La critique systémique de l'école doit prendre en compte les interactions entre les professeurs et les élèves, car la sociologie peut être une ressource précieuse pour les enseignants.

Les résultats de la recherche en sociologie de l’éducation sont parfois difficiles à accepter pour les enseignants. Ils leur apprennent en effet que les inégalités sociales persistent malgré leurs efforts pour les aplanir, que l’institution scolaire peut parfois exclure plutôt qu’émanciper, et que certaines pratiques de remédiation peuvent parfois avoir l’effet paradoxal d’entretenir l’élève dans ses difficultés.

Ces informations peuvent décourager les enseignants en les faisant douter de l’utilité de leurs efforts pour améliorer l’instruction et la socialisation scolaire de leurs élèves. Les valeurs d’égalités et d’émancipation, qui sont pourtant au cœur de leur identité professionnelle, peuvent leur sembler illusoires. Faut-il en conclure que la sociologie ne peut alimenter qu’une critique systémique de l’institution scolaire, sans doute propre à justifier des revendications syndicales, mais incapable de donner aux enseignants des données qui leur soient véritablement utiles pour améliorer leurs pratiques individuelles ?

Dans leur Manuel de sociologie de l’éducation, Hugues Draelants et Branka Cattonar s’opposent à cette idée. Le rôle de la sociologie n’est pas de dire ce que les pratiques éducatives doivent être, mais de mettre au point un vocabulaire s’appuyant sur des observations empiriques permettant de formuler ce qu’il se passe en classe. Selon les auteurs, les enseignants peuvent s’approprier ce vocabulaire pour réfléchir à leurs pratiques, à leurs attentes, à leurs difficultés.

En ce sens, la fonction sociale de la sociologie, c’est de contribuer à la réflexivité des acteurs, de leur donner des outils leur permettant de mieux comprendre ce qu’ils font, et de trouver ce qu’ils peuvent faire pour faire mieux. Le but de ce manuel est donc non seulement d'informer les enseignants sur les résultats de la recherche sociologique en éducation, mais aussi d'expliquer en quoi ces informations peuvent leur être utiles.

Les questions que se posent les sociologues ont une histoire

On retiendra que ce manuel s’efforce de mettre en évidence la façon dont les questions que soulève la sociologie dépendent du contexte sociohistorique dans lequel elles surgissent. Parmi ces questions, celle de la reproduction scolaire des inégalités sociales est sans doute la plus importante aujourd’hui. Elle est pourtant absente de l’œuvre fondatrice d’Emile Durkheim qui écrit ses premiers textes de sociologie de l’éducation au début de la IIIe République, époque où c’est plutôt la question de la morale (et de la morale laïque) qui est au centre des débats.  

Il faut attendre la fin des années 60 pour que la question des inégalités passe au premier plan – en particulier grâce aux œuvres de Pierre Bourdieu et de Raymond Boudon. La question, cependant, ne surgit pas du néant : elles reflètent les préoccupations de l’époque, celles que suscite la massification de l’éducation encouragée par la politique éducative française visant à faire de l’institution scolaire une institution accessible à tous les enfants, quelle que soit leur origine sociale. La mesure la plus emblématique de cette politique fut la création du collège unique en 1975.

Ce dont rend compte la sociologie, c’est que cette « massification » de l’éducation n’est pas une « démocratisation » de l’éducation : ce n’est pas parce que toute la population fréquente la même école que nos chances de réussite sociale sont égales. Empiriquement, cela s’illustre notamment dans l’inégalité d’accès à l’université : si les ouvriers représentent environ 30 % de la population, les enfants d’ouvrier ne constituent qu’environ 5 % des étudiants.  

Les intuitions des enseignants sur les usagers de l’école sont parfois fausses

Une autre dimension importante du livre réside dans la façon dont il montre comment l’analyse sociologique permet de remettre en question des idées fausses sur l’éducation qui circulent spontanément dans la société, y compris chez les enseignants. Les auteurs indiquent, par exemple, que les familles des élèves les plus en difficulté ne sont pas nécessairement « démissionnaires », contrairement à ce que certains enseignants peuvent penser. En réalité, les enfants les plus aidés par leurs parents sont souvent ceux qui rencontrent le plus de difficultés.

Dans le même esprit, le livre révèle que les élèves en difficulté ne travaillent pas nécessairement moins que les bons élèves. Si les enseignants ont l'impression que certaines familles ou certains élèves manquent d'investissement, c'est parce que celui-ci leur est souvent invisible et qu’il est peu efficace – les « mauvais » élèves passeraient « un temps considérable à recopier leurs notes, à les remettre au propre, à faire des résumés, etc., mais sans approfondir la connaissance de la matière ».

