Philosophie et théologie offrent peu de consolation face au scandale du mal, mais la littérature offre un dialogue thérapeutique qui mène à la guérison.

Dans son nouvel essai, Frédérique Leichter-Flack nous rappelle que l’immémoriale question du mal au sein des religions et des grandes œuvres philosophiques gît également au fondement de la fiction. Dans la tradition occidentale, le problème du mal auquel les innombrables théodicées ont proposé des réponses en était surtout un pour un monde qui croyait ardemment en l’existence d’une divinité omnipotente. Alors que nous, modernes, avons débouté Dieu une fois pour toutes, la souffrance des innocents ne cesse de nous désarçonner. D’où la question éponyme : « Pourquoi le mal frappe les gens bien ? »

Dans un style d’écriture fort accessible et engageant, et à travers une ingénieuse mise en dialogue de récits que nous connaissons déjà très bien et d’autres que nous connaissons moins, cette étude nous offre un regard neuf sur le thème du mal dans des œuvres de fiction. En plus de proposer une analyse d’un impressionnant corpus de romans, contes, opéras et films, l’essai décèle au cœur des histoires une « thérapie morale » pour qui ne trouve pas consolantes les explications trop intellectuelles des plus cruelles manifestations du mal.

Le refus du juste châtiment

L’auteure commence par Le Livre de Job, et pour cause. La tragédie de cet homme « intègre et droit », celui qui « craignait Dieu » et « s’écartait du mal »   , nous trouble. Les afflictions du servant de Yahvé soulèvent des questions philosophiques, dont celle qui donne son nom à l’essai. Alors que ses amis présument que Job dissimule un grave péché, pour nous, lecteurs du vingt-et-unième siècle, « il est absurde de croire que la souffrance constitue un châtiment pour ce que nous avons fait ». Puisque sa prétendue punition est si disproportionnée (qu’a-t-il pu faire pour mériter la mort de sa femme, de ses enfants, de son bétail ?), Frédérique Leichter-Flack interprète la question que Job s’écrie – « Pourquoi moi ? » – comme un « cri de colère », voire un « refus » de croire en un monde où tout est pour le mieux.

À travers les œuvres de fiction, nous retrouvons une disproportion criante entre les fautes et les punitions. Le « sentiment d’outrage » qu’éveillent en nous, par exemple, les destins du Roi Lear (William Shakespeare, 1603) et de Rigoletto (Giuseppe Verdi, 1851), « point[e] vers la faille du raisonnement ». Face à l’expérience du mal qui se déploie dans la fiction, les justifications intellectuelles semblent faire chou blanc. L’ultime cri de révolte du roi Lear (« Jamais, jamais, jamais, jamais, jamais ! »), ainsi que le « Pourquoi ? » déchirant de Rigoletto en réponse aux tragédies qui leur surviennent « résiste[nt] à l’explication et la rend inadéquate ».

Frédérique Leichter-Flack se penche davantage sur le réflexe de comprendre la souffrance en tant que punition que les intrigues de fiction modernes mettent en question. Dans Jane Eyre (1847) de Charlotte Brontë, par exemple, tandis que l’une des héroïnes (Helen Burns) préfère accepter ses malheurs comme un châtiment équitable, le personnage éponyme « n’acceptera jamais de trouver juste ce qui ne l’est manifestement pas ». Au contraire, pour Jane, son exclamation « Pourquoi moi ? » – laquelle fait certes écho à Job et au roi shakespearien – constituerait « l’étendard d’[une] révolte » contre les injustices sociales. Mais, à coup sûr, dénoncer les maux de la société ne fait que différer la réponse à la question « Pourquoi le mal frappe les gens bien ? » puisque la souffrance des innocents continue de faire scandale.

