Comment expliquer notre incapacité à venir plus efficacement en aide aux plus précaires ?

Le travail social, lorsqu'il s'adresse à des personnes en grande précarité, est régulièrement tiraillé entre la nécessité de répondre à des besoins élémentaires et la volonté de réaliser le travail socio-éducatif, qui demande du temps, qui constitue sa véritable mission. Les travailleurs sociaux, faute de base arrière suffisante ou parce qu'ils doivent composer avec des objectifs différents, sont ainsi bien souvent conduits à jongler entre des mesures peu satisfaisantes pour réaliser ce travail, comme le montre dans ce livre, basé sur des enquêtes de terrain, la sociologue et ethnologue Véronique Le Goaziou.

 

Nonfiction : Vous avez publié en septembre dernier un livre consacré à la grande précarité et aux travailleurs sociaux, et spécialement aux éducateurs de rue, qui s’emploient à aider les personnes sans-abri ou occupant des bidonvilles ou des squats dans les Bouches-du-Rhône. Pourriez-vous dire pour commencer quel travail ces éducateurs de rue sont censés réaliser, en fonction des publics auxquels ils s’adressent ? Vos deux terrains d’enquête recouvrent en effet des populations très différentes, et le travail qui peut être accompli dans chaque cas diffère significativement.

Véronique Le Goaziou : Pour cela, il est utile de distinguer les deux terrains d’étude que sont, d’une part les squats et les bidonvilles, d’autre part les personnes dites errantes à la gare Saint-Charles de Marseille.

Les éducateurs, membres de l’Addap (une association d’intervention socio-éducative des Bouches-du-Rhône), sont allés au contact des habitants des squats et des bidonvilles du département pour mettre en œuvre un travail d’accompagnement et d’insertion des familles. Le travail a d’abord commencé par une action à caractère humanitaire, en lien avec des bénévoles, soucieux des conditions de vie très précaires des familles, lorsque celles-ci manquaient d’à peu près tout, y compris parfois de nourriture. Une fois les besoins de base plus ou moins satisfaits, l’action a consisté (et consiste encore aujourd’hui) à aider les familles à devenir autonomes par l’accès aux droits, la scolarisation des enfants, l’accès à l’emploi et au logement, afin qu’elles quittent les terrains qu’elles occupent et mènent une vie ordinaire.

A la gare Saint-Charles, où résident différentes personnes en grande difficulté sociale et en errance (sdf, migrants, jeunes en fugue, personnes présentant des addictions…), le travail consiste à aller vers ces publics, sous forme d’équipes mobiles ou maraudes   , afin de les inciter à quitter la gare en les menant vers les dispositifs d’aide et, ce faisant, à les accrocher ou les raccrocher aux maillons de la vie ordinaire.

Dans l’un et l’autre cas, suivant la situation des personnes et l’écart qu’elles présentent avec les normes de l’aisance sociale minimale, l’action prend différentes formes, qui va des secours sociaux d’urgence jusqu’à l’autonomie, c’est-à-dire la capacité des personnes à se débrouiller seules et à piloter leur vie.

Dans le cas de la gare Saint-Charles, l’insuffisance de la « base arrière » complique énormément le travail des éducateurs, qui sont ainsi conduit à jongler en permanence pour trouver des solutions aux problèmes des jeunes qu’ils sont censés suivre. Pourriez-vous expliciter ce point ?

Le but des maraudes sociales ou sanitaires qui se portent auprès des publics en difficulté qui occupent l’espace de la gare Saint-Charles n’est pas en principe de leur procurer des secours immédiats – même si elles peuvent le faire – mais de les conduire vers des structures ou des dispositifs d’aide (centres d’hébergement, accueils de jour, équipements de soins…) afin qu’elles quittent la gare. D’abord parce que la gare n’est pas un « lieu de vie » et que, si elle procure maintes ressources à ces publics, elle est aussi un lieu de dangers, en particulier pour les mineurs et les jeunes filles. Ensuite, parce qu’on estime que ces personnes vivent de manière indigne et que l’on souhaite pouvoir leur offrir mieux – c’est l’objectif des politiques de lutte contre l’exclusion. Quant aux mineurs, ils relèvent de la protection de l’enfance et à ce titre ils ne peuvent être laissés à la rue ou livrés à eux-mêmes. Enfin, parce que la SNCF, propriétaire du site, subit les désagréments générés par la présence de ces publics – des dégradations, des malveillances, des trafics, etc., comme on peut le lire dans différents diagnostics.

