Comment penser l'émancipation à l'heure de la multiplication des revendications minoritaires ? Le détour par la pratique des luttes apporte plusieurs réponses à ce sujet, comme le montre Albert Ogien.

Scruter les formes que prennent les luttes pour l'émancipation pour les conforter, les encourager et applanir les oppositions qui peuvent les traverser constitue un chantier particulièrement important dans l'époque que nous vivons. Le sociologue Albert Ogien s'y attelle dans cet ouvrage en considérant ces luttes sous l'angle des pratiques selon lesquelles elles se manifestent dans la vie réelle, en livrant ainsi quelques leçons qui deviennent évidentes lorsqu'on y réfléchit. Celui-ci a aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter son livre à nos lecteurs.

Nonfiction : Vous montrez que le temps où l’on pouvait considérer l’émancipation au singulier est derrière nous, et qu'elle requiert désormais un pluriel, comme les « situations de minorité » sont plurielles. Pourriez-vous commencer par expliciter ce point ?

Albert Ogien : L’émancipation nomme, en son sens le plus général, le fait de s’affranchir d’un joug devenu insupportable. On a tendance à confondre cet affranchissement avec le fait de pouvoir prendre une décision de façon libérée de toute détermination. Or, une telle éventualité est tout bonnement inimaginable : tout choix ou toute préférence reflète les dispositions de la personne qui l’exprime et le contexte dans lequel elle le fait. L’autonomie absolue est une chimère, mais une chimère qui a la vie dure. C’est précisément elle qu’exploitent les détracteurs de l’émancipation qui, comme Pierre-André Taguieff   , clament qu’elle n’est qu’un slogan creux qui sert la défense aberrante d’un « universalisme abstrait » et d’un « individualisme insatiable ». De leur point de vue, entretenir l’espoir de l’émancipation, c’est croire qu’on peut faire fi des hiérarchies et des traditions héritées, bafouer les lois du droit naturel, inventer un monde où règnerait l’égalité. C’est toujours cette chimère qui est utilisée pour avancer une conception « républicaine » de l’universalisme dont la vocation serait, comme l’écrit D. Schnapper, de produire des citoyens modèles fidèles aux valeurs immémoriales de la nation et enclins à remplir leurs devoirs sans rechigner   .

Il faut se détacher de cette vision héroïque de l’émancipation. C’est ce que je propose de faire en la considérant sous l’angle des pratiques qui lui donnent consistance dans la vie réelle. Voilà pourquoi ce livre analyse la manière dont s’organisent les luttes d’émancipation dans lesquelles s’engagent des membres d’un groupe social subissant une discrimination, qu’il s’agisse des femmes, des populations « racisées » noires ou arabes et des individus affichant une sexualité singulière. Cette analyse permet d’élargir le spectre de la notion d’émancipation. Elle montre en effet que les mécanismes d’infériorisation dont souffrent les groupes sociaux discriminés se déploient sur trois plans à la fois : celui de la « minorité sociale » à laquelle sont voués les individus pris dans l'inégalité des rapports sociaux instaurés par le capitalisme, dont la reproduction est assurée par des dispositifs de surveillance, de moralisation, d’éducation et de répression   ; celui de la « minorité civique », à laquelle sont soumis ceux et celles qui possèdent une citoyenneté mais qui, à raison d’un attribut censé disqualifier leur groupe d’appartenance, se voient refusées la jouissance des droits qui leur reviennent et la possibilité d’adopter un mode de vie original sans risquer la réprobation ; celui de la « minorité épistémique » enfin, c’est-à-dire le discrédit jeté sur la parole des gens ordinaires dont les détenteurs du pouvoir estiment qu’elle compte pour rien puisqu’elle trahit leur irrationalité et leur incompétence.

