L’homme politique et universitaire belge Paul Magnette propose de tirer les leçons de l’histoire du mouvement ouvrier afin de concilier luttes sociale et climatique.

Paul Magnette est à la fois professeur de théorie politique à l’Université libre de Bruxelles, maire de Charleroi et président du Parti socialiste belge. Déjà auteur de plusieurs livres, il vient de publier à La Découverte La vie large, présenté comme un « manifeste écosocialiste ». Il y aborde successivement la critique du monde actuel, marqué par 50 ans d’inaction presque totale contre le réchauffement climatique, les principes selon lesquels une transformation du monde paraîtrait possible, un ensemble de propositions définissant un horizon politique souhaitable et, finalement, la façon de faire advenir cet autre monde.

La responsabilité du capitalisme dans la dégradation de l’environnement apparaît aujourd’hui indiscutable. C’est pourquoi la lutte climatique ne se distingue pas de la lutte sociale, et que la manière de la mener peut s’inspirer de ce qu’a pu faire le socialisme, à sa grande époque. Elle se heurte aux mêmes intérêts économiques et se trouve confrontée aux mêmes difficultés de convaincre qu’un autre monde est possible et d’entretenir l’espoir.

Un ennemi commun à l’écologie et au socialisme : le capitalisme

« Nous savons à quels périls l’humanité est confrontée en raison du dérèglement climatique et de la destruction du vivant. »   . Et il nous faut absolument atteindre le plus rapidement possible (et au plus tard d’ici une génération) la neutralité carbone si nous voulons éviter que le réchauffement climatique ne transforme la terre en une fournaise inhabitable.

Nous savons ce qu’il faut faire dans les différents domaines, nous savons « comment construire des villes durables, transformer l’agriculture et l’industrie, réduire et modifier nos déplacements… Les technologies nécessaires sont toutes connues, le coût des investissements indispensables est chiffré et les moyens financiers disponibles »   . Ici, l’auteur s’avance peut-être un peu loin. Dans les faits, les choses paraissent plus compliquées, mais – et là-dessus il a assurément raison – ce n’est pas comme si nous ne savions pas quoi faire.

Le problème est que les groupes sociaux les plus favorisés (et en premier lieu les hyper-riches) ne le voient pas de cette façon, parce qu’ils ont plus à perdre et moins à gagner : ils profitent plus de la dégradation du climat et sont moins susceptibles d’être affectés par celle-ci. C’est la raison pour laquelle l’action en faveur du climat passe aussi par la réduction des inégalités sociales, tant pour une question de justice que d’efficacité.

C’est aussi pourquoi l’écologie politique ne peut faire l’économie du conflit. Ici ce ne sont pas tant les inégalités en tant que telles que les dégradations, à la fois environnementales et sociales, dont le capitalisme est à l’origine, qui peuvent susciter un sentiment de colère et convaincre, dans certains cas, de s’y opposer.

« La colère fonde aussi un désir de réparation, qui donne à l’indignation initiale un horizon politique […] et la volonté d’atteindre cet horizon »   , explique l’auteur. C’est du reste ce mécanisme qui a été à l’origine du mouvement socialiste, comme l’ont montré Karl Polanyi et E. P. Thompson, et qui a engendré les institutions de solidarité et de protection sociale, affirmant « le contrôle démocratique sur le surplus social ».

« Tout l’enjeu de l’écosocialisme consiste à mailler ces luttes entre elles et à bâtir des alliances politiques pour leur donner une vocation majoritaire… »  

Suivent un certain nombre de propositions susceptibles de constituer un tel horizon selon l’auteur, comme de réhabiliter la planification et la norme publique, formelle et contraignante (en lieu et place de l’incitation par les prix), de partager le pouvoir dans l’entreprise, de réhabiliter les communs, en socialisant les fondements naturels de nos économies mais également les actifs industriels essentiels, d’accepter de remettre en cause la croissance, d’investir dans les biens collectifs et les services publics, de contenir l’écart des richesses, de répartir le travail et de garantir le droit au travail ou encore d’universaliser la protection sociale. Il n’est pas question de les discuter ici. On peut être d’accord avec l’orientation générale sans être convaincu par le détail des mesures envisagées. C’est de toute façon la partie suivante du livre qui nous paraît la plus originale.
    
Quelles alliances politiques ?

Comment faire advenir cet autre monde ? « Lorsque l’on a construit la critique du monde dans lequel on vit et tracé les contours de celui dans lequel on souhaiterait vivre, reste à se poser la question centrale du politique, la plus difficile et souvent la plus négligée : comment passer de l’un à l’autre ? »   . Ni les approches inspirées des pratiques d’autonomie locale, ni celles prônant le renforcement du rôle des ONG actives dans le champ de l’environnement dans les institutions politiques ne semblent à la hauteur du problème. Le renforcement des possibilités de contrôle des décisions par les citoyens comme de la participation de panels de citoyens aux décisions n’y répondent qu’imparfaitement.

