Une histoire philosophique du travail utile pour resituer la différence entre conception antique et conception moderne du travail et mieux saisir l’origine et la portée de sa crise contemporaine
Quelle question est plus actuelle que celle du travail et de sa place au sein de la société comme au cœur de la vie de chacun ? Comment ne pas voir, à travers l'ensemble des crises sociales contemporaines et des transformations qu’y rencontre le travail, le caractère central qu'il a pris dans nos sociétés ? Ces crises « prouvent que le travail reste largement conçu comme le lieu où peuvent continuer de s'inventer [mais aussi de s'éprouver ou de s'abîmer] les formes de la solidarité et de la coopération sociale. » Ainsi, pour nous, individus modernes, cette centralité, à travers les critiques mêmes dont elle fait l’objet, va de soi.
Ce que donne indirectement à voir l’histoire philosophique du travail présentée ici (parce que ce n’est pas son objet), c'est que la crise actuelle du rapport au travail plonge ses racines au plus profond de ce qui, d'une façon irrémédiablement concomitante, parce que constitutive de l'identité moderne, tient ensemble l'individu et la société. En ce sens, aucune communication politique ni encore moins aucun détournement du regard ne seront à même de l’apaiser.
Méthode de (re)mise en perspective historique
Cet ouvrage se propose de donner à voir une histoire philosophique du travail. « L'idée même d'une telle histoire suppose donc d'accorder un minimum de continuité aux réflexions philosophiques sur le travail, mais aussi de tenir compte de l'histoire du concept de travail et tout autant de l'histoire du travail. » L'exercice de synthèse est délicat parce qu’il suppose tout à la fois de tenir compte de la spécificité de chacune des pensées présentées tout en tentant de donner à voir, à travers ces spécificités, les points sur lesquels elles se font écho et qui résonnent avec notre actualité.
« Une histoire philosophique du travail dépend d'hypothèses de type et de portée différente au sujet du travail. » Les auteurs en dégagent au moins trois que sont :
« - les hypothèses relevant de l'anthropologie philosophique s'interrogeant sur la place des activités de travail dans l'ensemble de l'existence ;
- les hypothèses épistémologiques concernant le rapport de la dimension technique des activités de travail avec la rationalité ;
- les hypothèses relevant de la philosophie sociale et politique, relatives à la manière dont le travail doit être réparti et organisé. »
Le tout montrant que même une histoire philosophique du travail ne saurait s'affranchir de l'examen des conditions socio-historiques dans lesquelles le concept s'inscrit.
La principale rupture sur le sujet étant celui qui distingue la philosophie antique de la philosophie moderne, les différentes contributions se répartissent entre ces deux grandes périodes de l'histoire. Cette distinction permet tout à la fois de resituer la pensée du travail dans son contexte pour mieux se prémunir de toute forme d'illusion rétrospective dans l'analyse du sujet, tout en éclairant le bouleversement qu'apporte à cette conception le rapport des modernes au travail.
Philosophie antique
La question du travail dans l'Antiquité est, dans l’imaginaire moderne, indissociable de celle de l'esclavage. Toutefois, comme le rappellent les différentes contributions consacrées à cette période, on ne saurait appliquer certaines catégories d'analyses modernes du travail à ce phénomène antique sans le dénaturer.
Dans l'Antiquité, et plus particulièrement dans l'Antiquité grecque, l'esclavage représente un fait social massif. C'est d'abord sur lui que repose « la production des biens et soins nécessaires à la vie. » Dans cette structure sociale, les esclaves ne disposent pas d'une identité juridique en propre. Ils appartiennent à leur maître et n'ont donc pas avec lui de rapport contractuel, comme peut l'avoir un salarié avec son employeur. Pour qu'apparaisse le travail abstrait, et par là même le rapport salarial, « il faut que le possesseur puisse vendre son temps de travail comme marchandise. Il faut qu'il puisse en disposer, qu'il soit donc le libre propriétaire de sa puissance de travail et de sa personne. » Or ce n'était pas le cas des esclaves grecs. Leur « travail » ne peut donc pas recouvrir la même réalité que celle à laquelle on pense aujourd'hui en évoquant ce concept.
L'esclavage grec est destiné à libérer les citoyens des tâches économiques et pratiques. Comme l'écrivait Jean-Pierre Vernant, dont les analyses sont mobilisées ici : « dans ce système social et mental, l'homme agit quand il utilise les choses, non quand il les fabrique. L'idéal de l'homme libre, de l'homme actif, est d'être universellement usager, jamais producteur. » Une scission nette oppose en conséquence les hommes libres, qui représentent pourtant une minorité de la population et dont la vie est vouée aux affaires de la cité ou encore à la science, aux esclaves, dont les vies sont entièrement vouées à la production des conditions matérielles d'existence de l'ensemble de la cité.