Cette analyse conduit à dresser un premier constat : une situation de minorité n’est pas uniquement une affaire de domination d’un ordre normatif qui se présente comme seul légitime sur d’autres ordres normatifs tenus, eux, pour défectueux ou révoltants. Elle est également une affaire d’imposition d’une manière d’envisager l’arrangement du monde et la nature du rapport à autrui. Lorsque l’émancipation est conçue comme cet enchevêtrement de situations de minorité duquel il faut s’extraire, la ligne de partage doctrinaire qui sépare lutte universelle (qui serait l’apanage du prolétariat) et luttes minoritaires (celles des groupes sociaux discriminés) s’estompe un peu. Et on peut saisir toute l’inanité des querelles qui campent sur cette ligne en opposant, de façon devenue stérile, primauté de la classe sociale et « intersectionnalité »   , question sociale et question raciale   , problèmes d’intérêt général et « politique des identités »   .

On peut ainsi se dispenser de la recherche concernant l’origine de la volonté de s’émanciper pour se concentrer sur les actions effectivement mises en œuvre par les collectifs qui se mobilisent, que ce soit en faveur des femmes, des noirs, des personnes originaires d’Afrique du Nord ou encore des homosexuels. Il est alors naturel de commencer l’enquête en s’intéressant à la constitution d’un « sujet politique » tel qu’il peut se produire au sein de ces mouvements, dont on voit qu’elle fait chaque fois débat… Pourriez-vous en dire un mot ?

Les analyses de ce livre privilégient en effet un objet : la constitution du « sujet politique » au nom duquel une lutte d’émancipation se mène. Ce choix contient un pari : la dynamique d’une lutte d’émancipation et les rivalités qu’elle attise en son sein sont accessibles à l’observation lorsqu’on étudie la manière dont un mouvement qui prétend l’incarner travaille à imposer sa définition des causes d’une discrimination et des méthodes à adopter pour y mettre fin.

Le prototype du sujet politique de l’émancipation est le prolétariat, tel qu’il a été représenté par ses organisations représentatives. Or, avec les transformations du système capitaliste sous l’effet de sa globalisation et de sa financiarisation, la puissance de ces organisations et la croyance en leur capacité à libérer l’humanité de l’emprise du capitalisme s’est érodée. Cette érosion a favorisé la recomposition de ce sujet en trois autres figures : Peuple, Multitude, Consommateurs. On observe que ces trois sujets politiques de substitution peinent à assurer le rôle du prolétariat des origines. Certains pensent que cette érosion s’est accélérée avec l’émergence de luttes d’émancipation organisées autour de sujets politiques définis par d’autres critères d’identification que la classe sociale.

La première est celle des femmes, qui forment un ensemble qui se divise selon les appartenances de classe, les métiers, les statuts dans la hiérarchie professionnelle, l’origine, la couleur de peau, l’orientation sexuelle, l’âge. Cette disparité complique l’émergence d’un sujet politique unique qui réussirait à homogénéiser la cause des femmes de façon indiscutable pour toutes. Et, de fait, plusieurs courants théoriques assignent une tâche différente au féminisme. Sans entrer dans le détail des différenciations militantes que tout combat politique suscite, on peut distinguer deux grandes logiques qui informent la constitution « des » femmes en sujet politique. La première s’articule autour de la domination patriarcale et propose de revenir sur ce moment fondateur de l’histoire de l’espèce humaine où la différence de sexes a pris l’allure d’une distribution hiérarchique des statuts de genre. La seconde logique s’organise autour des formes que prend la domination masculine dans le cadre des lois et des mœurs propres à une société. La distinction entre dominations patriarcale et masculine pourrait surprendre tant nous sommes accoutumés à les penser comme totalement enchâssées l’une dans l’autre. Elle fixe pourtant deux manières de constituer les femmes en sujet politique : l’une qui refuse de séparer la vie des femmes de celles des hommes et admet la complémentarité de ces deux composantes de l’humanité ; l’autre qui tient cette option pour une acceptation tacite de l’ascendant social des hommes et de l’asservissement des femmes de laquelle il faut se déprendre.