Le refus du happy end rédempteur

Le mal que l’on subit ne serait-il qu’une épreuve que le destin nous envoie et qui nous promet une récompense si l’on persévère ? N’est-ce pas la morale du Livre de Job dont l’inébranlable fidèle de Dieu, dans le dernier chapitre, « reçut de l’Éternel plus de bénédictions qu’il n’en avait reçu dans les premières »   ? Une telle logique narrative qui nous vient des temps bibliques continue d’alimenter les récits. À titre d’exemple, Ushpizin (2004), un film long-métrage du réalisateur israélien Gidi Dar. Malgré les tribulations poignantes d’un jeune couple atteint de stérilité et pillé par des voleurs, Moshe et Mali se « félicit[ent] de l’épreuve que Dieu leur envoie ».

Ici comme ailleurs, Frédérique Leichter-Flack exprime de façon éclatante le malaise qui s’installe chez elle : « Réveillez-vous, cessez de vous laisser faire, a-t-on envie de leur crier ! » Or, tout est justifié, semble-t-il, car « le happy end suffit à nous retourner, fait taire nos objections ». Sans fin heureuse, l’histoire serait illisible car il nous faut être rassurés que les victimes auront leur récompense. Ce dispositif narratif, nous le connaissons dès Le Livre de Job, nous le célébrons chez Cendrillon, et il demeure en vigueur dans La Petite Fille aux allumettes (1845) de Hans Christian Andersen.

Reste toutefois la question : la consolation que de tels dénouements procurent aux victimes et au lecteur justifie-t-elle tout le mal qu’elles endurent ? L’essayiste sème le doute. À bas les lectures faciles et superficielles qui n’attendent que le soulagement. À nous de protester : « Vous plaisantez ? Vous voulez vraiment qu’on se réjouisse avec [les victimes] de [leur] lot final ? Êtes-vous bien conscients de la consolation que vous proposez ? » Notre révolte est-elle voulue de la part des romanciers, conteurs et scénaristes ? Les analyses de Frédérique Leichter-Flack ne tranchent pas toujours. Mais peu importe, si l’essentiel est que de telles intrigues ne s’avèrent plus persuasives. Entre la souffrance des innocents et leur restauration finale, nous – lecteurs désabusés – ne pouvons ignorer l’irréparable. Ceci ressort avec éclat dans une analyse de l’intrigue du Comte de Monte-Cristo (1844) d’Alexandre Dumas, puisque la vengeance d’Édouard Dantès « ne peut rien réparer, cela saute aux yeux ». L’auteure suggère habilement que la Providence qu’incarne le héros n’est plus, à l’époque moderne, que le « pastiche d’un ordre ancien du monde auquel on ne croit plus, mais dont on a conservé la nostalgie du réconfort ».

Pour Frédérique Leichter-Flack, ce sont les romans d’Émile Zola et de Fiodor Dostoïevski qui mènent jusqu’au bout le scandale d’un mal sans rédemption, et ce par le biais de la figure de l’enfant. Pour la petite Lalie, « l’enfant martyrisée » de L’Assommoir (1877), « pas de restauration, pas de miracle, pas de justice à attendre […]. ». Pour Ivan des Frères Karamazov (1879), le cas des jeunes souffrants fait surgir l’absurdité de l’existence. Comme le paraphrase l’essayiste : « La rédemption du monde entier ne vaut pas les larmes d’un seul enfant sacrifié. » Chez Maupassant dans Coco (1884), il en va de même pour les animaux, en l’occurrence le vieux cheval Coco, symbole de l’innocence, torturé par un enfant bourreau. Pour l’auteure, il n’y a pas plus clair que l’image d’un animal passé à tabac, disparaissant du récit sans qu’une seule âme ait versé une larme : « Aucune rétribution à attendre, […] les maux sont distribués au hasard ». Ajoutons au scandale de la souffrance des enfants et des animaux l’exemple-comble de la Shoah. Pour l’auteure, les impensables injustices de l’Holocauste produisent un « effet de loupe » puisque « [le] nombre, l’excès [et] l’ampleur du désastre », mis en exergue dans les récits poignants de Yossel Racover s’adresse à Dieu (Zvi Kolitz, 1946), Si c’est un homme (Primo Levi, 1947) et Le Pain perdu (Edith Bruck, 2021), « emportent les dernières résistances mentales de la théodicée ».

