Dans une histoire sociale des migrants juifs à Paris au XVIIIe siècle, André Burguière brosse la vie précaire et le combat radical pour l’émancipation à l’heure de la Révolution.

André Burguière, historien spécialiste de la famille et de la population en France sous l’Ancien-Régime et éminent protagoniste de l’anthropologie historique, aborde dans Permis de séjour l’histoire des mobilités juives à Paris au cours du XVIIIe siècle. Il y brosse la vie de quelques centaines de Juifs, encadrés par des passeports de courte durée et ultra-surveillés par la police, dont les passages dans la capitale deviennent pourtant de moins en moins transitoires. Ces présences se consolident à l’heure de la Révolution française, dans un tournant crucial pour les Juifs de France, c’est-à-dire au tout début du processus de politisation de leur combat pour la liberté et l’égalité.

Les Juifs à Paris : une histoire de précarités et de contrastes

Pourquoi se rendre à Paris, ville qui n’offrait aux Juifs que de très faibles possibilités de s’installer de façon permanente, du fait du régime du passeport auquel ils devaient se soumettre pour ne remporter qu’un permis de séjour de courte durée ? C’est la première question que ce livre pose et à laquelle il répond avec une analyse fine des sources policières parisiennes et une reconstitution complexe – et passionnante – des relations socio-économiques entre mondes juif et non-juif.

L’attention est portée, d’abord, sur le petit univers des colporteurs et des petits-marchands juifs provenant des provinces de l’Est, intéressés au commerce de la bijouterie bon marché fabriquée dans le quartier Saint-Avoye (dans l’actuel quartier de Beaubourg). Le livre reconstitue également, bien que dans une moindre mesure, la vie des Juifs provenant du Midi, des marchands bordelais et avignonnais plus aisés et mieux intégrés dans la société majoritaire, dont la résidence sur la rive gauche est quasiment permanente.

André Burguière fait état d’une division nette entre les Juifs habitant la rive droite et ceux habitant la rive gauche : cette opposition entre les deux rives de la Seine se creuse, au cours du XVIIIe siècle, au niveau des droits, des richesses, des insertions sociales et politiques. A l’heure de la Révolution, les différences d’ordre socio-économique, religieux-culturel et juridico-politique entre ces deux populations juives deviennent de plus en plus marquantes, au point d’entraver le combat pour l’égalité, poursuivi par les deux groupes séparément, lors des débats de l’Assemblée constituante.

La première partie du livre interroge notamment les contrastes dans le domaine socio-économique. Si la venue à Paris de ces quelques centaines de Juifs est motivée, pour la plupart, par la misère, comme nous l’indique l’auteur, il est aussi avéré que certains marchands juifs, hommes d’affaires illégitimes ou fortement risquées, tentent d’obtenir un permis de séjour à Paris pour échapper à une banqueroute faite ailleurs   . Si la plupart sont des gens honnêtes, nous rencontrons également quelques figures qui reproduisent le stéréotype antijuif du « fripon »   . Dans l’échelle sociale, l’on compte enfin quelques munitionnaires des armées et quelques grands entrepreneurs liés à la cour royale, qui gèrent des grandes affaires dans la capitale.

André Burguière appelle ainsi à se méfier « d’une vision trop misérabiliste. Ces marchands ne sont pas forcément des traine-savates »   . Le chapitre 4, intitulé Gagne-petit et grands marchands, offre, en ce sens, un aperçu très intéressant de la stratification socioéconomique, fortement inégale, de la population juive à Paris. Les aspects sociaux liés au destin des individus et des familles sont mis en exergue : c’est avec empathie que leur expérience dans la capitale, dans un habitat souvent malsain, est reconstituée. Nous pouvons notamment y repérer des chiffres importants sur la mortalité enfantine.

Les archives de police analysées dans la première partie du livre constituent une source essentielle, riche et vivante, bien qu’insuffisante pour donner une vision complète de la situation des Juifs à Paris. André Burguière passe au crible les modes de surveillance policière réservée aux Juifs, qui « semble osciller entre sévérité et laxisme »   . La surveillance rapprochée sur les plus riches était motivée par des intérêts personnels, car la police pratiquait volontiers l’extorsion de fonds   . Cette action impulsive et inconstante vis-à-vis des migrants juifs à Paris était aggravée par un élément antijuif flagrant.

