Influencés par l'adversaire des Lumières Joseph de Maistre et par sa conception du christianisme, Barbey d'Aurevilly, Bloy et Bernanos ont voulu interroger le mal et la « réversibilité ».

Si aujourd’hui les thèses maistriennes incommodent et dérangent les catholiques, il faut être bien conscient que son inspiration provient de nombreuses sources canoniques et qu’il a exercé une influence capitale à son époque et plus tard. Maistre polémique contre les Lumières et s’oppose à leur optimisme en expliquant ce qu’il considère comme une dégradation générale (politique, morale, institutionnelle) par le péché originel. Mais cette déchéance peut se transformer en nouvelle renaissance par le moyen de la souffrance, comprise comme « vertu expiatoire qui concourt au salut de tous ».

Demeure cependant la question scandaleuse de la souffrance du juste. S’appuyant sur l’exemple du Christ, la pensée de Maistre en conclut à la réversibilité des mérites, qu’il exprime ainsi dans ses Considérations sur la France : « Le juste, en souffrant volontairement, ne satisfait pas seulement pour lui, mais pour le coupable par voie de réversibilité ».

Cette réversibilité trouve sa place dans une théodicée et trouve un contexte religieux de dévotion dans lequel elle s’intègre facilement : instauration du culte du Précieux Sang par Pie IX en 1850, du Sacré-Cœur en 1856, proximité avec certains discours mystiques importants, comme ceux de François d’Assise, Catherine de Sienne ou Thérèse d’Avila. La théorie de la réversibilité s’accordera aussi avec la spiritualité de la pénitence, propagée en particulier à partir des lieux d’apparition de la Vierge (surtout à La Salette). Plus largement, le développement, tout au long du XIXe siècle, d’une « mentalité sacrificielle », et de ce que Bernanos appelle la « mystique de l’expiation », participent de l’essor des thèses maistriennes.

Dans L'Héritage théologique de Joseph de Maistre, Louise Durieux examine l’influence de Maistre sur trois grands romanciers catholiques : Jules Barbey d’Aurevilly, Léon Bloy et Georges Bernanos.

Le péché, aux principe d'une nature humaine marquée par la douleur

Maistre s’intéresse peu à Satan. Il fait le constat d’un monde dont la permanence de la violence et du désordre font voir la rupture avec celui de l’harmonie primitive voulue par Dieu. Aussi, pour comprendre l’origine de cette situation scandaleuse, il s’intéresse à la Chute, événement qui, comme il le dit, « explique tout et sans lequel on n’explique rien ». Attribuer l’origine de tout mal au péché originel permet, d’une part, d’innocenter Dieu de la souffrance humaine et de lui conserver ses attributs de bonté et de justice, que les philosophes des Lumières tendent à lui dénier, et d’autre part, d’expliquer l’enracinement et la profondeur du mal dans un homme dégradé dont l’histoire multiplie les exemples. Maistre écrit ainsi de Dieu :

« Non seulement il ne saurait être, dans aucun sens, l’auteur du mal moral, ou du péché, mais l’on ne comprend pas même qu’il puisse être originairement l’auteur du mal physique, qui n’existerait pas si la créature intelligente ne l’avait rendu nécessaire en abusant de sa liberté ».

Le péché qui a avili l’homme vient de l’abus par l’homme de sa liberté. Ce péché a deux conséquences pour Maistre : d’une part la douleur, « châtiment par Dieu en guise d’expiation », comme le dit l’auteure, puisque Dieu est l’auteur du mal qui punit ; d’autre part, la justification de la douleur du juste, car, comme le formule encore l’auteure, « tout homme, même juste, qui souffre expie, car aucun homme n’est innocent ». En effet, la dégradation de l’homme consécutive au péché originel est universelle et se transmet de génération en génération de telle sorte que la faute d’Adam peut être imputée à chaque homme, conformément aux déclarations du concile de Trente. Aussi peut-on lire dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg :

« Nul homme n’est puni comme juste, mais toujours comme homme (…).  Mais comme il n’y a point d’homme juste, il n’y en a point qui ait droit de se refuser à porter de bonne grâce sa part des misères humaines, puisqu’il est nécessairement criminel ou de sang criminel ».

Le péché originel est aux yeux de Maistre le principe explicatif du comportement de l’homme et un élément fondamental de la nature humaine, de telle sorte que si on ne le prend pas en compte, il est vain de tenter de comprendre l’homme.

Genèse d'une pensée de la réversibilité

Louise Durieux reconstitue la genèse de la pensée maistrienne et met au jour les influences qui participent à son élaboration. La pensée maistrienne s’inspire notamment de Pascal, de l’illuminisme, d’Origène et de la tradition apologétique de son époque, qui insiste beaucoup sur la justice d’un Dieu courroucé et vengeur pour compenser la profondeur du péché. Cette conception héritée de l’âge classique est illustrée par les prédications célèbres de Bossuet et Bourdaloue.