Les maux de l'infortune

La question du mal, en littérature, est surtout un problème de l’aléa. Il s’agit du travail douloureux d’accepter que le mal est souvent une question de timing, à savoir l’infortune d’être au mauvais endroit au mauvais moment. Voilà ce que nous retenons d’une analyse des romans de Thomas Hardy et de Philip Roth. Dans le cas de Tess d’Uberville (1891), l’auteure constate que la malchance de l’héroïne est « inéluctable » car « soigneusement préparé[e] » par Hardy. Comme la « surdétermination oppressante » du récit mène à des tragédies qui auraient pu tout aussi bien ne pas avoir lieu, la structure narrative nous oblige à concevoir « le contretemps [comme] l’autre nom du mal ».

Dans Nemesis (2010), les ravages de la polio présentent l’occasion de faire face à l’aléa. Pour le narrateur, « le virus qui “choisit” ses victimes au hasard est le comble de l’horreur morale ». « Capitalis[ant] sur l’expérience morale [d’Ivan Karamazov], son prédécesseur en littérature », Bucky Cantor écarte les explications qui lui sont proposées, puisque « toute tentative de reconstruction intellectuelle sur les corps broyés est indécente ». Or, dans le cas de Bucky, une conséquence malheureuse de reconnaître la vérité du mal aléatoire est le refus de poursuivre le bonheur en un monde où souffrent les innocents. Dans cette condamnation « sans pitié [de] tout espoir de réconfort », l’auteure constate que « Bucky s’égare ».

Une lecture thérapeutique

Frédérique Leichter-Flack nous rappelle que le rôle des œuvres de fiction n’est pas de justifier ce qui existe – en l’occurrence, le mal – mais de « trouver des solutions qui [nous] permettent de vivre avec la blessure ». À titre d’exemple, le dialogue. L’imaginaire des histoires inventées donne aux souffrants une voix et « quelqu’un à qui parler », à savoir les autres personnages et le lecteur. Par le biais d’une dernière analyse, celle de la tirade qui clôt Oncle Vania (1898), l’auteure soutient que la lecture des récits offre une « thérapie morale ».

Dans la pièce d’Anton Tchekhov, la nièce Sonia, aux prises avec les tragédies survenues, s’accroche non à une réparation future, mais à « la beauté réparatrice de [ses propres] mots ». Frédérique Leichter-Flack suggère que c’est la ferveur des lamentations et la chaleur réconfortante des rites qui « remplace[nt] le mirage des fins heureuses » et donnent de l’espoir. Il est dommage que l’essayiste ne consacre que quelques pages à la description des aspects thérapeutiques d’une œuvre de fiction, d’autant plus que dans cette étude de textes portant sur le mal, c’est l’idée la plus percutante et celle à laquelle l’ensemble de l’argument conduit le lecteur.

À quelques exceptions près, les analyses dans Pourquoi le mal frappe les gens bien ? se limitent à un résumé d’intrigues et à leur mise en dialogue. Dans son argument, il est rare de trouver une analyse textuelle qui permet d’étudier les histoires dans le contexte du style littéraire et de ses nombreux procédés. De ce fait, nous nous trouvons trop souvent dans la position embarrassante de devoir nous fier aux impressions que les intrigues laissent à l’essayiste ou de nous rappeler nos propres lectures des textes.

Dans le même esprit, les références aux théoriciens du mal (Hannah Arendt, Paul Ricœur) et aux spécialistes des œuvres étudiées sont minimes. Et alors que l’essai « ne prétend à aucune exhaustivité », le lecteur est en droit de se demander en quoi les écrivains non occidentaux ont contribué à la mise en récit de l’expérience du mal et répondu à la question du titre. Malgré ces réserves, l’essai mérite beaucoup d’éloges. En tant que conversation avec ses lecteurs, et par son éclairante mise en parallèle de textes soigneusement choisis, cette étude s’avérera importante pour toute théorisation future sur la thématisation du mal dans la fiction.