement insupportable est assumé d’une certaine manière par la communauté. Comme le dit encore Christophe Chalamet :

« Il y a ici une sorte de substitution par représentativité réciproque qui s’effectue à travers une solidarité où l’un (Christ) et la multiplicité (les membres de la communauté) portent ensemble le fardeau que chaque membre peut difficilement porter par lui-même. »

Ce mouvement par lequel on est prêt à tout faire à la place d’autrui, jusqu’au sacrifice, est nommé par Bonhoeffer la « représentation vicaire », geste qui, à son paroxysme, pourrait mener à se sacrifier pour lui, au sens où la solidarité dans le péché peut aller jusqu’à consentir à « être damné » à la place d’autrui. Cette manière d’être en rapport avec le prochain dans l’Eglise est l’amour :

« [l’amour chrétien] aime le prochain réel, non parce que son individualité lui aurait plu, mais parce que lui, en tant qu’être humain, interpelle l’autre, c’est-à-dire parce que celui-ci reconnaît en ce Tu l’interpellation de Dieu. Cependant, il n’aime pas Dieu dans le « prochain », mais le Tu concret, il l’aime en se mettant lui-même, toute sa volonté, à son service ».

Bonhoeffer prend soin de préciser que la « représentation vicaire » est théologique, pas éthique, même s’il en existe également une éthique. Cette dernière « signifie le fait de prendre un mal volontairement sur soi à la place d’un autre. Elle ne s’immisce pas dans la responsabilité propre de l’autre et reste comme un acte de l’amour humain héroïque (envers la patrie, un ami, etc.) et même à l’intérieur de la plus haute obligation morale. En la reconnaissant, l’être humain ne met pas en jeu sa personne éthique globale, mais seulement en tant qu’il est débiteur (corps, honneur, argent) envers la personne qui le représente, alors que pour le Christ il reconnaît celui-ci comme représentant vicaire pour sa personne tout entière et lui doit donc celle-ci ».

« Ni une association libre, ni une institution de salut, mais une communauté de personne, une personne éthique collective reposant sur des volontés libres », selon l’heureuse formule d’H. Mottu, l’Église telle que la conçoit Bonhoeffer est indispensable à une existence authentiquement chrétienne, quelles qu’aient pu être les définitions dans lesquelles les théologiens l’ont enfermée au gré des réflexions historiques. C’est ce que ce livre brillant nous invite à nous rappeler.