Une introduction aux pensées décoloniales permet d'en comprendre les origines, méandres et développements, ainsi que l'importance de l'Amérique latine dans leur constitution.

Les universitaires Philippe Colin et Lissell Quiroz viennent de publier un ouvrage consacré aux pensées décoloniales, en forme d’introduction aux théories critiques d’Amérique latine, qui comble un manque de la littérature en français. Le livre retrace la généalogie de ces critiques, en explique les principaux concepts et aborde quelques-uns des élargissements, théoriques mais également militants, auxquels celles-ci ont donné lieu. Ils ont aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter leur livre à nos lecteurs.

 

Nonfiction : Qu’est-ce que la critique décoloniale, et en quoi appartient-elle intrinsèquement à l’Amérique latine ?

Philippe Colin, Lissell Quiroz : On associe souvent, à tort, la perspective décoloniale au post-structuralisme, autrement dit à la réception anglo-américaine de la French Theory, et au post-modernisme. Elle est souvent perçue comme un simple avatar des cultural studies, des subaltern studies ou des postcolonial studies. Si des connexions existent entre ces approches et la pensée décoloniale, le champ des études décoloniales s’est développé de manière relativement autonome autour des travaux et du corpus théorique produit par un réseau de chercheurs et de chercheuses latinoaméricains et caribéennes, qu’on appelle parfois le groupe Modernité/Colonialité/Décolonialité, au cours de la première décennie des années 2000.

Parmi les auteurs et autrices qui ont fait partie de ce premier collectif informel, on peut mentionner le sociologue péruvien Anibal Quijano, le philosophe argentin Enrique Dussel, le philologue argentin Walter Mignolo, le sociologue portoricain Ramón Grosfoguel, la philosophe argentine María Lugones ou encore le philosophe colombien Santiago Castro-Gómez. Bien que leurs approches soient très hétérogènes – et parfois divergentes – toutes et tous partagent l’idée que les décolonisations du XXe siècle n’ont pas débouché sur un monde postcolonial et que, par conséquent, la décolonisation reste un projet inachevé. Les structures de pouvoir et les multiples hiérarchies (raciales, sexuelles, épistémiques, spirituelles, linguistiques, pédagogiques, économiques, esthétiques, de genre, etc.) qui ont été progressivement mises en place avec l’instauration du système-monde moderne après la conquête de l’Amérique sont encore largement opérantes.

Si l’on peut dire de la théorie décoloniale qu’elle est latinoaméricaine, ce n’est pas tant en raison de l’origine de ses penseurs et penseuses que parce qu’elle fait de l’Amérique latine son espace épistémologique d’origine et de déploiement. Elle est simultanément une théorie sur et depuis l’Amérique latine. En cela, elle revendique une certaine géopolitique du savoir. Ce positionnement est tout à fait manifeste dans le geste de reconnexion qu’elle entend établir avec les théories critiques nées dans le sous-continent, comme par exemple, le marxisme hétérodoxe des années 20, la théorie de la dépendance ou le libérationnisme des années 60 et 70.

Le concept phare de la critique décoloniale est la « colonialité ». De quoi s’agit-il ?

Le concept de colonialité est né sous la plume d’Aníbal Quijano en 1992. Il visait, dans une conjoncture très particulière – celle de la commémoration des 500 ans de la découverte de l’Amérique – à rendre compte de la grande inertie des structures de pouvoir et de domination héritées du colonialisme en Amérique latine. Fidèle à sa formation de « dépendantiste », Quijano considère que ce colonialisme « internalisé » – qui structure tous les domaines de la vie sociale – est la réplique de quelque chose de beaucoup plus vaste, qui persiste à ordonner les rapports de pouvoir entre les sociétés à l’échelle globale.