Les Grecs ne font pas le lien entre la façon dont est organisée la production des conditions matérielles d’existence et l'individuation psychosociale des individus. Seuls les hommes libres sont considérés comme des hommes à part entière, parce qu’eux seuls auraient accès aux activités intellectuelles. Les hommes ne se réalisent pas dans le travail, à travers la production de leurs conditions d'existence, mais uniquement une fois affranchis d'elles, grâce à la paradoxale omniprésence de la vie, politiquement invisible, des esclaves. Dans l'Antiquité, l'individu entretient donc un rapport externe au travail. L'individu ne se réalise qu'en dehors du travail, une fois affranchi de la satisfaction des besoins vitaux, alors que le travail lui-même est réduit à la satisfaction des besoins vitaux.
Bien sûr, certains philosophes antiques ont bien saisi le risque de révolte que contenait en elle une telle organisation sociale et, bien qu'elles soient peu souvent mentionnées, des révoltes d'esclaves ont bien eu lieu en Grèce ancienne. Le rapport de force n'était pas si unilatéral qu'on le présente souvent et les maîtres avaient tout intérêt à prendre soin de leurs esclaves.
Semblant se démarquer de ses contemporains et faisant preuve d'une certaine parrhésia, Epicure ouvrira la possibilité, toute théorique, pour les femmes et les esclaves de pratiquer la philosophie en tant qu’activité émancipatrice. Epicure fait de la philosophie une activité libre, non pas en tant que réservée aux hommes libres, mais en tant qu'elle est libératrice par elle-même et ainsi ouverte, en droit, à tout un chacun. Toutefois, la position d'Epicure est paradoxale car il ne remet pas en cause le fait de l'esclavage et on peut raisonnablement penser qu’il ouvre ce possible pour mieux assoir l'institution esclavagiste. On peut assimiler cette attitude à « un calcul rationnel de nature pragmatique » nécessaire à la préservation de la dichotomie entre citoyens et esclaves. Ainsi, le Jardin « est une société dans laquelle les rapports sociaux mêmes les plus injustes et les plus inégaux n'aboutissent pas à l'exclusion de ceux qui en portent les traces les plus évidentes, mais à leur inclusion par la reconnaissance d'une capacité commune et d'un besoin réciproque de salut. »
A deux millénaires de là, on pourrait reconnaître une ruse du même genre dans la mise en avant récurrente par nos politiques d’une égalité formelle des individus et de la fiction méritocratique pour justifier de la place de chacun au sein d’un ordre social inégalitaire.
Refondation moderne
On sait le tournant qu'a représenté la philosophie des Lumières dans la conception du sujet, de la société et de leurs rapports. Ce tournant et ses conséquences sur l'organisation politique et sociale ont été particulièrement étudiés par Hegel, dont la philosophie met en mots ce qu'on peut voir aujourd'hui comme le moment fondateur de la modernité. Pour Hegel, l'émergence des sociétés modernes en Europe occidentale est directement liée « aux bouleversements politiques, juridiques et économiques de la fin du 18e siècle et du début du 19e siècle, plus particulièrement à la Révolution française et l'industrialisation provenant de l'Angleterre. »
Pour Hegel, chaque société civile se distingue des autres via la « disposition d'esprit éthique » de ses membres. En vertu de cette disposition d'esprit, « les membres des sociétés civiles considèrent le travail comme doté de valeur dans la mesure où il leur permet : d’être en activité les uns pour les autres, de se former une identité [professionnelle], d’agir à partir de leur détermination propre. »
Autrement dit, par le travail, la personne exerce son activité non pas seulement pour survivre, mais parce qu'« elle attache de la valeur au fait qu'elle assure sa subsistance à travers la production sociale de biens et de services dont bénéficient les autres membres de la société. […] Ce fait a une « importance marquante sur l'idée que les hommes se font d'eux-mêmes, sur leur mode de vie ainsi que sur les relations sociales qu'ils entretiennent entre eux. »
Ici, le sens du travail prend racine dans une forme d'anthropologie philosophique et sociale. En participant individuellement à une tâche qui profite à la communauté, chacun est reconnu comme lui appartenant et comptant pour elle. Le travail permet ainsi de se constituer une identité. L'individu agit et est reconnu comme étant légitime à le faire en raison de ses qualifications, de son intégration au sein d'une communauté, ou d'une branche professionnelle dirait-on aujourd'hui, dont il respecte les codes et les attendus. Ce rapport au travail par l'intermédiaire duquel il entre en rapport avec les autres, lui permet dans le même temps d'être en rapport avec lui-même, d'agir (idéalement) selon sa propre détermination.