Comme ces derniers, Maistre s’inspire du providentialisme. Pour lui, la guerre est « l’état habituel du genre humain », de même que la Révolution française est comprise dans le cadre du providentialisme. La Providence est le principe qui gouverne l’histoire, de telle sorte que ce qui semble à l’homme une forme de désordre participe à un mouvement de retour à l’équilibre. Aussi la Révolution s’explique-t-elle par ce que Maistre appelle « l’attentat contre la souveraineté », l’exécution du Louis XVI, qu'il considère comme un homme innocent dont la mort constituerait un crime de caractère national. C'est à cause de ce crime que la France devait être punie.

Louise Durieux s’attarde minutieusement sur la conception de la satisfaction, de la réversibilité et du dieu qui exigerait ainsi des comptes de l’homme. Elle rappelle l’importance de la postérité du juste souffrant figurant dans la Bible, d’Isaïe et Job, conduisant à l’image d’un « Dieu créancier qui accepte les souffrances du juste comme compensation du péché des coupables et pèse dans une balance les mérites et démérites humains qui doivent s’équilibrer, sans quoi l’univers plongerait dans le désordre et la confusion ».

Cette réversibilité suppose à la fois l’acceptation par le juste de la souffrance endurée et la coopération du coupable. La douleur est rédemption quand le juste, à l’image du Christ, prend sa croix en faveur des pécheurs. Ce qui s’oppose à la doctrine protestante dans laquelle le sacrifice du Christ a racheté une fois pour toutes les pécheurs. Et Louis XVI et Elisabeth de France, qui, pour Maistre, ont accepté leur sort pour sauver la France, sont des exemples de tels justes acceptant une souffrance indue.

Louise Durieux analyse longuement le texte qui serait à l’origine de la conception maistrienne de la réversibilité : Jenyns dans l’Examen de l’évidence intrinsèque du christianisme. Et en effet, dans la définition de la réversibilité, la satisfaction est un terme central. Satisfaire prend pour Maistre le sens de « payer pour ». Le verbe désigne initialement les « prières ou bonnes œuvres que le confesseur prescrit au pénitent quand il lui donne l’absolution ». Par la satisfaction, le pénitent paie la dette due aux péchés déjà pardonnés afin de jouir d’une pleine absolution.

Le mal et de la réversibilité chez Barbey d'Aurevilly, Bloy et Bernanos 

Après avoir exposé clairement les conceptions théologiques de Maistre et montré d’où elles provenaient, Louise Durieux examine pour chacun des trois romanciers étudiés le lien avec les conceptions maistriennes, que celui-ci soit direct ou médiatisé. Elle insiste également sur l’influence qu’ont eu certains de ce auteurs sur les autres (Barbey sur Bloy et Bernanos, et Bloy sur Bernanos, notamment).

Barbey découvre précocement Maistre, qu'il admire. Il le loue pour ses talents littéraires et ses idées. L’auteure décrit l’importance de Maistre pour Barbey en la qualifiant d’« assise intellectuelle solide à l’œuvre aurevillienne. » Barbey présente Maistre comme son modèle, comme en témoignent de nombreuses références élogieuses dans ses articles. Comme le dit encore l’auteure : « A travers le dénigrement de l’optimisme moderne, c’est tout l’héritage philosophique du siècle des Lumières qui est incriminé », car il est fondé sur le principe inacceptable de l’excellence de l’homme. Barbey se sert de l’expiation et de la Providence pour expliquer l’histoire et particulier la guerre franco-prusse de 1870. Il rejette les principes du rationalisme historique des historiens français du XIXe siècle. Barbey accepte la thèse de la réversibilité des mérites, mais les exemples de juste acceptant de souffrir pour d’autres sont rares dans ses œuvres.

Bloy, de son côté, s’inspire très largement de Maistre dans la première partie de son œuvre, mais s’en éloigne ensuite. Il partage avec Maistre l'explication de la nature humaine par la Chute et le péché, et son refus des valeurs modernes héritées de la Révolution. Comme Maistre, il voit l’intervention de Dieu dans les événements historiques. Ainsi, pour Bloy, la Première guerre mondiale est-elle la conséquence de la désobéissance à Notre-Dame de la Salette. Chaque bombardement est vu par Bloy comme l’accomplissement des menaces de la Salette. Quant à Bernanos, si l’influence qu'il reçoit de la pensée maistrienne n’est pas à négliger, il semblerait qu’elle soit indirecte. Si Bernanos connaît et évoque le conceptions maistriennes, rien n’indique qu’il y ait eu accès autrement qu’à travers l’Action Française et la plume de son maître, Edouard Drumont.

L’auteure évalue également l’influence de penseurs qui ont pu être influencés ou proches des pensées de Maistre, après en avoir expliqué les principales conceptions, sur les trois romanciers qu’elle étudie. Elle note ainsi l’importance de Blanc de Saint-Bonnet, en particulier pour Bloy, relativement à la question du mal et surtout à celle la douleur. Elle fait également voir l’influence de Donoso Cortès, opposé résolu au rationalisme qui fournira les bases de l’argumentaires du Syllabus. Donoso Cortès voit, en effet, comme origine de l’aveuglement de son époque, le rejet du péché originel. Ces erreurs religieuses sont pour lui à la base des erreurs sociales que sont le socialisme et le communisme.

