Un examen du rapport aux Lumières dans les idéologies de quatre figures marquantes de l’indépendance indo-pakistanaise : Gandhi, Ambedkar, Savarkar et le très controversé Jinnah.

Pour illustrer son dernier livre, le politologue Bidyut Chakrabarty, vice-chancelier de la célèbre Visva Bharati University de Shantiniketan (Bengal occidental   ), a choisi une première de couverture évocatrice des dissensions idéologiques qui ont rythmé la lutte indépendantiste, avant la proclamation des indépendances pakistanaise puis indienne (le 14 et le 15 août 1947, respectivement). Le lecteur peut y voir les photographies juxtaposées des bustes de trois personnages emblématiques de courants antagonistes de cette période.

Ces trois leaders sont vraisemblablement présentés selon leur ordre d’importance dans la chronologie des événements dont l’Asie du Sud fut le théâtre. De gauche à droite : Mohammed Ali Jinnah (1876-1948), Bhimrao Ramji Ambedkar (1891-1956) et Vinayak Damodar Savarkar (1883-1966). Chacun endosse un costume occidental et une cravate, selon les règles de bienséance de l’époque.

Quatre figures de l’indépendance

Le premier, Mohammed Ali Jinnah, est cependant coiffé de ce que l’on nomme parfois le Jinnah cap (« chapeau Jinnah », également appelé karakul hat, car confectionné avec de la laine de caracul, mouton originaire de la région ouzbèke de Boukhara), et le troisième, Vinayak Damodar Savarkar, du chapeau traditionnel marathi   . Bhimrao Ramji Ambedkar, quant à lui, est tête nue, sans doute parce que la caste des Dalits   à laquelle il appartenait n’avait pas le privilège de se parer d’un signe qui, dans le sous-continent indien, mettait en exergue l’appartenance de caste et de classe de la gent masculine   . Mais le vêtement qu’Ambedkar adopte répond sans doute aussi à l'ambition d'afficher le statut d’un constitutionaliste de renom. De fait, l’Inde rend aujourd'hui un vibrant hommage à celui qui fut l’un des pères de la Constitution, proclamée le 26 janvier 1950. Surtout, Bhimrao Ramji Ambedkar s'est fait le défenseur des individus issus des castes les plus défavorisées, dont l’amélioration de la condition (et donc l’accès à des métiers jugés nobles) devait permettre la fin de la stigmatisation sociale et l’accès à la pleine citoyenneté politique.

Sur cette même couverture, un peu plus bas, se dessine la silhouette solitaire de Mohandas Gandhi (1869-1948), vue de dos, à peine esquissée. Le Mahatma porte un court dhoti   , ses épaules sont recouvertes d’une étoffe que l’on peut également imaginer blanche, tandis qu’un trait de crayon évoque le bâton sur lequel il s’appuyait pour se déplacer, notamment lorsqu’il dirigeait de longs mouvements de désobéissance civile. Endossant l’accoutrement d’un sadhu, ou « renonçant », le Mahatma avait – pour reprendre les propos de l’historien Jacques Pouchepadass – « cristallisé les aspirations multiples » de la population « en une volonté homogène d’émancipation »   . Le mouvement national indien avait trouvé « un de ces chefs que la sociologie politique américaine, utilisant un concept de Max Weber, appelle leaders charismatiques, parce que l’ascendant qu’ils exercent sur les masses est fondé sur les vertus ou les pouvoirs individuels extraordinaires qu’elles leur attribuent ». Mohandas Karamchand Gandhi avait ainsi « consciemment aboli toute barrière entre sa vie privée la plus intime et sa vie publique », vivant « sa vie comme un exemple pour le peuple de l’Inde »   .

Chakrabarty nous rappelle que Gandhi avait présidé à la transformation d’un Congrès – qui accueillait les strates sociales les plus hautes de Bombay, Calcutta et Delhi – en un parti qui représentait non seulement les élites locales ne maniant guère la langue anglaise, mais surtout une population à la difficile condition économique.

Esprit des Lumières et retour aux sources

Le Bengali Bidyut Chakrabarty, sans nul doute familier des joutes intellectuelles qui rythment les cercles d’historiens et de politologues indiens proches des milieux de gauche, entame ses propos par une précision. Il souligne l’existence d’une riche bibliographie consacrée à Gandhi, mais aussi à d’autres leaders qui ont marqué le combat indépendantiste indien. Il mentionne Subhas Chandra Bose, dont l’opposition au Mahatma, précise-t-il, ne porta jamais sur des désaccords idéologiques majeurs.

