En 1912, Natalie Barney écrit à 36 ans l'un des premiers romans lesbiens, inspiré de sa relation avec Élisabeth de Clermont-Tonnerre.

Voici un texte magnifiquement composé qui entremêle avec brio plusieurs genres : le récit, le journal intime, la correspondance, la poésie. L’écriture est d’une étonnante modernité, tout comme bien des idées qui y sont défendues, alors que L’Adultère ingénue est écrit il y a plus d’un siècle, en 1912. Son autrice est une Américaine, fille d’une peintre, Alice Pike, et d’un industriel richissime qui meurt en 1902, lui laissant un substantiel héritage. Sa mère s’installe en France avec ses deux filles, qui deviendront bilingues. La vie mondaine l’initie au monde de l’art. À douze ans, elle découvre son homosexualité qu’elle ne fera qu’exalter en conquérant plus d’un cœur.

Natalie Clifford Barney : vie et amours

On connaît sa liaison avec Liane de Pougy, très belle femme qui pratique hardiment sa bisexualité et qui raconte dans Idylle saphique, roman publié en 1901, son aventure amoureuse avec Natalie. Celle-ci aimera la peintre américaine Romaine Brooks (1874-1970), la romancière Colette, la poétesse anglaise Renée Vivien (1877-1909), l’Américaine Eva Palmer-Sikelianos (1874-1952) spécialiste de la Grèce antique, la poétesse et romancière Lucie Delarue-Mardrus (1874-1945), la poétesse anglaise Olive Custance (1874-1944), la comédienne Henriette Roggers (1881-1950), Dolly (1895-1941), nièce d’Oscar Wilde, alcoolique et héroïnomane, la franco-chinoise et avocate Nadine Huong (1902-1972) qui lui sert un temps de factotum, et bien d’autres femmes…

L’accumulation de ses conquêtes ne doit pas la faire passer pour une amoureuse volage et infidèle, elle reste en très bons termes avec la plupart de ses amantes, une fois la passion accomplie. Son recueil de poèmes, Éparpillements, fut salué dans le Mercure de France par Rémy de Gourmont (1858-1915) qui, ébloui par la beauté de Natalie, lui envoya ses Lettres à l’Amazone en 1914 et contribua à sa renommée.

En 1909, elle fait la connaissance d’Élisabeth de Gramont (1875-1954), qui devient son amante le 1er mai 1910. Leur amour sera sanctionné par un « contrat de mariage » établi par Natalie le 20 juin 1918, qui les lie jusqu’à leur mort, tout en tolérant des écarts adultérins, surtout du côté de Natalie… Élisabeth est mariée avec le marquis de Clermont-Tonnerre, qui s’avère particulièrement violent – il la frappe au point de l’abandonner inanimée –, ils ont deux filles (Béatrix et Diane), ils divorceront en 1920.

L’Adultère ingénue

Ce roman, enfin édité, est à clef, mais les précieuses notes de bas de page indiquent qui est qui. Il relate l’attirance entre les deux femmes, leurs jeux érotiques, leurs promenades et voyages, les cadeaux qu’elles s’échangent, le temps qui passe. Rarement le sentiment amoureux, dans son ambivalence, ses excès, ses réserves, n’a été aussi bien décrit, analysé. Natalie exprime subtilement ce qu’elle ressent, le désir qui la taraude ou la séparation qui l’anéantie. Ainsi note-elle : « Demain est parfois de tous les jours le plus lointain… puisque je ne dois pas la voir ce soir, je mettrai une des robes qui me plaît le moins ». Heureusement, elle vient :

« Ayant trouvé une éloquence juste, muette et persuasive qui, d’être son désir inavoué aussi, la décide. Elle se déshabille fébrilement, comme l’on se défait des ronces et des toiles d’araignées, puis, étendue auprès de moi, je tache de lui faire oublier les portes que nous avons négligées, dans notre hâte, de verrouiller. Je la sens y penser à travers mes baisers, sa préoccupation excessive à ce sujet m’est une brève rivalité à son attention, mais bientôt la voici toute livrée dans la belle lumière. Je la prends à elle-même et l’enlève furieusement vers la joie. Son triple cri chancelle sur les hauteurs du plaisir inouï, et se jette avec le mien dans son néant vertigineux… »

Natalie écrit ses états d’âme lorsqu’elle pense à son aimée absente, à sa venue promise, à son impossibilité de rester une nuit entière dans ses bras, car elle doit rentrer au domicile familial, à ce qu’elle va lui conter. Mais ce qu’elle préfère, évidemment, c’est d’être avec elle.

« Voici nue, enfin, une femme, une vraie femme de l’espèce des chasseresses grecques, harmonieuses et naturelles : la longueur et la minceur des jambes, des talons où je m’étonne de ne pas y voir des ailes, tant sa démarche qui tangue vers moi semble quitter le parquet. »

C’est Natalie qui dévoile à Élisabeth son homosexualité et la libère du couple qu’elle ne forme pas vraiment avec son mari : « Je la fais mienne dans une région ignorée de sa jeune nature. Émerveillée de sortir des vieux esclavages et de leurs trafics habituels ». Parfois, elle tourne en rond, lorsqu’elle se retrouve seule, elle lui écrit ou bien lit. « J’ai un peu lu Stendhal, en somme je n’aime que les auteurs qui me disent ce que je pense en moi-même, ou qui me réveillent à quelques choses qui somnolaient en moi sans paroles. » L’attente s’apparente à une torture, on imagine un accident qui justifierait le retard, ou bien, écartelée par le mensonge vis-à-vis de son mari, elle renonce à venir. Ne pas savoir est l’antichambre de la tristesse.

« Je voudrais la tenir, la tenir par l’esprit, loin des gestes de la joie, au-dessous des gestes de la joie. Je voudrais la fixer sans trouble, une ivresse sans bornes à laquelle rien ne répond. Je voudrais être arrêtée par aucun contour, aucun battement, aucune brûlure, aucune couleur. Plonger, oublier que je la regarde : la voir, la faire mieux que mienne la faire sienne. La révéler à elle-même. »

La vie après le roman

Ce roman d’amour lesbien n’est ni racoleur, ni clinique, il est romanesque en cela qu’il accorde au sentiment et au désir la place principale. Francesco Rapazzini, qui édite pour la première fois ce texte, est un remarquable connaisseur de cette période et le biographe d’Élisabeth de Gramont. Il considère qu’aucun éditeur n’a pris le risque de publier cet écrit avant-gardiste, alors que son autrice a déjà à son actif plusieurs recueils de poésies.

Natalie achète une petite maison avec un jardinet, au 20 de la rue Jacob, en plein Paris, qu’elle devra quitter très âgée pour s’installer à l’hôtel Meurice où elle décède. Ses archives contiennent des romans, des pièces de théâtre, des éléments autobiographiques, qui n’attendent qu’à être imprimés. Élisabeth soutient le Front populaire, on l’appelle la « duchesse rouge », elle publie de nombreux ouvrages, souvent alimentaires, mais les quatre tomes de ses Mémoires méritent le détour. Les deux femmes s’aiment jusqu’à la disparition d’Élisabeth en 1954 et même après, car comme l’écrit Natalie le soir de la mort de son amie : « À jamais, pour toujours/Je suis en deuil d’amour ».

Ce texte intéressera celles et ceux qui apprécient cette période sur laquelle il apporte un éclairage peu fréquent, c’est aussi une contribution à l’histoire du lesbianisme tout en étant d’une riche sentimentalité et d’un style original et émouvant.