Autre exemple, certains travaux montrent que la fonction que les familles accordent aux jouets varie selon le milieu social. Dans les classes moyennes et supérieures, les jouets sont perçus comme des « outils d’apprentissage », comme un moyen d’éduquer l’enfant en le stimulant, en l’amusant. Dans les classes populaires, les jouets sont perçus comme des objets de loisir, comme une source d’amusement qui s’oppose à l’école, considérée comme un lieu de travail austère. Cette différence de perception contribue aux inégalités scolaires : bien que le jeu-plaisir ne soit pas incompatible avec l'apprentissage, il ne permet pas de renforcer les attitudes et les compétences valorisées dans l'institution scolaire, contrairement au jeu-éducation.

Rendre explicites les attentes implicites des pratiques

Dans quelle mesure ce type d’information permet-il aux éducateurs de réfléchir à ce qu’ils peuvent faire pour améliorer leur travail ? Peut-on vraiment, d’ailleurs, attendre des professeurs, à un niveau individuel, que leur action contribue à la réduction des inégalités ? N’est-ce pas plutôt grâce à une réforme de l’institution scolaire dans son ensemble que l’école pourra s’élever à la hauteur des idéaux émancipateurs qu’elle est censée incarner ?

Draelants et Cattonar ne sont pas tout à fait de cet avis. Si la dimension systémique est évidemment très importante, la scolarité est avant tout le résultat d’une interaction entre élève et enseignant, et c’est sur cette interaction qu’il faut agir. Les sociologues montrent que l'échec scolaire est souvent lié à des exigences implicites dont les enseignants n’ont souvent pas conscience. Ces attentes peuvent porter sur des compétences scolaires (une activité impliquant du découpage suppose que l’on sache découper), mais également sur des attitudes sociales (par exemple, que l’on s’intéresse au cours, ou que l’on respecte spontanément les professeurs). Mettre au jour ce type d’attente permet aux enseignants de prendre conscience qu'ils présupposent des choses qui devraient, en fait, faire l'objet d'un enseignement à part entière.

Le pouvoir critique de la sociologie est donc lié à sa capacité d’expliciter des attentes implicites dans les pratiques. Pour aider les professeurs dans cette démarche, les auteurs proposent des exercices réflexifs et des pistes de travail. Ils invitent les enseignants, par exemple, à se demander si leurs pratiques pédagogiques présupposent un travail parental et, le cas échéant, à réfléchir à des façons de l’anticiper en classe et à des moyens de le rendre explicite aux parents. Autre proposition parmi beaucoup d’autres : pour amener les professeurs à prendre conscience de ce que représente réellement l’école pour leurs élèves, ils recommandent de les interroger : « Que pensent-ils apprendre à l’école ? Pourquoi viennent-ils à l’école ? Qu’en attendent-ils ? Que signifie apprendre pour eux ? ». De cette façon, les acquis de la sociologie peuvent être utilisés pour alimenter une pédagogie explicite consciente de l’articulation qui peut exister entre l’instruction et les variabilités sociales qui touchent des élèves et des familles qui fréquentent les institutions scolaires.

Ce livre montre de façon très convaincante que la sociologie peut fournir des informations empiriques, rigoureuses et utiles aux enseignants. Elles leur permettent de réfléchir à des moyens d’atténuer, à un niveau sans doute modeste, mais non négligeable, les inégalités sociales qui touchent leurs élèves. Ce livre semble aussi répondre à une exigence que l’on pourrait avoir vis-à-vis de la sociologie elle-même : que la fonction critique de la sociologie constitue la responsabilité sociale que cette discipline doit assumer. Les sociologues doivent faire un effort : celui de donner à leurs travaux une forme qui puisse être réappropriée par les enseignants – ou qui, à tout le moins, évite de les démobiliser. Ce n’est qu’à cette condition que l’on peut exiger en retour que les enseignants fassent, de leur côté, l’effort de recevoir les critiques sociologiques de leurs intuitions et de leurs pratiques. La lecture de la littérature récente en sociologie de l’éducation laisse penser qu’un certain nombre de sociologues ne partagent pas cette préoccupation. Si l’exigence que l’on formule ici dépasse certainement l’intention de Drealants et Cattonar, ce manuel y répond parfaitement. On ne peut qu’espérer qu’il tombe entre les mains de nombreux enseignants.