On le voit, cette conception du travail est très différente de celle des anciens. Seulement voilà, et même pour Hegel, ni l'Etat moderne, ni les marchés « ne sont en mesure de remplir toutes les exigences de la disposition d'esprit éthique ». Ainsi, dès 1820 dans les Principes de la philosophie du droit, on peut lire ces mots dont il est à peine besoin de dire l'écho qu'ils trouvent au sein de notre actualité :
« Dans un système d'économie de marché, se mettront en place, tôt ou tard, des évolutions qui rendront impossible, pour beaucoup de citoyens, de vivre d'après leur disposition d'esprit éthique et qui conduiront en outre certains d'entre eux à une perte de cette disposition. » Certains d'entre eux seront happés par la logique de l'appât du gain pendant que d'autres, « forcés de vivre dans des conditions précaires, auront tendance à développer une rage contre les riches, contre la société, contre le gouvernement. »
Bien sûr, on ne saurait résumer la philosophie moderne du travail à ce qu'en a dit Hegel et les réponses à cette philosophie, celle de Marx notamment, sont tout autant constitutives de notre histoire philosophique et politique. Mais Hegel saisit et pose sans conteste la voie autour de laquelle vont par la suite graviter les critiques, les positions et les propositions de nombreux autres penseurs au sujet du travail.
Il n'est pas possible ici de retracer fidèlement le détail et l'apport de chacune des contributions de l'ouvrage sur la période moderne, mais on pourrait schématiquement distinguer à travers les travaux présentés deux façons d’aborder philosophiquement la question du travail sur cette période. Certains penseurs, au premier rang desquels, et chacun à leur manière, Nietzsche et Arendt, ont examiné le rapport moderne au travail via certains critères propres à la philosophie antique, limitant par là même le travail à la satisfaction des besoins vitaux et à un phénomène éloignant les hommes de tout rapport, esthétique pour l'un, politique pour l'autre, à la réalité. D'autres, chacun à leur manière également, ont bien pris acte de l'internalisation du rapport individu-travail sur lequel s'ouvre la modernité. Le travail ne peut plus être réduit à « ce qui assigne l'homme à l'animalité. Pour Marx, comme pour Hegel, il est [au contraire] ce qui permet d'édifier un monde commun. »
Marx, Weil, Heidegger, Dewey
Les travaux de Marx, de Simone Weil, de Martin Heidegger ou encore de John Dewey sont présentés ici comme autant de variantes de cette nouvelle façon de comprendre le rapport individu-société via le travail. Pour dire malgré tout un mot de la façon dont chacune de ces pensées trouve à sa façon un écho dans notre actualité, on pourra faire les quelques remarques qui suivent, en essayant de ne pas trop les écorcher et en invitant le lecteur à prendre directement connaissance des contributions dans l'ouvrage et des œuvres de ces auteurs.
D'abord, on l'a dit, Hegel lui-même n'envisageait pas que l'avènement de l'Etat moderne, de la société civile et de l'économie de marché signaient l'avènement d'un monde parfait. Il entrevoyait les failles qui mineraient la société et qui se sont aujourd’hui manifestées. Marx ne reproche pas tant à Hegel le fait d'avoir montré le caractère central du travail à l'époque moderne que d'avoir trop abordé ce phénomène sous un angle conceptuel, d'avoir pensé une priorité ontologique du concept sur le réel. Pour Marx, la centralité du travail n'est pas l'un des visages de l'absolu, elle est le reflet des conditions psychosociales que les hommes se donnent à eux-mêmes. Il n'y a pas de ruse de la raison, mais un asservissement des peuples qu'il convient de combattre.
« A priori la modernité en avait fini avec l'esclavage. » L'esclavage nie l'égalité de droit entre les personnes. Or la modernité s’ouvre sur la reconnaissance de cette égalité de droit entre les hommes. « Ce qui permet que le rapport juridique d'égalité entre les personnes perdure, c'est que le propriétaire de la force de travail ne la vende jamais que pour un temps déterminé. » Mais, selon Marx, la division sociale du travail étant ce qu'elle est, c'est-à-dire d'un côté les possesseurs des moyens de production et de l'autre ceux qui ne disposent plus que de la possibilité de vendre leur force de travail aux propriétaires des moyens de production, l'avènement de la société moderne ne peut être valorisé en l’état. Sans abolition de la propriété privée des moyens de production, « il y a un fait massif de subordination de la force humaine pour en extraire la survaleur » produite par le travail. Le rapport salarial et la primauté donnée à la valeur d'échange sur la valeur d'usage de la production ne peut mener qu’à l'oppression des travailleurs, pas à leur réalisation. Ce n'est pas le travail en tant que tel que Marx critique, ce sont les conditions de la production et les finalités vers lesquelles il est orienté.