Cette même difficulté à constituer un sujet politique porteur d’un projet d’émancipation unique s’observe dans le cas des groupes « racisés », c’est-à-dire ces citoyens perpétuellement renvoyés à leurs attaches maghrébines ou à leurs origines sub-sahariennes et antillaises et dont la loyauté à la nation est sans cesse mise en doute. Pour ce qui concerne spécifiquement le combat des noirs contre les effets systémiques du racisme, Shelby   a montré que trois stratégies peuvent être mobilisées. La première consiste à ignorer le problème de la couleur (colorblindness) ; les deux autres s’accompagnent de la constitution d’un type spécifique de sujet politique : l’un qui lutte pour l’application intransigeante des principes d’égalité et de justice aux personnes dépouillées de leurs droits humains à raison de leur couleur de peau ; l’autre qui justifie le fait de se retrancher dans un univers réservé aux seuls noirs et soustrait à la domination blanche.

Il en va de même pour la situation de minorité faite aux citoyens français désignés comme « musulmans ». Pour en sortir, certains continuent à tabler sur les voies de l’intégration ou de l’assimilation, quand d’autres choisissent de construire des sujets politiques qui invitent soit à s’opposer frontalement à une domination dont les racines plongent dans le passé colonial, soit à se retirer dans une vie uniquement guidée par les préceptes de l’islam, que ce soit sous l’angle de la spiritualité, du prosélytisme ou du terrorisme.

Pour ce qui en est des luttes d’émancipation qui visent à mettre fin à la répression de pratiques sexuelles tenues pour « contre nature » et à récupérer les droits qui sont refusés à ceux et celles qui s’y adonnent, on constate que la constitution d’un sujet politique exige un préalable : les personnes soumises à cette ostracisation doivent se rendre visibles en affichant publiquement leur homosexualité. Et elles ne sont pas toutes prêtes à accomplir ce coming out ou préfèrent adopter les stratégies de déni ou de retrait plutôt que de s’y résoudre.

L’enquête sur la constitution des sujets politiques de l’émancipation montre donc que, dans chacun des cas examinés, il existe toujours une pluralité de sujets de ce type qui proposent des projets concurrents et se disputent le monopole de la définition de la cause à défendre et de l’orientation qu’il convient de lui donner.

Plus on accepte de prendre en compte les éléments du contexte pour comprendre la nature et les effets dans un cadre social spécifique d’une situation de minorité, plus il est difficile de se référer à un sujet politique unique. De fait, le résultat auquel vous arrivez est que l’on n’a sans doute pas besoin d’un tel sujet pour se mobiliser. Pourriez-vous expliciter ce point ?

La conclusion que je tire de l’analyse empirique est moins lapidaire. On ne voit pas comment une revendication d’émancipation pourrait s’installer dans le débat public si elle n’avait été formulée de façon tenace par des activistes dont l’engagement permet d’inscrire leur combat dans la durée. Mais, aussi acharné soit-il, le travail de ces mouvements d’« avant-garde » ne garantit jamais que le succès de leur cause soit simplement dû à leurs efforts. Plusieurs raisons rendent compte de ce phénomène : le refus de ceux et celles qui devraient s’enrôler d’être englobés dans un sujet politique qui réduit leur existence à la seule dimension de la discrimination ; l’absence d’une structure pyramidale et hiérarchique qui fabrique des militants aux ordres d’une direction imposant la ligne à suivre ; le caractère cyclique et fragile de l’adhésion à une lutte   . En pratique, l’importance que prendra une action politique et son impact sur la suite des événements dépendent bien plus des circonstances que de l’implication des activistes. Il suffit en effet d’une manifestation particulièrement intolérable de sexisme, de misogynie, de racisme, d’islamophobie ou d’homophobie pour que l’émotion collective suspende les doutes sur l’utilité de l’engagement et mettent les divisions entre courants sous le boisseau afin de donner une ampleur exceptionnelle à une protestation. En fin de compte, c’est la nature systémique des discriminations que subissent les membres des groupes sociaux placés en situation de minorité qui rythme la force des mobilisations et leur âpreté.