« Il reste donc indispensable de dégager les voix d’une politisation des choix climatiques qui articule les enjeux globaux et leur traduction locale, et qui engage la société dans son ensemble. Telle est traditionnellement la tâche de la représentation démocratique. »   .

Celle-ci doit continuer de jouer ce rôle. Et l’auteur de proposer pour cela d’inscrire, au moment de l’examen du budget, l’évaluation par la représentation nationale de « la manière dont elle a tenu les engagements pris l’année précédente [dans le cadre de l’Accord de Paris], en examinant les conséquences sur les différentes catégories sociales et les différents territoires, et débattre des nouvelles mesures à prendre pour poursuivre et intensifier la transition et garantir la cohésion sociale et territoriale ». Cette méthode serait comme un moyen de « structuration des opinions et d’inscription des enjeux climatiques globaux dans l’espace public national »   . Il y aurait sans doute à dire des choses sur le fonctionnement actuel de cet espace public, mais ce n’est pas le sujet de cet essai.

Il reste à concevoir la dynamique politique susceptible de porter un tel changement social. La solution que préconise l’auteur est de renouer avec la praxis du réformisme révolutionnaire par lequel le socialisme s’est distingué (toujours à sa grande époque et jusqu’à l’offensive du néolibéralisme), en réussissant à fédérer les luttes et, en s’appuyant sur des pratiques de solidarité multiples et variées, à subvertir le système capitaliste dans un nombre de plus en plus important de domaines. Magnette explique alors vouloir en tirer des leçons.

« La genèse du mouvement ouvrier nous rappelle d’abord qu’aucune réforme profonde n’est possible sans la mobilisation de groupes sociaux particuliers mais porteurs de revendications susceptibles d’être partagées par d’autres catégories de la population »   .

« On peut [ainsi], se demander quels groupes sociaux, dans la réalité contemporaine, sont suffisamment affectés pour porter le mouvement »   , et en entraîner d’autres… On songe, en premier lieu, aux travailleurs de l’économie carbonée, qui pourraient avoir intérêt à se rallier à une « transition juste », aux salariés qui œuvrent dans les secteurs des transports et de la logistique, qui auraient la faculté de bloquer notre économie de flux, mais aussi aux travailleurs des services publics non marchands, en premier ligne face aux politiques d’austérité, etc. Une telle praxis suppose également l’identification d’un adversaire commun, nous dit Magnette.

« L’opposition au capitalisme constitue, de ce point de vue, la seule manière de dégager la "métrique commune" et de tracer les "chaînes d’équivalence" indispensables pour faire converger les luttes constitutives de la transition écologique et sociale »   .

Si l’on admet la prémisse exposée d’entrée de jeu que c’est le capitalisme qui est responsable de la dégradation de l’environnement, sans possibilité de s’amender – mais comment le pourraient véritablement les grandes entreprises pétrolières ou les grandes entreprises chimiques ? – la conclusion coule alors de source.

Une autre leçon que l’on peut encore tirer du mouvement ouvrier, explique Magnette, est que « les représentations de la société souhaitable sont indispensables pour donner un objectif à la colère »   . C’est le « Il nous faut la vie large ! » de Jaurès qui donne son titre au livre. Magnette en dit toutefois très peu de choses, se contentant de renvoyer aux critiques, sociologues et philosophes, et aux artistes qui contribuent à impulser et à soutenir le mouvement, et celles-ci restent presque entièrement à élaborer.

Enfin, ajoute-t-il, « s’ils veulent susciter une lame de fond, les combats pour la transition écologique et sociale doivent se donner sans délai un plateforme partagée d’objectifs »   clairs, aux bénéfices immédiats, sur lesquels pourraient s’entendre des mouvements politiques, syndicaux et associatifs, engagés dans ces combats. Et l’auteur de lister à nouveau dix propositions, allant de la mise en place par l’Union européenne d’une taxe sur les transactions financières et d’une taxe sur la fortune à l’interdiction de la publicité destinée aux enfants ainsi que celle pour les produits nocifs pour l’environnement et la santé, en passant par la suppression de tous les subsides directs et indirects aux entreprises des énergies fossiles…

L’ouvrage présente une lacune, que l’auteur reconnaît dans l’épilogue, dans la mesure où il laisse presque entièrement de côté la question de la « justice climatique » et, plus largement, de la dimension internationale que l’écosocialisme, qu’il appelle de ses vœux, devra aussi prendre en compte.