Une émancipation à la française, entre idéalisme et audace

L’histoire du combat des Juifs parisiens pour la liberté et l’égalité est reconstituée dans la deuxième partie de l’ouvrage. André Burguière commence par une discussion des attitudes fortement polarisées parmi les philosophes au regard de la question juive, en enchaînant une réflexion sur l’apport des Lumières juives allemandes (Moses Mendelssohn notamment) au débat français. Le chapitre 11 (Les Bordelais font chambre à part) rebondit sur la question des divisions entre Juifs originaires du Midi et Juifs originaires de l’Est : « Les juifs de France ont abordé la Révolution comme ils abordaient la monarchie sous l’Ancien Régime : en ordre dispersé »   . Si les Bordelais souhaitaient avant tout conserver leurs privilèges de régnicoles, en adoptant une attitude politique à courte vue, les Juifs de l’Est exprimaient en revanche, selon l’auteur, une véritable demande de droits dans l’esprit des temps   .

André Burguière semble prendre parti pour la cause des Juifs de la rive droite, plus pauvres et plus demandeurs de droits. Dans un passage délicat, car célébrant le modèle assimilationniste français, il désigne l’approche des Juifs de Paris de « radicale », car « ils demandent l’assimilation légale parfaite » et « sont prêts à renoncer à leurs coutumes particulières ». Parce qu’ils n’avaient « aucun privilège à préserver et tout à gagner » (mais ceci n’est valable que pour les Juifs de la rive droite), « les juifs parisiens ont pu jouer un rôle fédérateur pour tous les juifs de France »   . Or, ce « rôle fédérateur » fut pour la plupart recouvert par des révolutionnaires non-juifs comme Mirabeau, André Grégoire, Jacques Godard ou Adrien Duport, qui étaient enclins à présenter la question juive de façon unitaire. Quant aux résultats obtenus par ces sympathisants pour la cause juive, comme il est bien connu, ce ne fut que dans ses toutes dernières heures, par une démonstration d’idéalisme et d’audace, que l’Assemblée constituante vota la motion pour la pleine égalisation de tous les Juifs de France, sans plus de différences de traitement entre Juifs de l’Est et Juifs du Midi.

Toutefois, quant aux vues politiques et attitudes socio-culturelles, les Juifs de France demeurèrent, pendant longtemps encore, très divisés entre eux. Les débats déclenchés par l’Assemblée des Notables et du Grand Sanhédrin, les deux événements impériaux planifiés par Napoléon en 1806-1807, le montrent très clairement : ils eurent comme résultat non seulement de reléguer les Juifs dans une citoyenneté à part par la mise sous procès du Judaïsme, mais également d’exacerber les divisions déjà existantes au sein du monde juif français.

Le modèle d’émancipation « à la française » est présenté par André Burguière comme un modèle audacieux et radical, car fondé sur la laïcité, c’est-à-dire sur l’invisibilité du religieux dans la sphère publique – ce qui est pertinent dans le cadre d’une observation rapprochée, strictement limitée aux idéalismes du moment révolutionnaire. Sur ce point, l’analyse aurait pu être prolongée par une analyse critique du modèle d’émancipation, ainsi que par une discussion de ses dégénérations, sur la longue durée   .

Une tension signifiante se dégage de ce livre. Chapitre après chapitre, le rythme de l’écriture et les variations de vocabulaire conduisent le lecteur à enrichir de nouveaux fragments sa vision de la mosaïque sociale des Juifs parisiens, et en même temps, à remettre en question les acquis qu’il avait cru pouvoir fixer dans les chapitres précédents. Rien ne reste fixe, rien n’est linéaire, tout est en mouvement. Le monde social des migrants juifs de la capitale se compose d’un enchevêtrement de vies précaires et inclassables. Il s’agit, en somme toute, d’un petit univers qui n’était prêt au rendez-vous de l’émancipation à la française qu’« en ordre dispersé », et qui, par ses combats disjoints, a néanmoins contribué, de manière significative, au combat général pour l’égalité et pour la liberté.