Parcourant de nombreuses œuvres picturales et photographiques, Laurent Jenny analyse les conditions d'émergence du « regard » comme geste esthétique fondamental.

Le statut ambigu du regard dans l’expérience des arts visuels a déjà fait l’objet de nombreux essais : dans La Folie du voir (1986 et 2002), Christine Buci-Glucksmann avait montré qu’au-delà des espérances baroques, le virtuel permettait une forme de diffraction infinie du regard ; dans On n’y voit rien (2003), Daniel Arasse avait mis en évidence la capacité de la peinture de se révéler au regard tout en l’éblouissant. Dans un ouvrage intitulé La Folie du regard, Laurent Jenny, professeur honoraire de l’université de Genève, prolonge ces réflexions.

Le regard dont il est question ici ne se réduit pas à la perception visuelle. Il désigne l’expérience hasardeuse, rare et toujours inachevée, de la résistance du visible à toute intelligibilité. Derrière une image se creuse en effet un puits sans fond de signification, de sorte que « voir » consiste à se confronter directement à son mutisme et à s’exposer à la « déchirure » qu’elle ouvre par rapport à la perception visuelle habituelle.

L’auteur suit cette piste de réflexion à travers les siècles et les œuvres, étudiant tour à tour les peintures rupestres, grâce auxquelles l’humain contemple son propre reflet à travers la représentation de chevaux, de bisons, de lionnes à gueules ouvertes, sur des parois irrégulières, jusqu’aux peintures de Matisse, en passant par l’étrange présence instaurée par les portraits du Fayoum, ces individus aux yeux grands ouverts sur la vie. Le propos est enrichi d'une iconographie abondante qui accompagne le lecteur au fil de ce parcours.

Le surgissement du regard sur la toile

Le regard n’est soumis à aucune norme ou aucun impératif de sens ; il relève le défi de trouver une signification à l’œuvre d’art sans que l’artiste ou une autorité d’aucune sorte ne la lui suggère. D’où son articulation, dans la réflexion de Jenny, avec le thème de la peinture muette. Ce silence ne doit pas être conçu comme une privation de sens mais plutôt comme une ouverture de la peinture à la signification ou, pour parler comme Merleau-Ponty, comme une conséquence de son appartenance à la « chair du monde ».

L’auteur s’appuie également sur les commentaires de Georges Bataille pour montrer que la puissance du regard est déterminante face au silence de l’image. Pour autant, le regard ne saurait être réduit à une activité psychologique : quelque chose dans l’œuvre elle-même fait droit à ce regard, en produisant un « déchirement » du champ visuel. Ainsi, chez Bonnard, c’est le déplacement de la perspective opéré par le cadrage inhabituel et le surgissement du sujet grâce à l'application de touches de couleurs ; dans les natures mortes de Morandi, c’est la vibration des lisérés autour des objets rendu possible par l’égalisation de la lumière et de la couleur. À chaque fois, quelque chose apparaît sur la toile, qui prend le regard.

Mais parfois, c’est la représentation du regard lui-même qui produit un déchirement. C’est le cas du cliché de la femme aveugle photographiée par Paul Strand en 1917 : il impose au regard du spectateur l’image franche et brutale d’une femme dont la vision est pour sa part entravée et dont l’image a été saisie par l’œil du photographe.

Jenny examine encore le cas de l’œil du peintre qui, lorsqu’il apparaît dans un autoportrait, passe de voyant à vu. Mais il précise que jamais le regard réel du peintre sur lui-même ne pourra coïncider parfaitement avec la trace peinte par sa main sur le tableau. Cela nous oblige à comprendre que le regard artistique est constitué d’une suite d’éclipses, de phases de perte et de ressaisie de la vision.

Une multiplicité de lectures des images

L’auteur associe à son propos une série de considérations portant sur différentes lectures (philosophiques, poétiques, historiques) qui ont été proposées par le passé des images artistiques. Ainsi, il confronte sa propre méthode de lecture à celle de Aby Warburg, Michel Leiris, Jean Laplanche ou encore Denis Hollier.

Mais ces analyses conduisent Jenny à s’interroger sur les obstacles que constituent cette surcharge interprétative quant à la possibilité même de « voir » une œuvre d’art : « Tout ceci ne m’aide pas à “revoir” Judith » — à propos des nombreux tableaux dont le thème est emprunté à l’histoire de ce personnage biblique) ; et l’auteur ajoute : « Pour vraiment y parvenir, il faudrait peut-être que j’oublie un peu son histoire ». Cherchant à s’en détacher, Jenny étudie par exemple les costumes et les gestes des personnages dans les tableaux de Cranach. Il met en évidence la manière dont les fonds noirs ne laissent aucun échappatoire au regard.

Dans le même ordre d’idée, le regard du spectateur doit se méfier de la direction dans laquelle l’invite à s’engager le titre des œuvres — d’autant plus qu’il leur est souvent attribué tardivement ou par d’autres personnes que l’artiste. Plus profondément encore, il importe de ne pas engluer l’œuvre dans son temps mais de l’en détacher par des effets de mémoire ou d’anticipation, de manière à en faire émerger, par le regard, tout l’actualité. En ce sens, il ne faut pas redouter les anachronismes, qui permettent parfois de mieux « voir » le travail d’un artiste, c’est-à-dire de construire du sens à partir de son œuvre.

De manière générale, il est nécessaire d’apprendre à déplacer sans cesse la « folie du regard », comme un miroir de la capacité des œuvres elles-mêmes à déplacer les formes de l’art. L’auteur le montre bien lorsqu’il entreprend l’étude d’albums et d’esquisses produites dans différents ateliers à une même époque : la confrontation de ces travaux permet d’insister sur les cadrages inédits, et surtout de mettre en valeur des éléments qui ne sont pas immédiatement visibles par les yeux des contemporains.

En appliquant cette réflexion à Giacometti, l’auteur insiste cette fois sur le rôle de l’artiste (plutôt que du spectateur) dans cette « folie du regard ». Le regard du spectateur ne disparaît pas pour autant, à commencer par celui de Jenny lui-même, qui éprouve dans sa confrontation avec le regard de peintres tels que Courbet, Manet, Seurat, ou de photographes tels que Walker Evans.

Le regard de l'art contre le sensationnel des médias

Il y a en arrière-plan de la démarche de l’auteur un prolongement du lieu commun consistant à défendre le véritable regard mobilisé dans l’art contre la forme d’aveuglement produit par les images médiatiques. Cette critique d’une vision aveuglante se nourrit des études de Walter Benjamin ou d’André Malraux. Elle conduit à une sorte de rejet symétrique : ou bien l’art éduque le regard contrairement à l’image des médias qui aveugle ; ou bien les images dans les médias éduquent l’œil de telle sorte qu’il devient désormais impossible de regarder véritablement la peinture.

Dans ce cadre, il n’est plus question pour les œuvres de révéler — au sens esthétique du terme — quoi que ce soit. Au contraire, on ne cesse d’encourager le regard banal en multipliant des images sensationnelles. Pour illustrer cette idée, Jenny oppose les photographies de Yann Arthus Bertrand celles de Sebastião Salgado.

Il est vrai que les meilleures photographies reposent sur un principe de réserve. Créer de la réserve dans le visible n’est pas un appauvrissement, mais constitue au contraire un acte artistique fort : cela permet de purifier l’œuvre de tout excès de visibilité. Et l’auteur affirme qu’il serait nécessaire, de nos jours, d’affaiblir les images afin de continuer à les « voir » et les regarder.