Mais, pour y parvenir, encore faut-il que ce que je nomme la « base arrière », c’est-à-dire les structures et les dispositifs d’aide, soit à la hauteur de la tâche. Or, au moment où j’ai réalisé mes enquêtes, c’était très peu le cas – comme cela a du reste été montré dans des rapports d’évaluation. Les centres d’hébergement et les accueils de jour sont saturés et en nombre insuffisant, les services sociaux sont débordés, etc., bref les moyens manquent. Les structures – lorsqu’elles ne périclitent pas – sont vite encombrées et submergées. Les publics le savent d’ailleurs, au moins une partie d’entre eux, et renoncent à quitter la gare, où ils peuvent plus ou moins satisfaire leurs besoins, où ils ont des repères, nouent des relations et finissent par créer des habitudes de vie, qu’ils ne veulent pas risquer de perdre.

La conséquence est que les équipes de maraudes doivent effectivement sans cesse jongler, se débrouiller et ruser pour essayer de trouver des solutions. Heureusement que ces travailleurs sociaux sont là et on doit saluer leur hardiesse et leur obstination. Mais on peut aussi déplorer qu’ils en soient réduits à de tels procédés. Il faut bien comprendre que, sur le papier ou dans les intentions, les politiques publiques sont généreuses et pleines d’allant mais, sur le terrain, les intervenants chargés de les mettre en œuvre sont très souvent à la peine. Or c’est bien sur cette mise en œuvre qu’il faut déployer de l’énergie et engager des moyens.

La population des bidonvilles des Bouches-du-Rhône sur laquelle vous avez enquêté concerne principalement des Roms. Comment ceux-ci sont-ils pris en charge ? Comment s’insèrent-ils ? Comment évaluer les résultats qui sont obtenus sur ce plan ?

Ce sont en effet principalement des familles Roms qui occupent les bidonvilles du département – comme les autres départements du territoire national. Elles ont quitté des pays d’Europe centrale, en particulier la Roumanie, pour trouver en France (ou dans d’autres pays de l’Europe de l’Ouest) une vie meilleure. Ce sont d’abord des bénévoles ou des militants qui sont allés à leur contact et, progressivement, des intervenants sociaux, mais en nombre limité.

L’action s’est rôdée au fil du temps, depuis que les premières familles ont été aperçues dans le département il y a une quinzaine d’années : procurer des premières aides (nourriture, vêtements…), ouvrir l’accès aux droits (notamment en matière de santé), aider les familles à trouver du travail (chantiers d’insertion, missions d’intérim, puis des CDD…), scolariser les enfants, constituer des demandes de logement pour que les familles quittent les bidonvilles.

Il est difficile d’établir un bilan général, c’est ville par ville et presque terrain par terrain qu’il faudrait le faire. Il y a des endroits où l’action a réussi, comme au pays d’Arles, grâce à la pugnacité des intervenants sociaux (bénévoles et professionnels) et à un bassin d’emploi accessible à des personnes qui n’ont aucune qualification professionnelle. A Aix-en-Provence, au moment où j’ai terminé mon enquête, le bilan était nettement plus contrasté, en dépit d’intervenants sociaux qui n’ont pas ménagé leurs efforts. Toutefois la situation avait bien avancé sur le plan de la scolarisation des enfants.