Pour construire son concept de « colonialité du pouvoir », il va articuler deux axes du pouvoir : l’axe capital/ travail et l’axe européen/non-européen. Ce qui va lui permettre de faire de la race non pas une idéologie ou une superstructure dérivée des rapports économiques, mais l’un des principes organisateurs de l’économie politique, autrement dit de la manière dont le pouvoir est réparti à l’échelle globale. À la même époque, Enrique Dussel – qui n’utilise pas encore le concept de colonialité – élabore une réflexion sur la conquête de l’Amérique qui va progressivement confluer avec celle de Quijano. Pour Dussel, c’est en effet avec la colonisation européenne de l’Amérique au XVIe siècle que s’impose l’idée selon laquelle « l’humanité », en tant qu’idéal abstrait, est inégalement répartie entre un « nous » et des « eux » et que cet ordre ontologique permet de légitimer le nouvel ordre géopolitique mondial.

On comprend donc que la colonialité n’est pas le colonialisme. Ce dernier n’est que l’une des manifestations d’une « matrice coloniale du pouvoir » dont les implications sont tout autant politiques qu’épistémologiques et ontologiques. L’une des conclusions qu’en tire Walter Mignolo, c’est que l’émergence de la modernité euro-américaine est strictement congruente à la naissance de la colonialité. Elles sont les deux faces d’un même projet historique. Vu sous cet angle, les théories occidentales de la modernité apparaissent comme un gigantesque effort théorique pour dissocier radicalement les deux pôles de la modernité/colonialité ou, selon les mots d’Enrique Dussel, pour séparer l’Occident de son altérité constitutive.

Quels objectifs poursuit la critique décoloniale ?

Les objectifs de la critique décoloniale ne sont sans doute pas aussi prométhéens que ceux des anti-colonialistes historiques, qui se proposaient de renverser l’ordre du monde. Les penseurs et penseuses décoloniaux opèrent à l’intérieur du champ académique. Certains ou certaines travaillent même au sein de la teaching machine étasunienne. C’est au demeurant l’une des critiques qui leur est souvent adressée.

Nous dirions que leur objectif est double. D’une part, on l’a dit, la théorie décoloniale propose une contre-analyse géopolitiquement située de l’occidentalité et de sa puissante machine de légitimation. De l’autre, elle cherche à faire émerger des plis de la modernité/colonialité, ces savoirs, ces rapports au monde, ces épistémologies « mineures » qui, pour avoir été « rendus inexistantes » par les dispositifs de savoir/pouvoir hégémonique, n’en persistent pas moins à ré-exister dans les marges du système-monde.

Pour l’anthropologue colombien, qui travaille depuis des années avec les communautés noires du Choco (la côte pacifique colombienne), ces modes d’appréhension du monde ne sont pas simplement des modernités alternatives – ce qu’elles sont au demeurant – mais aussi des ferments d’alternatives à la modernité. En cela, elles indiquent des voies de frayage vers autre chose que le mauvais infini dans lequel nous sommes embarqués. C’est ce que le philosophe argentin Enrique Dussel appelle transmodernité.

La critique décoloniale s’est forgée, montrez-vous, à partir d’un collectif initial d’universitaires au début des années 1990 et s’est ensuite nourrie des contributions de ceux-ci mais également d’autres personnes, qui les ont rejoints ou qui y ont trouvé leur inspiration. Comment qualifieriez-vous ce fonctionnement ?

L’idée, largement répandue, d’un groupe Modernité/Colonialité/Décolonialité (MCD), soudé autour de quelques figures de la pensée, fait partie de ces illusions rétrospectives qui ont donné une image erronée de la genèse de la critique décoloniale. Bien que ses membres partagent un langage commun, qui s’est progressivement constitué au fil des rencontres et des productions académiques, le groupe ne s’est jamais constitué en « école de pensée ». Il a plutôt fonctionné comme une « école d’activité » marquée par la pluralité interne et la coexistence de plusieurs lignes d’interprétation, parfois divergentes. Si certaines figures sont devenues plus saillantes que d’autres, ce n’est pas tant parce qu’ils occupent la position de « maîtres à penser » qu’en raison de leur engagement institutionnel ou de la centralité de certaines de leurs propositions théoriques.

Une autre caractéristique forte de ce collectif initial est son caractère transdisciplinaire, voire indiscipliné. Ses membres proviennent d’horizons disciplinaires très variés comme la littérature, la sociologie, la philosophie, la sémiotique ou l’histoire. Cette grande diversité des cultures scientifiques au sein du groupe a sans doute renforcé l’absence de hiérarchie interne, son ouverture et sa grande productivité théorique. On peut aussi l’interpréter comme une volonté de mise à distance et de dépassement de l’organisation disciplinaire de l’université occidentale, perçue comme la clé de voute d’une conception eurocentrée du savoir.

