Un retour sur la carrière, l’œuvre et les engagements de l'historien Daniel Roche (1935-2023) par son collègue et ami Christophe Charle.

Daniel Roche nous a quittés le dimanche 19 février 2023 dans la matinée. Rien ne laissait présager cette fin brutale, comme me l’a dit son fils Olivier au téléphone dans l’après-midi. Certes, il avait eu quelques alertes, habituelles à son âge, fatigue, chutes sans gravité, quelques périodes d’hospitalisation, mais il restait pleinement actif chez lui lisant de nombreux romans policiers ou relisant les classiques de sa jeunesse (Jules Verne) sans oublier sa lecture quotidienne du Monde. Tous ceux et toutes celles qui le voyaient encore il y a peu, comme l’auteur de ces lignes, n’imaginaient pas cette fatale issue si rapide. Elle nous touche profondément tant cet historien a marqué des générations d’élèves et de collègues. Il n’était pas un « professeur ordinaire » mais un vrai exemple pour tous et toutes, alliant rigueur savante, ardeur au travail, curiosités multiples, inventivité et surtout chaleur humaine et attention aux autres, ce qui n’est pas toujours la qualité principale des « grands savants », trop occupés par leur propre œuvre ou gloire. Grand savant, Daniel Roche était l’homme du partage et ne concevait pas le travail historique sans la chaleur humaine qui relie les vivants et les morts par-delà les siècles.

Ces engagements multiples se retrouvent dans les nombreuses activités qu’il menées de front, bien au-delà de l’enseignement et de la recherche qui définissent « en principe » la double mission des universitaires. Lorsqu’il était professeur à Paris-1 par exemple, il assuma aussi la direction de l’UFR d’histoire ; après ses années d’enseignement à l’Institut universitaire européen de Florence où il dirigea de nombreuses thèses de doctorants étrangers et noua des amitiés durables parmi les professeurs italiens ou anglais, il accepta la direction de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine pendant dix ans (1990-2000). Après son élection au Collège de France (1998), son cours et son séminaire accrurent encore son rayonnement auprès de nouveaux publics qu’il passionna par ses leçons sur les voyages d’où est tiré son grand livre Humeurs vagabondes (2003) puis sur La culture équestre en Occident qui aboutit à sa trilogie (2008-2015) achevée après son honorariat du Collège de France (2005).

Tous ses livres personnels circulent avec aisance parmi toutes les formes d’histoire car ce chercheur infatigable refusa toujours de s’enfermer dans une spécialité ou une seule approche : l’histoire intellectuelle   , l’histoire culturelle jamais séparé de l’histoire matérielle   , l’histoire économique et sociale   , l’histoire des « mentalités » ou des représentations   , l’histoire urbaine   , l’histoire symbolique, l’histoire du genre sont présentes dans son œuvre, jamais pour elles-mêmes mais pour mieux embrasser toute la matière de l’histoire des hommes et des femmes, sans timidité, exclusive ou parti pris, mais sans renier la fidélité aux pères fondateurs de l’histoire « moderne », au double sens du terme, au premier rang desquels son maitre Ernest Labrousse  

Auteur prolixe d’épais ouvrages sur de grands sujets, Daniel Roche fut aussi tout autant un animateur d’enquêtes et d’œuvres collectives explorant à fond des archives inédites. A Florence, il anima un travail collectif sur les cultures négociantes   , à l’IHMC, il approfondit ses premiers travaux sur l’histoire du peuple de Paris avec l’enquête sur les mobilités à laquelle participèrent notamment Sabine Juratic et nombre de ses élèves   . A Paris-1, il dirigea le volume sur Paris du précieux Atlas de la Révolution française   . Pendant ses années de professorat au Collège de France, il participa toujours activement au projet sur les capitales culturelles de l’IHMC qu’il avait soutenu sans faillir quand je lui ai proposé de le lancer à la fin des années 1990 avec un grand colloque tenu au Collège et à l’origine d’une trilogie dont il rédigea la postface du dernier volume   . Enfin dans ce qu’on pourrait appeler sa passion secrète (mais de moins en moins) pour la plus belle conquête de l’homme, il s’investit dans des livres et des projets moins académiques comme président, à partir de 1992, de l’Association pour l’académie d’art équestre de Versailles et coécrivit de beaux livres avec son ami Daniel Reytier   qui complètent magnifiquement sa trilogie cavalière déjà citée.

Comme si tout cela n’était pas suffisant pour combler son activité inlassable, Daniel Roche assuma encore bien d’autres tâches collectives : direction de la Revue d’histoire moderne et contemporaine depuis des décennies, présidence de la commission 33 au Comité national du CNRS, membre de nombreux conseils scientifiques (notamment à l’Ecole des Chartes, à l’Université Paris-1), organisateur de colloques mémorables (colloque de Saint Cloud sur l’histoire sociale, colloque à la mémoire de Pierre Bourdieu au Collège de France   ), présidence de l’Association de réflexions sur l’enseignement supérieur et la recherche, après le décès de Pierre Bourdieu (2002-2005).

Historien passionné, Daniel Roche était aussi un citoyen engagé. Pendant l’occupation de la Sorbonne en mai 68, il veilla au grain pour protéger la bibliothèque contre d’éventuels vandales car, s’il adhérait aux objectifs du mouvement de rénovation d’une université archaïque, il voulait aussi préserver les trésors du passé sans lesquels l’histoire n’est pas possible. Il consacra son dernier grand livre collectif, avec ses principaux élèves et des centaines d’auteurs à l’Europe, encyclopédie historique (Arles, Actes Sud, 2018), pour que le rappel du passé commun aux habitants du continent leur fasse prendre enfin conscience de la nécessaire union des peuples autour de ce qu’il y a de meilleur dans son héritage, message dont il n’est pas besoin de rappeler l’actualité en cette terrible année de guerre.

Jusqu’au bout, il garda son esprit critique déplorant les absurdités et les impasses des « réformes » récentes de la recherche et de l’université   ou les tentatives de manipulation de l’histoire au service du pouvoir   sous le quinquennat Sarkozy. Daniel Roche avait consacré ses premiers travaux aux « républicains des lettres », il fut un éminent républicain de l’histoire avec tout ce que cela implique : liberté de pensée, égalité dans le partage des tâches, fraternité dans la transmission à tous de la démarche historique. Ce message plus que jamais doit perdurer.

 

* Ce texte a été initialement publié sur le site de l'IHMC.