Des textes d’Althusser qui défendent la nécessité de concevoir le socialisme de manière non pas idéologique, comme il l’a été trop souvent, mais en accord avec l’analyse marxienne.

Ce qui unit les textes publiés par G. M. Goshgarian, qui a déjà publié aux PUF de nombreux textes d’Althusser, avec une préface éclairante de Fabio Bruschi, c’est qu’ils réfléchissent aux présupposés de l’analyse marxienne qui, théoriquement, guide le parti communiste, tout en visant à orienter dans un certain sens les décisions du PCF. Aussi ces textes peuvent-ils être des retranscriptions d’entretiens avec un dirigeant du PCF que des projets de manuels, pratique fréquente au PCF destinée à produire un appareil éducatif capable de permettre l’accession de militants ouvriers à des postes de direction et, comme le dit le préfacier, « d’assurer l’allégeance des militants du Parti, seul à détenir un rapport total au savoir ». Quel est le rôle d’une conception scientifique du socialisme dans les luttes politiques et sociales ?

La nécessité de débusquer le socialisme idéologique

Il est nécessaire pour Althusser de rejeter fondamentalement ce qu’il appelle le « socialisme idéologique ». Il y a dans le marxisme une lutte entre le socialisme scientifique et le socialisme idéologique, qui n’est pas seulement le « socialisme utopique » critiqué par Engels, mais également le « socialisme idéaliste de Proudhon », le « socialisme anarchiste de Bakounine », le socialisme « étatiste » de Lassalle, les socialismes « bourgeois » et « petits-bourgeois », etc.

Sous le nom de socialisme idéologique, Althusser rassemble et critique plusieurs positions qu’on a pu qualifier de socialistes, dont le dénominateur commun est la critique la société bourgeoise (et c’est pour cela qu’on la considère comme des formes de « socialisme »). Mais ces différents socialismes construisent leur critique en s’appuyant sur des principes qui sont ceux de la société bourgeoise elle-même. Ils s’acharnent à montrer que la société bourgeoise ne correspond pas à ce qu’elle devrait être, ne réalise pas ce qu’elle avait promis de réaliser, que la réalité de la société bourgeoise est en contradiction avec ses principes.

Autrement dit, comme le dit Althusser, le socialisme idéologique « ne fait que retourner, contre les effets de la société bourgeoise les lotions de l’idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise, qui fait organiquement partie de toute formation sociale capitaliste. Au lieu d’ébranler la structure de la société bourgeoise, il la renforce, puisqu’il renforce son idéologie ».

Il écrit encore : « le socialisme idéologique, même s’il est prolétarien, est prisonnier de la nature et des limites de l’idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise. Même lorsqu’il se révolte contre la société bourgeoise, il ne sort pas des limites absolues de l’idéologie bourgeoise. Le socialisme idéologique est ainsi, objectivement, un sous-produit idéologique de l’idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise, à destination de la classe ouvrière, et au profit de la classe bourgeoise et de son annexe petite-bourgeoise ».

Aussi soutient-il que l’idéologie est elle-même systématique, ce qui implique que l’on ne peut pas se servir de l’une de ses notions sans mobiliser en même temps l’ensemble du système théorique dont elles dépendent. A cela, il ajoute la thèse marxienne selon laquelle les idées dominantes sont les idées de la classe dominante, de telle sorte que, comme il l’écrit, « la protestation ouvrière spontanée contre l’exploitation s’exprime à l’intérieur même de la structure, donc du système, et en grande partie des représentations et de notions de référence, de l’idéologie dominante bourgeoise ».