Le fonctionnement réticulaire et acéphale du collectif initial, son éparpillement institutionnel sur l’ensemble du continent, ont largement contribué à la dispersion globale du front décolonial. Cette expansion a renforcé la logique hétérachique qui caractérisait le fonctionnement du groupe initial : aujourd’hui de nombreux universitaires, artistes ou encore militants reprennent à leur compte, en les nommant, en les requalifiant ou au contraire en en taisant la provenance, certains apports de la pensée décoloniale – qui, partant, essaime, foisonne, se ramifie, se reconfigure et se trouve sans cesse resémantisée.

Vous consacrez à la fin du livre quelques pages aux approches décoloniales de l’écologie politique et en particulier au soutien que ces approches ont pu apporter à des mouvements sociaux mobilisés sur des questions écologiques. Pourriez-vous en dire un mot ?

Si l’écologie politique n’est absente des premières réflexions du collectif initial – par le biais du sociologue vénézuélien Fernando Coronil – elle n’est pas non plus centrale. Il revient à Arturo Escobar d’avoir ouvert ce chantier. Fort de son expertise sur la question du développement, Escobar a très tôt entamé une collaboration à la fois militante et théorique avec le Processus des Communautés Noires en Colombie, qui a débouché sur l’élaboration « d’un projet de vie » articulant la question des usages des territoires ancestraux et la défense de la vie des communautés. Plus largement, l’idée d’une nouvelle décolonisation s’est très largement répandue au cours de deux dernières décennies au sein des mouvements autochtones, noirs et paysans d’Amérique latine.

Ces mouvements sociaux ont pour point commun d’avoir mis au centre de leur projet décolonial la question du territoire. Or, ce territoire n’a pas grand-chose à voir avec le territoire de l’Etat-nation : c’est un territoire relationnel qui implique l’ensemble des étants – humains et non-humains, vivants et non-vivants – qui le constituent. La lutte contre le front du développement – en particulier sous sa forme le plus violente, l’extractivisme – a permis à ces groupes de politiser ce que la modernité maintenait hors du domaine politique : les montagnes, les lacs, les fleuves, etc. Pour ces mouvements, la décolonisation est un processus intégral qui implique le tout du territoire, y compris les modalités de sa saisie. C’est à ce point d’articulation entre épistémologie, ontologie et lutte pour la terre que se sont nouées des alliances entre théoriciens et théoriciennes décoloniaux et activistes noirs et autochtones.

Votre livre comble un manque de la littérature en français pour permettre à un public non spécialiste de l’Amérique latine de prendre connaissance de l’une des critiques les plus radicales et argumentées qui soit. Qu'en est-il de la réception dont elle a déjà fait l’objet en France ou en Europe ?

La théorie décoloniale a commencé à se diffuser hors de l’espace académique des Amériques au tournant des XXe et XXIe siècles. Cette circulation des savoirs s’est inscrite dans un contexte européen particulier. L’entrée dans le XXIe siècle a en effet coïncidé avec des questionnements identitaires des diasporas issues de l’immigration postcoloniale en Europe. Dans les anciennes puissances impériales comme la France, le Royaume-Uni, la Belgique ou l’Espagne, la question coloniale est devenue un sujet de débat, voire de tensions. En Belgique, on remet en cause le récit national belge autour de l’assassinat de Patrice Lumumba. En France, la question coloniale est au cœur des révoltes urbaines de 2005. Dans ce contexte, des collectifs antiracistes voient le jour, dont le Parti des Indigènes de la République (2010). Celui-ci entretisse des liens avec Ramón Grosfoguel, qui sert de médiateur de la pensée décoloniale au sein du collectif. Cela conduit à l’adoption du qualificatif décolonial dans tout le champ de l’antiracisme français, et par extension de la Belgique francophone. En Espagne, la diaspora originaire d’Amérique latine ainsi que les immigrés latinos véhiculent aussi les théories décoloniales et font circuler le concept de colonialité.