Peut-on former l’homme indépendamment de sa position sociale ? Telle est l‘ambition de Rousseau lorsqu’il propose, en 1762, le modèle d’une éducation conforme à la nature humaine.

En 1762, Rousseau publie deux livres d’une grande importance pour l’histoire de la philosophie : Du contrat social et Emile ou de l’éducation. Compte tenu de leur simultanéité, on pourrait s’attendre à ce que ces deux œuvres soutiennent un projet intellectuel cohérent. La chose n’est pas évidente. Du contrat social est un traité de philosophie politique établissant les conditions de possibilité d’un Etat fondé sur l’expression de la volonté générale. L’Emile est un traité d’éducation qui présente le programme d’une éducation « naturelle » permettant de préserver l’enfant de l’influence morale néfaste de la société.

Mises face à face, les deux œuvres semblent s’opposer : d’un côté un projet politique qui présente la citoyenneté comme une façon de transcender la nature, de l’autre un projet moral qui défend une préservation de la nature qui suppose que l’on résiste aux institutions sociales. Comment faut-il interpréter cette tension ? Rappelant que, selon Rousseau, « ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale, n’entendront jamais rien à aucune des deux », Céline Spector propose de prendre au sérieux le souci de cohérence de Rousseau en faisant l’hypothèse de la complémentarité des deux ouvrages. Pour rendre cette hypothèse plausible, elle propose ici une lecture suivie de l’Emile qui permet d’en rendre explicite le projet moral tout en montrant qu’il n’est pas contradictoire avec le projet politique du Contrat social.

L’homme avant le citoyen

L’éducation que Rousseau présente dans l’Emile est très différente de celle que Locke décrivait en 1693 dans ses Quelques pensées sur l’éducation. Locke s’intéresse à l’éducation du gentleman, à ce qui permet de faire de l’enfant un individu prêt pour la vie aristocratique. Dans ce cas, le rôle de l’éducation est de préparer les enfants à occuper une place prédéterminée dans la société : les enfants des aristocrates d’aujourd’hui seront les aristocrates de demain. Pour Rousseau, l’éducation doit former l’homme en tant que membre de l’humanité, indépendamment de sa position sociale.

Il est intéressant de noter que l’égalité morale qu’implique ici le recours à la notion d’humanité est justifiée par des motifs historiques : « nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions ». L’ordre de l’Ancien Régime, qui fixait sa place à chacun, se fissure. L’homme moderne est un individu qui doit faire face à la mobilité sociale. La place qu’il occupe aujourd’hui ne sera pas forcément celle qu’il occupera demain. Et c’est parce que l’individu ne peut plus se définir par sa position sociale que Rousseau propose de le définir à partir de son appartenance à l’humanité. C’est pourquoi Rousseau présente l’Emile comme une alternative à la République de Platon : ce que Platon à fait pour le monde des Anciens, en décrivant la formation d’une élite citoyenne, Rousseau le fait pour le monde des Modernes en décrivant la formation d’un homme égal à ses semblables.

Rousseau distingue « l’éducation des hommes », celle qui consiste à transmettre des normes sociales, de « l’éducation de la nature », le développement naturel des facultés. Il préconise une « éducation négative », qui laisse la nature s’exprimer librement. Revenant sur cette notion, Céline Spector précise que l’éducation négative n’est pas une éducation oisive et qu’elle passe par la mise en situation plutôt que par son instruction. Le travail du maître n’est pas de faire la leçon, mais d’aménager l’environnement de l’enfant de façon à ce que sa libre exploration l’amène à développer ses capacités naturelles. Rousseau ne considère pas que l’éducation de la nature et l’éducation des hommes soient fondamentalement contradictoires. Ces deux éducations peuvent coexister à condition que l’on reconnaisse que la première doit avoir la priorité sur la seconde : l’éducation des hommes doit se conformer à l’éducation naturelle.

Un empirisme expérimental

Le développement des facultés intellectuelles de l’enfant concerne en premier lieu celui de la raison comme faculté de juger. Pour Rousseau, ce développement doit s’appuyer sur la sensibilité : c’est en comparant ses sensations que l’enfant développe ses premières idées et c’est en comparant ces premières idées sensibles qu’il développe des idées proprement intellectuelles. Revenant sur ce processus, Céline Spector insiste sur la façon dont Rousseau développe ici un empirisme inhabituel qui accorde une place centrale à l’action. La sensation n’est pas le résultat d’une activité de contemplation du monde, mais d’une interaction avec lui – le développement de la raison correspondant à la rationalisation de cette interaction sensible.

Chez Rousseau, ce développement expérimental est simultanément celui d’une raison objective, à l’origine des sciences naturelles, et d’une raison morale, à l’origine d’une « morale expérimentale » qui s’applique aux passions humaines. Là où l’émergence de la raison objective dépend de la sensibilité, celle de la raison morale dépend de deux sentiments moraux primitifs : « l’amour de soi » et « l’amour propre ». L’amour de soi correspond au désir de conservation de soi et de bien-être. L’amour propre est un désir de prestige, de se voir valorisé dans le regard des autres. Une fois de plus, Céline Spector attire notre attention sur le fait que l’empirisme moral de Rousseau ne s’intéresse pas aux passions comme des entités indépendantes, mais comme des évènements qui émergent des interactions entre les êtres humains. L’expression première de l’amour de soi réside dans l’attachement de l’enfant à la mère qui s’occupe de lui. Celle de l’amour propre réside dans la façon dont l’enfant peut vouloir être préféré aux autres.