Quant à Marseille, qui concentre les trois quarts des squats et des bidonvilles du département et fait face à toutes sortes de difficultés sociales, notamment en matière d’habitat, je ne suis pas parvenue à établir un quelconque bilan. Les outils de pilotage faisaient défaut – à ce moment-là, chaque association ou structure avait plus ou moins les siens et j’ignore si l’on dispose aujourd’hui d’outils communs –, et si l’on pouvait à peu près établir combien il restait de campements, combien de personnes avaient été hébergées ou logées, on ne pouvait guère aller plus loin. En revanche, les intervenants travaillent de concert et plutôt en lien avec les services de l’Etat et, même si des familles sont encore très loin de l’insertion, au moins ont-elles gagné en autonomie, car elles connaissent mieux les chemins qu’elles doivent emprunter pour y parvenir.

Somme toute, mes études montrent que, pour peu que les dispositifs d’insertion soient à la hauteur – ce qui est loin d’être le cas –, des personnes très éloignées des normes sociales à tous points de vue peuvent parfaitement s’intégrer dans un pays qui n’est pas le leur.

Vous avez pu revenir sur ces terrains après le premier confinement. On sait que la situation des plus démunis s’est fortement détériorée en lien avec cette mise à l’arrêt d’une grande partie de l’économie et la fermeture de nombreuses administrations publiques. Les éducateurs ont alors dû parer au plus urgent et les efforts d’insertion ont souvent dû être mis entre parenthèses. Cela dit, y a-t-il quelques leçons que l’on puisse tirer de cette crise selon vous ?

Les mesures sanitaires pour parer la pandémie de Covid-19 ont eu des effets désastreux pour les publics les plus en difficulté – ceux qui étaient déjà connus des services sociaux tout comme de nouvelles familles qui se sont révélées vivre dans une précarité structurelle. Maintes alertes ont été lancées à ce sujet car, à bien des endroits, c’est le risque de la faim qui s’est profilé. De fait les éducateurs – ainsi que d’autres intervenants sociaux, des bénévoles ou de simples citoyens – ont dû fournir des aides d’urgence, notamment des colis et des chèques alimentaires. Pendant plusieurs mois, ces professionnels n’ont plus vraiment fait de prévention ou de l’éducatif, mais de l’humanitaire. Je tire de cette période deux enseignements.

Le premier est que, passé quelques jours ou semaines de quasi sidération, les services de l’Etat ont pris les choses en main : des secours ont été procurés et des places d’hôtel pour les publics à la rue ont été ouvertes, notamment. Cela montre, comme me le faisait remarquer une intervenante sociale à Marseille, que l’on peut assez facilement et rapidement secourir et mettre à l’abri des centaines de personnes (sur la ville). Mais, si c’est possible, pourquoi attendre une crise d’une telle ampleur pour le faire ?

Ce qui semble assez incroyable – c’est le second enseignement –, c’est que l’on se satisfasse aujourd’hui d’une sorte d’impossibilité à venir en aide à des populations précaires – en-dehors du contexte d’une crise comme celle du Covid. Ce n’est pas moi qui le dis, mais les plus hautes instances de l’Etat, en l’occurrence Emmanuel Macron qui, dans l’une ses allocutions relatives à la pandémie, au printemps 2020, mettait en cause notre modèle de développement qui, disait-il, « dévoile ses failles au grand jour (…) et peine à nous protéger quand frappe le destin ». C’est tout de même un comble lorsqu’on sait que ce « système » prévoit depuis la deuxième moitié du XIXe siècle des politiques sociales visant justement à contrer les aléas du destin.

Les travailleurs sociaux, chargés d’exécuter ces politiques, sont nés de cette volonté de protection qui relève de l’exécutif et de la gouvernance politique. Alors, de deux choses l’une, soit nous ne pouvons ou ne voulons pas nous donner les moyens pour conduire une politique ambitieuse sur ce plan et nous nous résignons plus ou moins à l’idée que la précarité est une fatalité. Soit c’est notre « système » lui-même qui produit de la précarité et la question sociale ouvre dès lors sur la question politique des choix de société.