Bidyut Chakrabarty estime à juste titre que son approche est originale. Il examine l’adhésion de Gandhi (premier chapitre), Savarkar (deuxième chapitre), Ambedkar (troisième chapitre), enfin Jinnah (quatrième chapitre) à l’esprit des Lumières, et de ce fait, à la modernité. Ces deux thèmes expriment une certaine audace, depuis l’indépendance du sous-continent indo-pakistanais et davantage aujourd’hui. En effet, les nationalistes hindous du Premier ministre Narendra Modi se sont attachés, depuis leur arrivée au pouvoir en 2014, à remodeler les mentalités collectives dominantes, en se félicitant de la remise à l’honneur de valeurs spécifiquement hindoues qui fondent, à leurs yeux, l’Inde millénaire.

Les Pakistanais, pour leur part, ont bon gré mal gré opté – en particulier depuis le coup d’Etat du Général Muhammed Zia ul-Haq (au mois de juillet 1977) – pour un conservatisme social, voire un rigorisme qui vante les seules valeurs musulmanes de l’Asie du Sud. Les deux adversaires s’accordent, en tout état de cause, à rejeter tout apport d’une colonisation désormais présentée comme un mouvement d’européanisation du monde, quitte à oblitérer le dialogue voire le syncrétisme d’idées et de valeurs nées de la confrontation.

Donnant à chacune des personnalités choisies le qualificatif que l’histoire a conservé – dans le cas de Gandhi celui de Mahatma, de Savarkar celui de Veer (le « Courageux »), et d’Ambedkar celui de Babasaheb (ou « Père respecté ») –, Bidyut Chakrabarty ose retenir pour Jinnah un titre que le Pakistan affectionne : celui de Quaid-e-Azam, le « Grand leader », dont la pugnacité, d’après les uns, la folie, selon d’autres, conduisit à la naissance du foyer musulman du Pak-i-stan (« pays des purs »).

Le politologue interroge l’influence de l’esprit des Lumières dans l’itinéraire idéologique d’hommes qui se plièrent, dans un premier temps, au cursus honorum britannique, puisqu’au terme d’études de droit, ils furent admis au barreau de Londres. Par la suite, Gandhi, Savarkar, Ambedkar et Jinnah, à l’instar de leurs contemporains en d’autres zones géographiques, tentèrent, d’une manière qui leur était singulière, un retour aux sources.

Dans l’ombre de Gandhi

Bidyut Chakrabarty saisit au passage l’occasion de rappeler que Jinnah et Gandhi étaient originaires de la région de Kathiawad (aujourd’hui Saurashtra), dans le Gujarat indien, tandis que Savarkar et Ambedkar étaient tous deux marathis. Il ajoute que des différends idéologiques quant à l’avenir du pays opposèrent Gandhi à trois adversaires de taille. Moins connus des Occidentaux, Ambedkar, Jinnah et Savarkar eurent eux-aussi une influence déterminante, non seulement sur le cours du mouvement national, mais également sur la construction des nations indienne et pakistanaise.

Le débat d’idées qui naquit de visions différentes de l’avenir nourrit en quelque sorte la réflexion du Mahatma, sans que ce dernier ne se départît de son idéal d’un retour à l’Inde des villages – laquelle resterait à l’abri de toute industrialisation. Explorant cet aspect original de l’histoire des indépendances, Chakrabarty ajoute que le Mahatma, envisageant une telle perspective, se fondait sur des conditions objectives : une population nombreuse et un état de développement précaire. Ambedkar ne pouvait que rétorquer que les villages autorisaient la pérennité de l’oppression exercée par les castes supérieures.

Modernisme et rationalisme

Après un premier chapitre consacré à ce que l’on pourrait nommer la philosophie de Gandhi, Bidyut Chakrabarty cherche donc à décrire la quête qu’engagèrent Savarkar, Ambedkar et Jinnah, « modernistes et rationalistes » qui, contrairement à nombre de leaders de l’époque, ne succombèrent ni « au charme », ni aux « ruses » du Mahatma. L’ouvrage prend le temps d’examiner, au-delà de la figure de Gandhi, la pensée de trois leaders qui eurent également l’ambition de répondre à la diversité du sous-continent indien par la définition d’une idéologie sans cesse affinée.

Si Bidyut Chakrabarty conduit l'analyse des cheminements d’Ambedkar, de Gandhi, de Jinnah et de Savarkar avec l’impartialité du chercheur, il s’autorise une certaine empathie à l’égard de ce dernier personnage, l’un des théoriciens du nationalisme hindou que l’on tend désormais à condamner sans se pencher sur la voie qu’il a tenté de tracer. De même, l’ouvrage propose un portrait plus nuancé que de coutume de Jinnah, que la société civile pakistanaise aime à décrire comme un dirigeant éclairé exempt de toute instrumentalisation communaliste   , tout au moins au début de sa carrière politique.