Réputée pour ses concepts ardus et ses textes difficiles, la théorie critique est ici exposée de manière claire et synthétique, dans une perspective à la fois historique et doctrinale.

C’est à Jean-Marc Durand-Gasselin, professeur de philosophie en khâgne à Orléans, que revient la difficile tâche de présenter à un large public cette tradition philosophique ardue qu’on appelle la « théorie critique ». Ses représentants les plus illustres, qu’il s’agisse de ceux qui l’ont initiée dans les années 1920, Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, ou de ceux qui s’en réclament aujourd’hui, Jürgen Habermas et Axel Honneth, tous ont publié des œuvres difficiles et exigeantes, qui méritent toutefois qu’on les étudie de près. L’ambition de cet ouvrage est précisément d’éclairer et de synthétiser dans un format court et accessible les thèses et les concepts majeurs de ces penseurs.

La théorie critique a contribué à façonner le champ de la philosophie sociale. La création d’un Institut de recherche sociale à Francfort en 1923 a permis à des intellectuels issus des différents domaines des sciences sociales d’élaborer des réflexions critiques sur la manière dont le pouvoir structure les rapports sociaux et les productions culturelles. À ce sujet, on connaît généralement les analyses fournies par Horkheimer et Adorno, qui mettent en évidence le phénomène de standardisation et de dépossession qui résulte de l’avènement d’une culture de masse et de l’émergence de l’industrie culturelle. Les deux philosophes ont montré les ressorts non seulement commerciaux mais encore idéologiques d’un tel processus.

Mais l’ouvrage ne se limite pas à cette idée centrale : en suivant l’ordre chronologique et la succession des directeurs de l’Institut de recherches sociales, il parcourt les réflexions qu’ils ont inspiré, depuis la critique de la reproductibilité technique des œuvres d’art chez Walter Benjamin jusqu’à celle de la révolution informatique chez Hartmut Rosa.

L'histoire de l'Institut en contexte

L'une des qualités de l'ouvrage, outre sa pédagogie et son accessibilité, est sa dimension documentaire : les doctrines philosophiques sont toujours rapportées aux conditions historiques dans lesquelles elles ont été formulées. Et celles-ci sont d'autant plus importantes que si la théorie critique est liée à l'Institut de recherche sociale de Francfort, cela implique de ressaisir la spécificité du travail qui y est mené (recherches interdisciplinaires, rôle du directeur, fonction institutionnelle, évolution dans le temps, etc.). Mais la théorie critique bénéficie aussi d'un contexte international, étant donné que les intellectuels qui l'ont constituée ont, pour un grand nombre d'en eux, été contraints de s'exiler aux États-Unis sous la menace du régime nazi.

La création de l’Institut en 1923 fait l'objet d'un éclairage contextuel tout particulier : celle-ci se comprend mieux à la lumière des étapes historiques qui ont conduit, depuis le moment bismarckien et la culture politique prussienne autoritaire, à d'importantes transformations de l'économie du pays et à une évolution rapide de la situation des individus. Durand-Gasselin retrace ce parcours pour montrer d'où provient la volonté de créer cet Institut, dont l'objectif est de fournir les éléments d'une pensée critique de la société capitaliste, dans une perspective socialiste et d'inspiration marxiste.

L'auteur met au jour la composition du noyau d’intellectuels réuni autour de Horkheimer, ainsi que les conditions matérielles qui ont rendu possible leur travail collectif (bâtiments, salles de cours, bibliothèque, etc.). Ce groupe réunit des amis intimes du directeur et des chercheurs recrutés pour leurs travaux. C’est ainsi que Herbert Marcuse et Theodor W. Adorno — dont on lit des portraits détaillés — s'y trouvent associés et prennent progressivement une place déterminante, infléchissant l'orientation des recherches de l’économie vers la culture.

On suit de cette manière l'itinéraire des adhérents ou des personalités qui ont contribué ponctuellement aux recherches de l’Institut, jusqu'à la figure de Habermas qui, devenu directeur à la fin des années 1960 — soit dans un contexte radicalement différent — en a déplacé encore les objets de recherche. Entouré notamment de Karl-Otto Appel ou de Karl Löwith, c'est la question de l’espace public et la notion d’« agir communicationnel » qui occupe le cœur des réflexions. Puis, ces orientations changent de nouveau avec l’arrivée d'Axel Honneth à la direction de l’Institut (nommé en 2001) puis l’adhésion de Hartmut Rosa.

Évolutions de la pensée sociale

Pour autant les transformations internes à la théorie critique ne sont pas seulement le fait de la succession, génération après génération, des directeurs de l'Institut. Durand-Gasselin s'attache au contraire à identifier des lignes de continuité et à relier systématiquement les changements conceptuels à des mutations sociales et culturelles.

En l'occurrence, le projet de départ identifié par Horkheimer était assez consistant pour rester fécond jusqu’à nos jours. Il s'agissait d'élaborer une théorie matérialiste et interdisciplinaire des contradictions sociales visant l’émancipation. Mais à partir de ce point de départ, plusieurs voies ont été tracées.

La première, explorée par Horkheimer lui-même et Adorno dans leur ouvrage intitulé La Dialectique de la raison (1944), concerne les usages déréglés de la raison, et plus spécifiquement la critique de la rationalité instrumentale. Cette dernière, que les auteurs assignent à la modernité, consiste à employer la faculté rationelle comme un pur instrument de calcul, voué à l'efficacité et à la rentabilité mais indépendant de toute finalité éthique, conduisant ainsi à une combinaison de réification et d’aliénation.

La seconde voie prise par la théorie critique concerne le dialogue entre les sciences sociales. Outre la philosophie, l'économie et la sociologie, la psychanalyse s'est trouvée d’emblée incluse dans le travail de recherche de l'Institut — l'Institut psychanalytique de Francfort ayant été créé en même temps que l'Institut de recherche sociale. Des figures comme Erich Fromm ont ainsi contribué à croiser, dans leur critique sociale, les approches de Karl Marx et de Sigmund Freud. Puis très vite, l’histoire, la linguistique ou encore la psychologie du développement se sont associées au projet. Elles ont pour leur part fait émerger la question de l'autorité ou de la « personnalité autoritaire » en tant que forme pathologique ultime la modernité.

Mais au-delà des orientations multiples prises par la théorie critique au fil des décennies, l'auteur repère une continuité, à savoir leur horizon utopique. Ainsi, les représentants les plus récents de cette tradition tels que Habermas ou Honneth poursuivent cet objectif émancipateur. L'un s'efforce par exemple de penser de nouvelles configurations de l'espace public permettant aux citoyens de faire un usage public de leur raison et favorisant l’agir communicationnel ; l'autre formule une forme d'utopie de la reconnaissance.

En somme, l’ouvrage montre bien que la théorie critique ne saurait être abordée comme un bloc uniforme de principes intangibles. Elle est plutôt dynamisée de l’intérieur par la volonté des auteurs de rendre compte de manière critique des sociétés dont ils sont les contemporains. Et Durand-Gasselin parvient à nous convaincre qu'aucun des débats mis en évidence par la théorie critique n'est devenu aujourd'hui obsolète.