De ces deux passions opposées naissent des façons très différentes de se lier aux autres. L’amour de soi débouche sur la pitié : la reconnaissance des besoins d’autrui motivant le désir de lui venir en aide. L’amour propre conduit à la jalousie : l’identification de l’autre, comme un concurrent pouvant nous voler la vedette, motive le désir de lui nuire. Pour Rousseau, l’éducation de l’enfant doit favoriser le développement de l’amour de soi tout en refrénant son amour propre. Maintenant l’exigence d’une éducation négative, celle-ci ne se fera pas par l’énonciation de règles morales, mais par la mise en situation : c’est en exposant Emile à la souffrance des autres que le précepteur le sensibilise à la souffrance d’autrui.

Suffit-il d’être juste pour être heureux ?

La question de l’éducation religieuse occupe une place très particulière dans l’Emile. Rousseau rejette tout autant le matérialisme athée que la religion dogmatique. Pour rendre compte du type de religion qu’il entend défendre, il met en scène un personnage singulier : le Vicaire savoyard. Dans sa profession de foi, le Vicaire défend une docte ignorance en rejetant les spéculations métaphysiques concernant les preuves de l’existence de Dieu. Ce qui justifie la croyance en Dieu, ce n’est pas sa plausibilité, mais son utilité. Elle nous permet de supporter une incertitude insupportable : celle de savoir s’il suffit d’être juste pour être heureux. La foi permet de convertir l’incertitude en espoir. Elle donne la force de supporter le malheur en continuant d’espérer le bonheur.

L’éducation religieuse, elle aussi, est une éducation négative. Elle ne passera pas par la formulation d’interdits. La profession de foi du Vicaire n’est pas un sermon. C’est une confidence qui prend la forme d’un témoignage qui permet à Emile non seulement de comprendre, mais aussi de sentir les raisons qui amène le Vicaire à ces conclusions. Si la religion que nous propose ici Rousseau mérite le titre de « religion naturelle », c’est parce que l’espoir qu’elle rend possible permet de soutenir les devoirs moraux que l’homme trouve naturellement en lui.

Une division genrée du travail intellectuel

Un des aspects les plus originaux du livre réside dans les analyses que Céline Spector propose sur la place que la femme occupe dans le Livre V de l’Emile. Rousseau y met en scène Sophie, vouée à devenir l’épouse d’Emile et la mère de ses enfants. Les pages concernant la « nature », le rôle domestique et l’éducation des femmes sont très choquantes pour le lecteur contemporain. N’y a-t-il pas ici un paradoxe ? Comment Rousseau, penseur de l’égalité entre les hommes, peut-il soutenir l’infériorité naturelle de la femme ? Pour Céline Spector, ce reproche doit être nuancé.

Pour Rousseau il n’y a pas de hiérarchie des sexes, mais complémentarité. Dans la sphère domestique, la femme garde la maison pendant que l’homme travaille, leurs rôles se complètent. Cette division genrée du travail domestique se répercute sur la division du travail intellectuel. Selon Rousseau, il y aurait « une raison d’homme » et une « raison de femme », la première étant portée vers l’abstraction, la seconde vers l’observation : « La femme a plus de génie, l’homme a plus d’esprit ; la femme observe et l’homme raisonne ».

Céline Spector rappelle que, pour Rousseau, la spéculation n’est pas supérieure à l’observation. Si la participation des hommes et des femmes au progrès des sciences est différente, elle est de même valeur. Sans justifier que l’on défende aujourd’hui les positions de Rousseau qui restent malgré tout choquantes, ces analyses suggèrent qu’il arrive à maintenir l’exigence d’une égalité entre les membres de l’humanité malgré l’essentialisation des différences entre les hommes et les femmes.

En introduction, l’autrice pose le problème de la complémentarité entre l’Emile et le Contrat social. En conclusion, elle rend compte de la non-contradiction de ces deux œuvres : « l’aporie initiale est ainsi en partie surmontée ». Cette conclusion, qui s’avoue partielle, nous laisse quelque peu sur notre faim. La non-contradiction est sans doute une condition nécessaire, mais pas suffisante pour que l’on puisse parler ici de complémentarité. Peut-être faut-il encore montrer comment les deux œuvres peuvent être réunies sous un projet commun, bien que leur articulation systématique ne semble pas possible.

En publiant du même coup Emile et Du contrat social, Rousseau n’amorce-t-il pas un projet philosophique sans précédent se donnant pour tâche d’élucider cette forme de vie inédite en train de prendre forme qu’est la modernité ? Une forme de vie où la relation traditionnelle de l’individu et du citoyen, de l’homme naturel et de l’homme social est bouleversée ? Cette réserve mineure n’enlève rien aux qualités du livre de Céline Spector, qui constitue une excellente introduction à l’Emile de Rousseau.