Louise Durieux analyse aussi longuement les apports d’Ernest Hello, autre pourfendeur de l’esprit du XVIIIe siècle. Elle insiste de façon tout à fait remarquable sur la longue description, dans L’Homme, « du médiocre, portrait qui a laissé sa trace dans l’œuvre bloyenne et surtout bernanosienne ».  Le médiocre est le tiède, l’homme du juste-milieu, soumis à l’opinion publique et qui ne juge les hommes qu’en fonction de leur fortune et qui trouve à s’incarner particulièrement efficacement dans ce que Bernanos appelle les « Imbéciles ». A l’inverse, Hello est également salué pour avoir refusé « d’embourgeoiser les saints », c’est-à-dire de n’avoir pas céder à la méthode historique rationaliste qui expliquerait par des causes naturelles l’attitude des saints, plutôt que de célébrer leur grandeur.

Des romans terribles au prisme du mal et de la réversibilité

Dans la dernière partie de son travail, Louise Durieux étudie des œuvres des romanciers indépendamment les unes des autres, pour faire voir comment les conceptions du mal et de la réversibilité d’origine maistrienne s’intègrent à la narration. Elle en conclut que l’œuvre de Barbey confère au mal et à l’expiation une place centrale, tandis que celle de Bloy est plus orientée vers la douleur. Elle montre que « dans les œuvres aurevillienne, bloyenne et bernanosienne, c’est finalement moins Satan que les traits sataniques transposés dans la psychologie des personnages qui intéressent nos auteurs ».

Ainsi quand Bloy, dans La Femme pauvre, peint l’emménagement et l’installation de Clotilde et Léopold dans la nouvelle maison, Clotilde y entend des bruits terribles. Bloy semble vouloir prouver l’existence du surnaturel dont il a fait lui-même l’expérience ; mais il s’agit moins d’effrayer le lecteur que de l’avertir de la réalité de Satan et de ses comparses démoniaques. Louise Durieux expose également que, dans les portraits romanesques de Bloy et Bernanos, la beauté physique est loin de révéler la pureté ou la sainteté des personnages, contrairement à ceux qu’on trouve dans les romans de Barbey. Par exemple, Clotilde est « plutôt jolie que belle » et se distingue surtout par l’oubli d’elle-même.

Dans de nombreux romans se pose la question de la transmission des fautes. Souvent, le doute s’installe et on ne sait pas si cette transmission provient de l’hérédité (sans réduire cette hérédité à la biologie) ou du péché originel, qui rend alors possible la réversibilité. Ainsi dans Le Prêtre marié, roman de Barbey d’Aurevilly, l’histoire de Calixte est déterminée par le péché paternel. « L’hérédité qui l’affecte au travers d’une maladie énigmatique et ses manifestations spectaculaires – somnambulisme et catalepsie – est un châtiment, mais aussi, dans sa dimension positive, la possibilité d’expier pour Sombreval, de le sauver et de se sauver elle-même ». De même, dans L’Imposture de Bernanos, l’auteure relève un exemple de réversibilité dans la mort, lorsque Chevance meurt à la place de Cénabre. L’agonie de Chevance est en grande partie constituée par son songe. Enfin, dans La Femme pauvre de Bloy, on trouve une définition explicite de la réversibilité : « Chaque être formé à la ressemblance du Dieu vivant a une clientèle inconnue dont il est, à la fois, le créancier et le débiteur. Quand cet être souffre, il paie la joie d’un grand nombre, mais quand il jouit dans sa chair coupable, il faut indispensablement que les autres assument sa peine. »

C’est, selon une formule de Pierre Glaudes que rappelle l’auteure, une « conception comptable de la réparation », selon laquelle toute joie en ce monde se paie. Mais Louise Durieux prend soin de préciser que « lorsque le narrateur, tout au long des pages de La Femme Pauvre, illustre son propos par des cas de réversibilité, il n’affirme jamais, mais formule des hypothèses comme l’indique l’emploi fréquent de modalisateurs », de telle sorte que lorsqu’un personnage exprime son point de vue, sa pensée appartient au domaine de la croyance, conviction et non certitude. Dans ce roman, les épreuves qu’affronte Clotilde sont une expiation pour ses propres fautes : c’est le cas du sentiment d’humiliation et de désespoir ressenti après sa relation décevante avec un employé du ministère. Mais elles réalisent aussi l'expiation de fautes d’inconnus : Clotilde est consciente que sa souffrance compense la joie d’un grand nombre de personnes, mais que lorsqu’elle est heureuse, d’autres « assument sa peine », comme l’écrit Bloy.

Avec ce travail précis, argumenté et très stimulant, Louise Durieux aborde ainsi un thème relativement mal connu, mais qui ouvre de nouvelles persepectives dans la lecture de certains classiques oubliés. Ce qui est peut-être la meilleure façon de dire combien ils gagnent à être lus, ou relus.