Si Hegel saisit le grand bouleversement historique et politique que représente l’avènement de la société civile moderne, Marx en laïcise les causes et les conséquences, il redonne en quelque sorte les clés de l'histoire aux hommes. Rien ne se joue en deçà d’eux et il leur appartient désormais de changer le monde.
Heidegger, Weil, Dewey : aucun de ces trois penseurs ne sera ni hégélien ni marxiste et en même temps aucun d'entre eux ne sera tout à fait étranger aux influences que les puissantes philosophies d’Hegel et de Marx exercent encore aujourd'hui sur la pensée.
La pensée singulière d'Heidegger, bien qu'elle évolue sur la question du travail au point de devenir dangereuse, voire instrument de propagande en regard du contexte dans lequel elle a été formulée, voit dans le travail, entendu comme ce qui soude une société au service d'une tâche commune, ce qui par là même sauve l'individu de l'être-jeté, de l'anonymat du On, pour lui permettre d'accéder à un Nous.
Quant à Simone Weil, philosophe trop peu étudiée en regard des apports de sa pensée pour saisir notre temps, elle partage avec Dewey et Marx l'idée que « la crise moderne provient d'une séparation entre l'action et la pensée. » Les conditions de la production, en tant qu'elles reposent essentiellement sur une forte division entre travail manuel et travail intellectuel, sont une entrave à l'épanouissement des hommes. Le travail, pour Dewey comme pour Weil, n'est pas seulement un concept abstrait, il est même d'abord « une épreuve concrète qui engage l'individu dans une quadruple médiation : par rapport à la nature, par rapport à autrui, par rapport à lui-même et par rapport au monde. » Pour l’individu moderne, cela signifie, comme le dit Christophe Dejours, que « le travail est toujours une mise à l'épreuve de la subjectivité, dont cette dernière sort accrue, grandit ou, au contraire rétrécie, meurtrie. »
Ce n'est qu'en se confrontant, en éprouvant le réel qu'on pourra le penser et s'y réaliser, s'émanciper aussi bien individuellement que collectivement. « La définition concrète de la liberté réside dans le passage de la nécessité subie à la nécessité méthodiquement maniée. La grandeur de l'homme [se situe dans sa capacité à] forger cela même qu'il subit. »
A travers ces auteurs, on voit la distance qui sépare les philosophes antiques des philosophes modernes. Chemin faisant, cette histoire philosophique du travail nous donne à voir la désuétude dans laquelle tombent certains dualismes aux effets délétères et la nécessité concomitante d'une pensée intégrée et intégrante de ce qui constitue le rapport des hommes entre eux et au monde et la place centrale qu'y occupe le travail, en tant qu'il représente « la forme spécifique d'adaptation de l'espèce humaine à son environnement ». Dans une telle perspective le travail n'est plus un moyen en vue d'une fin, par ailleurs jugée basse et besogneuse, c'est « une activité méritant d'être cultivée pour elle-même » et dont la définition déborde largement l'acception étroite du seul rapport salarial. La révolution moderne consiste en ceci que l'acte de la pensée ne sera jamais aussi riche qu'en étant forgé à même l'épreuve du réel. Il ne peut plus s'agir de valoriser des arrière mondes inaccessibles, il faut prendre en main et réfléchir dans et sur ce monde.
A la lecture de ces penseurs, on mesure aussi l’écart entre le tournant qu’auraient pu insuffler certaines de ces belles pensées qui réconciliaient l’homme avec lui-même par un travail émancipateur et le chemin dans lequel les grandes orientations politiques et économiques modernes nous ont collectivement enlisé.
Telle est la leçon de la dernière contribution de l'ouvrage qui porte sur la philosophie d'André Gorz et analyse notre présent. Elle montre que le système capitaliste moderne « fonctionne comme un régime de la rareté, avec ses exclus et ses privilégiés. » La globalisation a accentué le clivage entre les pays tout comme entre les salariés « hautement qualifiés et les travailleurs périphériques, entre les permanents et les intérimaires. » Le rapport dominant-dominé ne s’est pas atténué, il s’est déplacé pour devenir un rapport des inclus aux exclus, des gagnants aux perdants de plus en plus nombreux.