On retrouve cette question à propos de la définition d’une orientation universaliste ou particulariste des luttes qui semble être un obstacle à la constitution d’un sujet politique unique, dont il n’est toutefois pas certain qu’elle compromette ou ralentisse les avancées au contraire. Là aussi pourriez-vous expliciter le point ?

Toute lutte d’émancipation exige la réalisation de l’égalité des droits, le respect de la dignité des personnes et la liberté de tous et de toutes de vivre leur existence à leur convenance. C’est en ce sens qu’on peut affirmer que chacune d’entre elle combine nécessairement une dose d’universalité – s’affranchir d’une forme de domination – et une dose de particularité – la formulation d’une revendication liée à un événement (la répression violente d’une grève, une « réforme » qui supprime un droit social acquis, un meurtre raciste, une agression sexuelle, un féminicide, une remise en cause du droit à l’avortement, un naufrage de migrants, une catastrophe climatique, une expression de morgue et de mépris de la part de dirigeants, etc.) dont des militants ou des activistes peuvent se saisir au service du projet qu’ils promeuvent.

En somme, chaque fois que des citoyens arrachent par leurs propres moyens les droits subjectifs dont ils étaient arbitrairement privés par un pouvoir, cette victoire contribue, à sa mesure, à la remise en cause de cet arbitraire. S’il fallait étayer la validité de cette proposition, il suffirait de considérer la violence du combat que livrent les forces réactionnaires pour stopper ce qu’elles continuent à tenir pour les insupportables progrès de l’autonomie de jugement des citoyens, telle qu’elle se traduit par cette banalisation de la tolérance aux différences de sexe, de genre, d’origine ethnique et de pratique religieuse qui caractérise les sociétés démocratiques modernes.

Un élément propre à toute situation de minorité tient à ce que la parole et la pensée des personnes qui la subissent comptent pour rien, expliquez-vous. Mais c’est aussi un peu la situation dans laquelle se retrouvent les citoyens qui vivent aujourd’hui en démocratie représentative, comme on en a un exemple récent avec la réforme des retraites. Et à laquelle répondent différents mouvements activistes par exemple lorsqu’ils contestent l’inaction des gouvernants en ce qui concerne le climat. Comment appréhender ces luttes et comment s’articulent-elles aux autres luttes pour l’émancipation ?

C’est exactement ce problème de la disqualification de la parole des citoyens ordinaires que j’ai voulu réintroduire dans l’analyse de l’émancipation, que je résume en cette formule : toute mise en situation de minorité, sociale ou civique, se double d’une mise en situation de minorité épistémique. Le mépris pour la capacité et l’expertise politiques des citoyens qui s’applique aux mouvements d’émancipation se manifeste également à l’endroit de ceux qui contestent l’inaction des gouvernements en matière d’urgence climatique. Dans ce cas, le dénigrement a cessé de porter sur les données établies par les scientifiques pour se concentrer sur l’irréalisme des solutions radicales que les activistes préconisent de mettre en œuvre pour en finir avec l’extractivisme, le productivisme et le consumérisme et parvenir à sauver, dans le court laps de temps qui reste, le vivant et la planète du désastre qui leur sont promis. S’il fallait trouver un lien entre ces deux formes de lutte, il se situerait certainement là : la reconnaissance du droit inconditionnel des citoyens à contribuer à la définition des problèmes publics qui les concernent et à l’élaboration des solutions qu’il convient de leur apporter. Comme la multiplication des assemblées délibératives de personnes tirées au sort tend à le prouver, cette reconnaissance est déjà bien engagée. Et ce n’est certainement pas abuser de dire qu’elle est à mettre au crédit des luttes menées contre toutes les formes d’assujettissement qui ont longtemps voué l’expression politique des citoyens au silence.