Aussi, si l’idéologie ouvrière « spontanée » veut échapper radicalement à l’idéologie bourgeoise, elle doit recevoir l’aide de la science marxiste. D'après Althusser, ce socialisme idéologique ou idéaliste est : « une doctrine qui proteste ou se révolte contre la « réalité » de la société bourgeoise existante : contre les abus, les injustices, les inégalités, les souffrances, les « aliénations », l’exploitation et la servitude qu’elle impose aux « hommes ». Elle proteste ou se révolte contre ce qui existe : elle a donc son point de départ dans l’état intolérable, scandaleux ou contradictoire de la société bourgeoise, de la société présente. »

Ce socialisme idéologique articule trois groupes de propositions pour construire sa critique, portant d’une part sur la nature de la société présente (c’est théorie critique de la société bourgeoise), d’autre part sur la nature de la société future (c’est la théorie des fins du socialisme), enfin sur la nature des moyens d’action propres à assurer le passage de la société présente, bourgeoise, à la société future, socialiste (c’est la théorie de la réforme ou de la révolution socialiste). Ce qui unifie ces propositions entre elles, c’est une conception de la nature de la société en général, « capable de rendre compte à la fois de la nature de la société bourgeoise, de la nature de la société socialiste, et du passage de la première à la seconde ».

Althusser l'appelle « théorie générale » de la société, et la définit comme constituée par un ensemble de notions unies entre elles par certains rapports nécessaires. Or Marx a montré la nature « idéologique » de ces théories de base : « elles appartiennent en effet soit à la l’idéologie religieuse (salut, amour, réconciliation, communauté), soit à l’idéologie morale (justice, égalité, fraternité), soit à l’idéologie juridique (liberté, égalité), soit enfin à l’idéologie philosophique (nature humaine, essence humaine, conscience, liberté, destination de l’homme, fin de l’histoire) – ou appartiennent à la fois à plusieurs de ces régions de l’idéologie. »

Marx a aussi montré qu’en tant que « notions idéologiques », ces notions représentaient « des intérêts de certaines classes sociales » : le caractère idéologique de ces notions s’explique « par les intérêts subjectifs de classe qu’elles représentent ». Althusser montre donc que dans le socialisme idéologique, il y a des principes de base idéologiques. Ainsi, écrit-il : « la critique de la société bourgeoise est faite au nom de principes religieux, moraux ou philosophiques (au nom de l’amour, de la justice, de l’essence de l’homme, etc.). Les fins du socialisme sont définies par les mêmes principes idéologiques (règne de la justice, de la fraternité, de l’individu libre et « intégral », de « l’homme total », de la « communauté », etc.). »

Et Althusser propose des exemples illustrant ce qu’il affirme :  la critique de la société bourgeoise par Proudhon se ramène en dernière analyse à la contradiction entre la propriété et le vol, qui repose sur l’immoralité du vol et l’appartenance à la sphère juridique de la propriété.

Le socialisme scientifique, autrement nommé « matérialisme historique », s’oppose au socialisme idéologique, car il fait intervenir non pas des notions idéologiques mais des concepts scientifiques. La science commence par une rupture avec l’idéologie. Des notions idéologiques subsistent dans le socialisme scientifique, mais elles sont soumises au système dominant des concepts scientifiques. Autrement dit, « elles fonctionnent souvent comme tenant provisoirement lieu de notions scientifiques à élaborer ». Aussi Althusser en dernier observe-t-il une rupture entre le socialisme prolétarien d’avant Marx (comme celui de Bakounine) et socialisme prolétarien hérité de Marx ; car, à l’inverse des marxistes, Bakounine est subjectivement pour les prolétaires. Il veut défendre leurs intérêts, mais il ne les connaît pas objectivement, car leurs conceptions sont trop « contaminées » par l’idéologie bourgeoise.

Au contraire, le matérialisme s’appuie sur l’histoire. Or l’histoire, pour Marx, c’est l’histoire des hommes, pas des animaux. Ce qui distingue l’homme de l’animal, c’est que les hommes ne vivent que dans des formations sociales et que ces formations sociales humaines ont une histoire spécifique, qui, à la différence de l’histoire des sociétés animales n’est pas régie par les lois biologiques et écologiques de l’espèce, mais par les lois sociales de la reproduction et de la production des conditions d’existence de ces formations sociales. Ainsi, les sociétés humaines produisent leurs conditions d’existence et il y a, dit Althusser, « histoire de ce qui constitue les formations sociales. La topique est donc la théorie de ce qui constitue, dans son principe, une formation sociale ».

