La biographie sociale d’Isaac Strauss, musicien de Napoléon III, représentatif de l’émancipation des Juifs au XIXe siècle.
Spécialiste de la musique en France au XIXe siècle, présidente de l’Institut européen des musiques juives, Laure Schnapper consacre son nouveau livre à la figure incontournable et pourtant oubliée d’Isaac Strauss (1806-1888), le chef d’orchestre de la « fête impériale », autrement dit du Second Empire.
Un musicien du Second Empire
Quel intérêt il y a-t-il à exhumer le parcours d’Isaac Strauss, violoniste et chef d’orchestre porté par son dynamisme et son talent au rang de principal organisateur des bals de Cour sous Napoléon III ?
Il s'agit de rappeler que l’histoire de la musique comporte encore bien des lacunes et qu’elle est constituée de personnalités multiples et variées, de premier ou de second rang, qui, à l’instar d’Isaac Strauss, en ont tissé la trame. Le plus souvent négligée en raison de son rôle de divertissement, la musique de bal mérite pourtant toute l’attention des historiens et des musicologues. L’histoire de la musique ne saurait par ailleurs se réduire aux quelques exemples de musiciens dont la postérité garde solidement la mémoire.
La figure d’Isaac Strauss réclame qu’on le dissocie une fois pour toutes de la fameuse dynastie viennoise dont il ne partage que le nom (ce dont il souffrit une grande partie de sa vie). Arrière-grand-père de Claude Lévi-Strauss (dont un beau et court texte de 1981 sert de préface au livre), il croise à la fois les célébrités du monde musical (comme Offenbach, Rossini, Chabrier, Thomas) et du monde politique (entre autres la princesse Mathilde), et joue un rôle essentiel dans la constitution des collections du musée d’Art et d’Histoire du judaïsme de Paris.
Le cas Isaac Strauss apparaît comme un passionnant exemple d’émancipation et d’intégration pionnière des Juifs de France par la musique dans la première moitié du XIXe siècle. La brillante mise à l’honneur d’Isaac Strauss par Laure Schnapper répond ainsi à la nécessité d’envisager musique et histoire concomitamment.
Un musicien juif au sommet
On ne peut qu’être surpris par l’ampleur de la carrière d’Isaac Strauss, chef attitré des bals de la Cour impériale et de ceux de l’Opéra, compositeur prolixe et grand collectionneur. Acteur incontournable de la vie musicale française de 1830 à 1872, il organise en particulier les fêtes officielles du Sénat et celles de l’hôtel de Ville de Paris tout en dirigeant l’activité musicale de Vichy où, au détour d’une rue, on peut encore découvrir la « villa Strauss » qu’il occupe à la fin des années 1850.
L’immense notoriété du musicien juif résulte d’un capital culturel entretenu par ses parents (dont il est le fils cadet), d’un travail acharné et d’une ambition à intégrer les milieux sociaux porteurs de réussite professionnelle et économique. Originaire d’Alsace, issu d’une famille modeste, Isaac Strauss se rend à Paris en 1827 alors qu’il a à peine vingt-et-un ans. Violoniste, il entre au Conservatoire duquel il démissionne l’année suivante. Il épouse Henriette Schriber avec laquelle il a huit enfants.
En 1842, il prend la direction des bals de l’Opéra-Comique et entame sa première saison à Vichy en 1844. Alors que la Monarchie de Juillet est sur le point de se terminer, il dirige les bals de Louis-Philippe et parvient à occuper la même fonction en 1849 sous l’autorité cette fois de Louis-Napoléon Bonaparte. Deux années après la proclamation du Second Empire, il prend sous sa responsabilité les bals de l’Opéra et se met au service de l’ancien président de la République devenu l’empereur Napoléon III. Il quitte sa fonction juste avant la chute de ce dernier en 1869 et opte pour une retraite définitive et totale en 1872. Sa collection d’objets hébraïques est révélée au grand public lors de l’Exposition universelle à Paris de 1878 puis à Londres moins d’une année avant sa mort le 9 août 1888.
La réhabilitation d’une figure oubliée
Avec l’aide de Cédric Kleinklaus, Laure Schnapper établit en fin d’ouvrage la liste chronologique des publications originales d’Isaac Strauss, rappelant par la même occasion l’étendue et l’importance de la carrière du musicien qui s’étale sur une quarantaine d’années. S’ajoute à cette liste de 244 ouvrages celle, tout aussi abondante, des adaptations d’ouvrages lyriques qui soulignent le talent d’arrangeur d’Isaac Strauss. Il est vrai que la limite entre musique sérieuse et musique de divertissement s’avère très poreuse, ce dont témoigne le talent de compositeur et d’arrangeur du musicien alsacien. Figurent également en annexe un certain nombre d’outils exclusifs, fort utiles : la chronologie et les domiciles d’Isaac Strauss ainsi que la mention généalogique de ses descendants.
Une telle synthèse (l’ouvrage atteint les 347 pages) a été rendue possible par le croisement d’un grand nombre de sources manuscrites recensées dans l’ouvrage, et qui proviennent des fonds de la BnF (fonds Lévi-Strauss), du musée d’Art et d’Histoire du judaïsme (six boîtes d’archives), des Archives nationales, de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, du musée Carnavalet, ou encore d’archives départementales et municipales en lien avec la géographie du parcours d’Isaac Strauss et de sa famille (Alsace, Vichy). Laure Schnapper a également consulté des archives privées et offre au lecteur à la fin de son livre une très solide bibliographie d’ouvrages imprimés et de périodiques qui précèdent un utile index des noms propres.
La musicologue-historienne réhabilite donc à la fois Isaac Strauss et la musique de bal (celle qui est « faite pour les pieds »), encore trop absents des ouvrages d’historiens consacrés au Second Empire. Dans sa « biographie sociale », Laure Schnapper redonne à Isaac Strauss la place qui lui revient dans le récit national et révèle tous ses mérites à s’être extrait de sa condition première grâce à son éducation, à son talent et à son ambitieux entreprenariat musical (milieux de l’édition, du commerce des partitions, des casinos et des salles de concert).
Ce livre, on l’aura compris, répond à toutes les exigences d’un haut niveau de recherche et se présente comme la référence obligée pour les personnes intéressées par l’un des destins juifs de la musique française. Cette impressionnante carrière, intimement liée aux mutations sociales et politiques de son temps, embrasse ainsi une grande partie de l’histoire française du XIXe siècle. La spécialisation d’Isaac Strauss, nous explique Laure Schnapper, s’avère représentative des choix opérés par nombre de musiciens juifs devenus d’essentiels contributeurs au développement de la musique de divertissement et du répertoire populaire de la « chanson française » jusqu’au XXe siècle.