Deux ouvrages décrivent des manières originales d’organiser socialement et politiquement la diffusion des œuvres d’art, éclairant les dynamiques qui structurent de nos jours le champ artistique.

Pour qu’un œuvre d’art vive, il ne suffit pas qu’elle soit créée ; encore faut-il qu’elle soit diffusée, c’est-à-dire qu’elle atteigne un public. Philippe Henry, chercheur en socio-économie de la culture, et François Hers, artiste, le savent bien : l’un et l’autre consacrent un ouvrage à cette question, en s’appuyant sur la Loi relative à la liberté de la création (7 Juillet 2016), qui articule dans ses articles 1 et 2 la liberté de création artistique avec celle de la diffusion.

Les deux auteurs soulignent que c’est à des structures politiques et sociales (institutions, organisations, associations) qu’il incombe de garantir à la production artistique des chemins d’accès aux publics. Mais chacun le fait dans une perspective singulière, qui met en évidence un mode de diffusion original parmi ceux qui sont déployées aujourd’hui en France : l’un se propose de défendre le rôle des organisations modestes dans cette tâche, l’autre explore le protocole des « Nouveaux Commanditaires ».

Explorer de nouvelles structures de création et de diffusion

L’ouvrage de Philippe Henry abonde de références à des structures locales et modestes de médiation et de diffusion artistique, tournées notamment vers l’art contemporain et numérique. Ce panorama fait apparaître certaines dynamiques nouvelles au sein du champ artistique, qui renouvellent non seulement l’organisation de la diffusion, mais encore celle des groupements d’artistes. Leur point commun est de chercher des voies de création et de diffusion qui ne soient pas celles tracées par les institutions d’État et qui s’enracinent plus profondément dans les territoires et dans les problématiques concrètes qui travaillent la société. L’auteur décrit ainsi des structures modestes mais efficaces, en relation constante avec d’autres secteurs culturels.

L’apparition de nombreux courants culturels émergeant de la société civile explique la multiplication de ces structures. On assiste en effet à une croissance soutenue de travaux d’artistes ou d’appels à participation qui répondent à la volonté de créer des terreaux culturels locaux, moins prisonniers des circuits de valorisation habituels (maisons de la culture, scènes nationales, etc.). C’est cette extension, tant quantitative que qualitative, que Henry appelle le nouveau « régime communautaire de singularités », c’est-à-dire la structuration de nouveaux processus artistiques et esthétiques, qui impliquent à la fois des pratiques spécifiques, des valeurs inédites de créativité, des mobilités importantes et des modes de valorisation correspondant.

Le cas des arts numériques occupe dans ce paysage une place particulière, car ils reconfigurent les modes de socialisation artistique. Non seulement ces derniers s’organisent de manière spécifique (ils ont la propriété de s’auto-organiser et de constituer un environnement social d’intermédiation et de coopération), mais ils déploient des formes hybrides d’interaction sociale, qui posent des difficultés nouvelles pour l’accompagnement des porteurs de projets.

La même problématique d’exposition ou de diffusion des œuvres au public traverse les pratiques numériques et le spectacle vivant ou les musiques actuelles, auxquelles l’auteur consacre des pages importantes. L’enjeu est celui des coopératives d’activité et finalement des formes d’emploi dans ce secteur. L’auteur dresse, au fil des pages, un panorama précis de l’organisation de ces structures coopératives et en détaille les budgets, les statuts juridiques, et les difficultés financières.

À cet égard, Henry rappelle que certaines organisations artistiques commencent leur activité avec peu de ressources financières, les porteurs de projets ne mobilisant que des capitaux d’ordre culturel, social ou symbolique. La question du financement des projets fait finalement émerger la difficulté dans laquelle se trouvent ces structures à concilier la liberté organisationnelle — qui relève par ailleurs du droit — et l’engagement collectif dans les arts, qui repose le plus souvent sur du bénévolat.

En somme, l’ouvrage dresse un état des lieux de ces structures culturelles qui s’étendent dans les régions, les villes, les territoires et qui s’émancipent progressivement du patronage des grandes institutions disposant de larges financements. Cette dynamique donne lieu à des entreprises culturelles plus souples, plus modestes aussi, mais dont les explorations et les innovations alimentent très largement le terreau social et culturel local.

Démocratiser la création et la diffusion artistique

L’angle de réflexion adopté par François Hers sur la même question de l’organisation du champ des arts au sein d’une ville ou d’un territoire est légèrement décalé. Selon lui, il est nécessaire de rendre à la création artistique sa dimension politique et démocratique, en l’associant à des commandes citoyennes plutôt que ministérielles. Artiste lui-même, il a ainsi pris le parti de formuler un protocole, le « protocole des Nouveaux Commanditaires », auquel tout un chacun peut adhérer afin de contribuer à l’organisation et la diffusion des œuvres. Il s’agit par ce biais d’effacer le partage social qui sépare, d’un côté, ceux qui ont le privilège de définir ce qui relève de l’« art », et de l’autre, ceux qui n’ont qu’à se soumettre à cette décision et à contempler ce qui en est issu.

L’ouvrage que publie Hers n’est consacré ni à l’explication détaillée de cette démarche, ni à l’exposition d’exemples de réalisations auquel il a donné lieu — quoiqu’on puisse y lire le texte du protocole lui-même, ainsi que le compte rendu (effectué par Alexandre Koch) d’actions de ce type menées en Allemagne. L’auteur présente plutôt une analyse politique de la création et de la diffusion des arts ainsi que des valeurs politiques et d’usages des arts qui sous-tendent le protocole. De ce fait, ce ne sont pas les artistes qui occupent le devant de la scène dans ce livre mais ceux qui sont impliqués au premier chef dans la mise en œuvre de ce protocole, à savoir les médiateurs culturels — au rôle desquels est consacré en fin d’ouvrage un entretien entre Xavier Douroux, ancien directeur et co-fondateur du centre d’art dénommé le Consortium de Dijon, et deux philosophes.

La particularité du protocole consiste à étendre ce statut de médiateur à tous les acteurs sociaux, en leur offrant les moyens de s’impliquer de manière solidaire dans la mise en œuvre d’une politique culturelle véritablement démocratique. Très concrètement, le protocole permet aux habitants d’une ville ou d’un quartier d’assumer, avec l’aide des médiateurs, la responsabilité politique d’une commande d’œuvre — d’où le titre de « Nouveaux Commanditaires » —, et ainsi de contribuer eux-mêmes activement à l’organisation du champ local de l’art, plutôt que d’y assister passivement, en spectateur. L’ouvrage s’ouvre d’ailleurs sur une critique du rôle de spectateur qui a toujours été dévolu au public des arts, soumis à des procédures de diffusion réglementées, dictées par l’administration culturelle.

À l’inverse, Hers est convaincu que le lien entre les œuvres et le public est une composante majeure de la vie citoyenne et qu’il est nécessaire de discuter collectivement du bien-fondé de certaines commandes ou projets publics. L’ambition politique du protocole est donc de démocratiser le pouvoir culturel et de faire du champ de l’art un exemple de pouvoir qui n’impose pas ses normes mais qui initie un engagement citoyen permanent.