Cette topique comporte des niveaux ou des instances distinctes occupant des lieux distincts. Pour Marx, c’est l’économique qui occupe le lieu de la base, de l’infrastructure, c’est pourquoi il est déterminant en dernière instance. C’est donc, pour le socialisme scientifique, en dernière instance, l’économie qui fait l’histoire et non, comme le pensent les bourgeois, les hommes.

Le refus d’une compromission : contre le marxisme humaniste

Ce qui explique que les socialismes idéologiques protestent contre et critiquent la société bourgeoise, tout en restant dans le cadre de ses principes et de ses valeurs, c’est que la société bourgeoise aussi bien que les différents socialismes idéologiques prétendent œuvrer au bien de « l’homme ». C’est pourquoi les argumentations socialistes idéologiques et bourgeoises ne sont pas complètement hétérogènes, puisqu’elles déclarent justifier leurs thèses par la même volonté de faire advenir le bien de l’homme, même si les conséquences de ces discours peuvent grandement diverger dans leur réalisation. L’idéal humaniste doit donc être rejeté par les communistes s’ils veulent objectivement servir les intérêts du prolétariat et non contribuer à leur asservissement au moyen d’une idéologie incapable d’œuvrer à sa libération. Ainsi, lorsqu’au début des années 60, le PCF s’oriente vers une tentative d’union de la gauche, qui consiste à tendre la main aux socialistes et aux chrétiens plus sensibilisés aux problèmes socio-politiques avec l’ouverture du Concile Vatican II, dans le but d’augmenter les interventions de l’État dans l’économie pour favoriser les plus démunis, Althusser exhorte le parti à ne faire de la philosophie marxiste une philosophie humaniste, sous peine de la transformer en socialisme idéologique.

Althusser tente de convaincre W. Rochet que la « position antihumaniste n’est pas seulement théorique, car elle a aussi des conséquences sur l’adresse du Parti : si le Parti se sent dans l’obligation de parler le langage de l’humanisme, ce n’est pas parce qu’il serait le langage des ouvriers ou des paysans, mais bien plutôt parce qu’il est le langage des couches intellectuelles petites-bourgeoises », comme l’analyse F. Bruschi. En effet, dit toujours le préfacier, pour Althusser : « l’affirmation selon laquelle il y a un humanisme marxiste présente des dangers idéologiques de premier ordre : si elle peut bien entendu être mobilisée pour parler à des personnes qui formulent leurs idéaux dans les catégories de l’idéologie humaniste, elle produit un effet en retour sur la théorie, et donc sur la politique marxiste, car les mots ne sont pas des outils neutres, mais font système dans une idéologie ».

Car, comme le souligne Althusser, « le terme d’humaniste a toujours été employé par l’idéologie bourgeoise et petite bourgeoise (…) pour lutter à mort contre un autre terme, qui est absolument vital pour les révolutionnaires : la lutte des classes ». Ainsi évoquer l’humanisme de Marx serait commencer à faire un pas en direction du renoncement à la lutte des classes. Car si Marx ne veut que le bien de l’homme, il semble possible de se passer de ce qui constitue pourtant un des piliers de son analyse : la lutte des classes, qui oblige à combattre une classe pour en délivrer une autre.

L’autre danger possible d’un prétendu humanisme marxiste serait, dit encore Althusser qu’« au lieu que les humanistes basculent du côté de nos concepts scientifiques, ce sont nos concepts scientifiques qui peuvent basculer du côté de l’humanisme ». Autrement dit, affirmer un marxisme humaniste risquerait non pas d’enrôler dans le marxisme des humanistes en quête de cadres, mais de détacher des marxistes de ce qui fait le propre de la pensée de Marx, en leur laissant croire que les bourgeois humanistes aspirent à la même chose que les communistes.

