La philosophie de Spinoza, traditionnellement conçue comme un déterminisme strict, est ici analysée comme une pensée de la liberté, à condition de comprendre cette dernière comme un « appui ».

Philippe Roy, docteur et enseignant en philosophie, consacre un très bel essai à la notion classique de liberté. Celle-ci constitue sans doute l’une des notions les plus récurrentes et les plus discutées de l’histoire de la philosophie. Mais il ne s’agit pas ici d’en retracer l’histoire, ni même d’en actualiser la portée ; Roy s’attache bien plutôt à en faire varier les significations, à en circonscrire précisément les contours pour finalement lui donner corps et tirer de ces analyses un ensemble de conséquences théoriques et pratiques — comme il l’avait fait pour d’autres notions dans des ouvrages précédents, notamment dans L’Immeuble du mobile (2017), si riche en considérations sur le mouvement et les diagrammes.

Les diagrammes, dont l’auteur cherche à montrer l’usage dans le déploiement de la pensée, sont également présents dans ce nouvel ouvrage : le lecteur en découvre certains spécimens au fil des pages, qui remplissent une fonction à la fois heuristique et pédagogique et qui soutiennent l’élaboration du propos de l'auteur. La dimension pédagogique est essentielle car la réflexion qui nous est donnée à lire est issue d'un cours que l'auteur a tenu à l'université de Besançon, adressé à des étudiants en philosophie.

La liberté en question

La première difficulté à laquelle fait face celui qui s’empare du concept de liberté est sa confusion commune avec l’arbitraire, ou dans les termes de Jean-Jacques Rousseau, avec l’indépendance. Être libre, dans l’opinion courante, c’est « faire ce qu’on veut », faire « ce qui nous plaît » ; cette forme de liberté se focalise finalement sur la liberté du « moi », au détriment de celle des autres.

Mais Roy ne prend pas la peine de commenter trop longuement ces conceptions. La réflexion que nous livre l’enseignant chemine au rythme des interventions ou des interprétations proposées, en réponse, par ses étudiants. C’est au gré de ces échanges que sont exposées et discutées les doctrines de Descartes, de Rousseau, de Kant, de Hegel, de Arendt, de Sartre ou encore de Lacan, mais surtout de Spinoza, auquel le cours est consacré — mettant en évidence la difficulté de penser, dans le système de l’Éthique, une place pour la liberté.

Ce parcours progressant sous la forme d’un dialogue continu avec les étudiants, il est ponctué d’arrêts, de balbutiements, lorsque l’enseignant trébuche sur une idée. Loin de s’annoncer comme des impasses, de tels moments sont au contraire révélateurs d’un point significatif, d’un passage délicat dans l’exposition d’une idée.

Le concept d'appui

Un mot revient alors de manière récurrente, au fur et à mesure que Roy développe la pensée de Spinoza, affronte ses difficultés, trébuche sur certains passages comme sur autant d’obstacles théoriques : « appui ». Car le philosophe hollandais ne définit pas la liberté par le choix ou la volonté pure — comme le faisait son prédécesseur Descartes. À l'inverse, il propose une conception dynamique de la liberté, qui s'ancre dans un agir concret et s'insère dans la perspective du désir — c'est-à-dire, pour Spinoza, du conatus ou d'une persévérance dans l'être. L'action libre, en ce sens, implique une multitude d'« appuis » qui projettent l'agent vers son futur.

Au-delà de la compréhension du système philosophique de Spinoza, cette notion d'appui permet à Roy de faire saisir à son auditoire (ou à son lectorat) ce qu’on peut entendre très concrètement par « liberté », sans s'enfermer dans de grands débats spéculatifs et aporétiques. Ainsi l'auteur illustre-t-il sa réflexion par des exemples précis, comme celui de l'enfant qui apprend à marcher : l'enfant comprend que pour réaliser son action, il doit se rapporter au sol et à la verticalité, trouver son propre centre de gravité, et ce faisant, poser des appuis. Ces éléments, qui pouvaient être perçus au premier abord par l'enfant comme autant de contraintes à son mouvement, deviennent constitutifs de son action.

La même liberté, intrinsèquement fondée sur des appuis, s'illustre dans les mouvements de la danse, que Roy intègre à son propos par le recours aux conceptions de la danseuse Pasqualina Noël : cette dernière, se réclamant de la technique de la chorégraphe Martha Graham, considère que danser consiste précisément à identifier le centre de gravité du corps, les points d'appui à partir desquels il peut déployer ses mouvements.

Le potentiel de la liberté

La dynamique même de la liberté, selon l'auteur, consiste finalement à convertir les contraintes ou les données imposées par le monde extérieur en appuis, c'est-à-dire en contributions potentielles pour l'action. Ainsi éclairée, la philosophie spinoziste se dégage de l'image déterministe caricaturale qui lui est parfois associée pour s'ouvrir à un monde de potentialités.

Dès lors, Roy souligne qu'il existe des appuis de toutes sortes, et qui ne sont pas nécessairement d'ordre corporels, comme le suggéraient les exemples de la marche ou de la danse. Dans sa lecture précise de l'Éthique voire de la correspondance de Spinoza, l'auteur montre que l'on peut tout à fait prendre « appui » sur quelqu’un ou même sur une idée, un souvenir, pour déployer une pensée. Prolongeant la lecture de Spinoza avec celle de Foucault, Roy va même jusqu'à explorer la possibilité de s'« appuyer » sur certaines forces sociales pour agir dans le champ politique. En somme, l'appui permet à une nouvelle action, une nouvelle idée, une nouvelle manière d'être d'émerger, c'est-à-dire de se libérer.

Si la notion d'appui est féconde pour penser la liberté, c'est parce que, d'après Roy, on n'est jamais libre sans ancrage, sans soutien extérieur : se hisser, s’élever, devenir autonome, se porter soi-même est finalement une affaire d’appuis trouvés dans une situation donnée. Et l'on reconnaît aisément la pensée de Spinoza derrière cette thèse, selon laquelle rien ne commence à partir de rien. C'est poussé par des appuis que le sujet affirme son conatus et finalement sa liberté ; c'est ainsi qu'il augmente sa puissance d’agir.