Une approche sémiotique et engagée de l’esthétique mondialiste contemporaine, qui complexifie notre vision et notre compréhension des images et de la communication visuelle dans l'espace urbain.

Affiches dans la rue, campagnes publicitaires, logos : la communication visuelle joue aujourd’hui un rôle majeur dans la constitution de notre expérience quotidienne de la ville. La « Petite Collection » d’ArTeC réunit dans Communication, espace, image une sélection de travaux de sémiologie visuelle qui proposent une compréhension critique et engagée des nombreuses images qui peuplent nos espaces urbains. Ces derniers se révèlent de véritables paysages sémiotiques, qui s’offrent au regard de l’autrice Giorgia Aiello comme des lieux d’inscription de messages, de stratégies commerciales et de façonnements qui alimentent nos imaginaires, nos valeurs et nos actions.

Fruit d’une activité éditoriale plurielle et signée complètement au féminin, le volume résulte d’un enjeu de traduction et de transmission au public francophone d’un ensemble de travaux s’inscrivant dans une tradition anglophone. L’autrice est Giorgia Aiello, une chercheuse au profil international, active entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Italie.

Démasquer les stratégies de la communication visuelle capitaliste

À partir d’une démarche qui accompagne l’analyse sémiotique d’enquêtes ethnographiques de longue durée, les quatre cas d’études présentés peignent un portrait composite et critique de la communication visuelle marchande et des stratégies que celle-ci adopte dans l’inscription d’images dans nos espaces publics et leur façonnement. Une conception très large de ces espaces urbains se déploie au long des enquêtes. Celles-ci se focalisent aussi bien sur les espaces quotidiens, que sont les cafés ou les quartiers populaires de diverses villes, que sur les espaces muséaux ou numériques que sont les banques d’images. Ces analyses révèlent toute l’emprise de la communication capitaliste sur la trame quotidienne de la vie dans les villes et l’urgence d’un travail de déconstruction.

Le rebranding du logo de Starbucks

Le premier essai suit l’évolution visuelle du logo de la marque Starbucks qui, en 2011, dévoile un nouveau design pour la sirène iconique de la marque, en soustrayant du logo la signature « Starbucks Coffee ». Le processus de rebranding du logo de la marque, une opération réalisée de manière systématique depuis sa naissance en 1971 et au fur et à mesure de son développement économique et de son extension à l’international, passe essentiellement par deux processus distincts. La stylisation, d’un côté, fait référence aux modifications des caractéristiques graphiques du logo, consistant en une purification progressive de l’image de la marque. La texturation, de l’autre côté, fait appel à l’évolution de l’expression matérielle du logo qui, de plus en plus stylisée et « exportable », peut gagner une épaisseur sémiotique par la mise en situation, l’incarnation et l’évocation sensorielle.

La rhétorique visuelle du capitalisme contemporain adopte ces deux stratégies de manière combinée, ce qui a pour effet de réconcilier des exigences en apparence contradictoires de la communication de la marque. Les logos observés dans quatre métropoles de trois continents convoquent, en effet, des potentiels de significations à la fois de généricité et de diversité, de distance et de connexion, d’officialité et d’intimité   garanties par la neutralité et le minimalisme du design et par l’illusion de tangibilité de la texture visuelle.

La politique visuelle autour du genre de Getty Images

Giorgia Aiello questionne la politique visuelle « Genderblend » adoptée par la banque d’images Getty Images. Souvent considérées insignifiantes par l’imaginaire collectif ou accusées de reposer sur des clichés, les images prêtes à l’emploi se trouvent au centre de la culture médiatique actuelle   . L’autrice observe une tension entre la posture généraliste de ces images et l’effort, politiquement conscient, de faire face aux critiques portant sur le recours fréquent aux stéréotypes dans la représentation du genre.

Les trois conceptions du genre s’articulent ainsi dans le texte. Tout d’abord, le genre est invoqué comme « sexe social », qui peut être construit ou déconstruit, à la Butler, via une performance. Dans le cas des photographies de Getty Images, cette performance est visuelle et sensorielle : l’autrice y retrouve l’invocation par l’image d’une dimension matérielle et physique spécifique via des techniques de « texturation » de l’image.

Le genre est, ensuite, compris comme réalité classificatoire qui oblige à des opérations de définition catégorielle et de distinction. La sémiologue les identifie comme des procédés visuels de « typage » – consistant à considérer les sujets représentés comme des types – et à utiliser des attributs pour définir l’identité de genre de ces sujets. On insiste sur des caractéristiques physiques ou des attributs matériels tels que les vêtements portés sur le corps, le maquillage, les accessoires, pour renvoyer à une catégorisation spécifique.