Althusser, suivant ce qu’il a mis en évidence au cœur du matérialisme historique, rejette ainsi l’idée qu’on puisse expliquer l’histoire ou la société par « l’homme » : « Pour tout un chacun, les sociétés humaines, ce sont avant tout des hommes. Où sont les hommes dans tous ces concepts ? Avec ce type d’objection, nous voyons revenir au grand galop l’idéologie de l‘histoire, l’idéologie « humaniste » des conceptions bourgeoises et des socialismes idéologiques. Que les « hommes » ou « l’homme » ne figurent pas parmi les concepts théoriques de base de la topique du matérialisme historique est bel et bien le signe que quelque chose a changé, qu’une rupture théorique s’est produite, et que nous avons affaire à une tout autre théorie, qui ne « ramasse » pas ses concepts dans la rue de l’idéologie ambiante et dominante, mais les produit par un travail ardu d’abstraction ».

Cela ne veut pas dire que l’histoire et la société n’ont pas affaire à des hommes, mais que ce ne sont pas ces derniers en tant que tels qui les expliquent. Les hommes n’interviennent dans l’explication de la société ou de l’histoire qu’à titre de « porteurs », de « supports » des structures des sociétés. Les individus sont les « porteurs » des structures économiques, « mais aussi des structures juridiques (qui déterminent les individus comme sujets de droit), et des structures politiques (qui déterminent les individus comme citoyen, roi, ministre, militaire, fonctionnaire ou policier) et des structures idéologiques (qui déterminent les individus comme religieux, moraux, politiques, esthétiques, philosophiques, etc.) ».

Ainsi les individualités, les idiosyncrasies humaines n’expliquent rien de substantiel, ce sont les structures dont ils ne sont que les porteurs. Et Althusser répond aux objections de ceux qui voient dans cette explication par les structures une destruction de l’homme, que, tout au plus, cette destruction ne détruit que l’image qu’ils se faisaient de l’homme « et le rôle fondateur qu’ils lui attribuent dans l’interprétation idéaliste qu’ils donnent du marxisme », et que ce qui fait l’histoire, ce ne sont pas « les hommes » mais « les masses », reflétant les classes sociales.

La « Révolution culturelle », une révolution nécessaire ?

Quelques pages de l’ouvrage (« Sur la révolution culturelle ») sont consacrées à la « révolution culturelle » chinoise. Ce qui en légitime la pertinence, en termes marxistes, c’est que la suppression du capitalisme ne supprime pas les problèmes politiques et idéologiques. Autrement dit, ce n’est pas parce que la Chine est dirigée par un parti marxiste qu’elle est exempte d’idéologie et qu’il ne s’y trouve plus aucun problème de classes. En effet, dans la transition socialiste, le pouvoir d’État – politique – est détenu par le Parti. Or, ses membres peuvent avoir gardé des mœurs héritées d’un autre mode de production (par exemple des dirigeants ayant grandi dans une société capitaliste courent le risque d’avoir intériorisé ces mœurs et, avec eux, des éléments inconscients de l’idéologie bourgeoise), de telle sorte que la persistance de ces mœurs peut produire des formes de régression (vers le capitalisme), au sein du parti lui-même.

Aussi est-il nécessaire pour Althusser d’œuvrer à une sorte de révolution culturelle menée par une troisième organisation qui doit être distincte du parti pour obliger le parti à se distinguer de l’État, « dans une période où il est en partie contraint et en partie tenté de se confondre avec l’État », comme il le dit. En effet, si l’idéologie bourgeoise s’enracine dans les mœurs des masses tout en menaçant le parti par son intégration dans l’État, « une transformation de l’idéologie des masses ne peut être l’œuvre que des masses elles-mêmes, agissant dans et par des organisations, qui sont des organisations de masse ». C’est pourquoi il faut faire confiance aux initiatives des masses et à leur capacité de corriger leurs erreurs dans le mouvement, ce qui est censé se produire dans la révolution culturelle.