Enfin, le genre est conçu dans sa dimension prescriptive, voire normative, comme modèle qui précède et encadre toute représentation ou interprétation. La stratégie visuelle des photographies de Getty Images vise à communiquer une remise en question des stéréotypes. Elle consiste en la juxtaposition, dans des actes de comparaisons visuelles, d’attributs opposées bien que familiers pour mettre en évidence les écarts par rapport à la norme. C’est l’exemple de l’image du « Père télétravaillant portant un bébé », qui représentait un homme en soulignant à la fois les attributs masculins des pères et la tendresse de leurs gestes.

Au croisement du politique et du marketing, la politisation de la photographie des banques d’images est analysée de manière à faire ressortir des modalités spécifiques à l’entreprise – il s’agit de réimaginer les « nouveaux types » d’identités de genre – sans omettre l’instrumentalisation de cette opération au service du capitalisme.

Le style de Magnum Photos

La communication visuelle de la différence entre type et stéréotype est soumise à des impératifs sémiotiques de distinction « autoriale ». Il s’agit là également de thèmes traités dans le troisième essai du recueil dédié à l’exposition Euro Visions réalisée par Magnum Photos. Présentée pour la première fois au Centre Pompidou entre septembre et octobre 2005, l’exposition de photographie fait suite à l’élargissement de l’Union européenne en 2004, et conçoit un travail de représentation des nouveaux pays entrants, de l’« autre » européen.

Giorgia Aiello interroge les modalités, les techniques de représentation visuelle de l’altérité aussi bien que les idéologies qui se cachent derrière ces techniques. Pour ce faire, la sémiologue pose, d’abord, une distinction analytique fondamentale entre le contenu visuel d’une image et le traitement visuel qu’on peut en faire, entre l’aspect représentationnel ou figuratif et le surcroît de sens produit par la manipulation après-coup de l’image, entre représentation et conception de la photographie.

Elle arrive ainsi à démasquer les impératifs de style et de démarcation artistique du photographe ou de l’auteur des photographies par rapport à la tradition humaniste et documentaire de la communication visuelle de l’entreprise. Il s’agit d’impératifs stylistiques qui informent et déforment les représentations des sujets photographiés et leur confèrent une « altérité » largement construite et, finalement, marchande. La communication visuelle devient, en ce sens, le lieu de pouvoir pour la (re)production des identités géopolitiques.

La rhétorique mondialiste en jeu dans la restructuration des quartiers populaires

Giorgia Aiello traite, finalement, de la modernisation du quartier, autrefois populaire, de la Manifattura Tabacchi dans la ville italienne de Bologne, ville maternelle de l’autrice. L’analyse sémiotique relève une véritable performance visuelle et matérielle dans le renouvellement urbain du quartier, dans lequel il est possible de lire les répercussions des processus contemporains de marchandisation de la culture. Les pratiques industrielles et les relations économiques s’inscrivent désormais de manière active dans le financement et la production de structures matérielles clés de la vie contemporaine et, notamment, de nos paysages urbains   .

L’environnement bâti communique alors des potentiels de signification et court le risque de tomber sous l’emprise de la rhétorique marchande et mondialiste : il se présente comme un lieu de médiatisation, comme une interface clé entre le capital mondial et les différents publics concernés par le renouvellement urbain et susceptibles d’être constitués comme des subjectivités spécifiques par la configuration de l’espace qu’ils habitent. Via des stratégies sémiotiques de distinction et de délimitation, le quartier sert consciemment de site circonscrit pour la communication mondiale de Bologne comme ville culturelle d’envergure internationale.

Vers une inscription matérielle de la rhétorique capitaliste

Les corpus analysés se composent alors d’images urbaines, marchandes, et se révèlent bien plus larges que les seules images médiatiques. Outre les images, les logos, les campagnes publicitaires et les actions de communication publiques qui circulent dans les médias, l’analyse de la sémiologue déborde sur les stratégies de façonnement de l’espace. Celui-ci est compris dans sa dimension de façade d’inscription, s’offrant comme un écran, et dans sa matérialité spécifique, telle qu’elle est mobilisée et exploitée par les appropriations marchandes de l’espace urbain.

Suggérant un « material turn » de la communication visuelle, l’analyse sémiotique proposée par Giorgia Aiello s’efforce, en ce sens, de tenir ensemble les dimensions visuelle et matérielle dans une perspective militante. Cette démarche donne vie, à plusieurs reprises, à des conceptualisations épaisses et stratifiées des processus d’inscription de la communication publique dans les divers espaces des villes, et des techniques de façonnement de ces mêmes espaces.

Le danger auquel nous faisons face demeure, une fois de plus, celui de l’uniformisation croissante du quotidien, des paysages, des individus, d’après une rhétorique universaliste et « mondialiste » d’inscription et de façonnement visuels. En ce sens, la « ruse » des grandes entreprises capitalistes consisterait à promouvoir un discours de la différence tout en étant porteurs d’une opération d’uniformatisation, de véritable colonisation, entre autres, de nos espaces urbains.