Se réfugier dans le silence, voilà ce qu'une constellation d'écrivains, qui ont sinon peu de points communs, ont entrepris lorsqu'il n'était plus possible de partager une expérience.

La difficulté de rendre compte de nos expériences dans un monde en crise est peut-être, finalement, le propre de la littérature moderne, ce à quoi elle doit s'attacher et ce pour quoi elle se révèle absolument nécessaire, explique Christian Salmon dans L'art du silence. Dans ce livre, il commente des auteurs tels que N. Gogol, M. Proust, F. Kafka, J. Conrad, H. Broch, W. Gombrowicz, D. Kis, M. Kundera, Don DeLillo, S. Rushdie ou encore E. Vila-Matas, A. Volodine et D. Mendelsohn. Il a aimablement accepté de répondre à des questions pour Nonfiction au sujet de ce nouvel essai.

 

Nonfiction : Votre livre offre un point de vue panoramique sur la réflexion que vous menez depuis plusieurs années concernant la littérature, et plus précisément le roman. Alors que vos récents ouvrages cherchaient à comprendre le phénomène du « storytelling » avec ses procédures de profilage des individus à travers le formatage des récits, vous soulignez au contraire le silence propre à la littérature moderne qui cherche à exprimer la problématicité inhérente à l'existence humaine, pour reprendre un terme du philosophe tchèque Jan Patocka. Ce silence est selon vous une façon de se soustraire aux manières codifiées de voir et de penser, de rendre sensible des éléments du monde que la réalité instituée tend à masquer. L'art du roman que défend Milan Kundera, référence essentielle pour vous, offre-t-il donc encore aux individus la possibilité de se rapporter autrement à l'expérience et de faire de cette expérience quelque chose de neuf ?

Christian Salmon : Il nous faut prendre la mesure de la crise de narration que nous traversons. L’expérience que les hommes avaient du temps et de l’espace a été bouleversée au tournant des années 2000 par les nouvelles technologies de l’information et de la communication, le développement d’Internet et les réseaux sociaux. L’introduction par la télévision de modes de narration instantanée, devenus à travers le câble et les chaînes d’information en continu un moyen massif et mondial de transmission des expériences, a contribué de manière décisive à aggraver cette crise de narration. En multipliant les sources d’énonciations, notamment sur les réseaux sociaux, notre époque a créé une sorte de vacarme, de tohu-bohu permanent. Karl Kraus parlait d’une catastrophe des phrases. Nous vivons dans des zones de langage effondrés. Que peut la littérature face à cette catastrophe ?

À chacune des étapes qui ont conduit à l’hypercrise actuelle (sanitaire, climatique, économique, géostratégique) des pans entiers du savoir accumulé depuis des siècles se sont effondrés plongeant dans le silence et la nuit l’expérience des hommes. Si nous nous tournons vers la littérature dans les moments de crise c’est parce qu’elle pratique un autre régime de vérité, une autre politique du langage. Elle échappe au tohu-bohu ambiant. Elle est creusée dans le silence. Le silence des écrivains est une sorte d’étalon-or capable d’endiguer la catastrophe des phrases.  « Le silence est ma seule arme », écrit Joyce dans le Portrait de l’artiste en jeune homme (1916). « Tais-toi, tais-toi et tais-toi », écrit aussi Tolstoï dans son Journal en 1877. Toute la littérature du XXème siècle est une traversée des frontières du dicible au nez et à la barbe des douaniers de l’imaginaire en chasuble ou en turban. Salman Rushdie en sait quelque chose. S’il y a un combat littéraire à mener, il n’a pas pour objet de sauver la parole, car elle règne dans le monde par mille réseaux, par mille codes ; elle s’insinue dans les moindres interstices de la vie en commun. Il faut sauver le silence comme il faut sauver la nuit et l’air pur. C’est ce silence, qui réunit tous les auteurs dont je parle dans mon livre. Venus d’horizons très éloignés, ils ne partagent ni la même langue, ni la même culture. Ce qui les rassemble c’est une même expérience du silence, ils forment une constellation du silence. Mon livre est un récit de voyage au sein de cette constellation.

Si votre livre fait l'éloge du roman et de la démarche qui l'inspire, ce n'est certainement pas, pour vous, dans le but de refonder une narration omnisciente qui engloberait la vie humaine et permettrait d'en surmonter toutes les contradictions, toutes les complexités. On se souvient que Walter Benjamin avait été confronté en son temps (les années 1920 et 1930) à une crise des récits et, plus largement, à la difficulté croissante éprouvée par les êtres humains pour raconter des histoires et transmettre quelque chose qui fasse sens. Qu'est-ce qui, dans notre présent, complique encore plus cette tâche (ou même, sans forcément la compliquer, lui donne une tournure nouvelle) ?

Cette crise s’inscrit dans un cycle long analysé par Walter Benjamin dans les années 1920 et 1930, puis par Adorno après la seconde guerre mondiale. Après la Première Guerre mondiale Walter Benjamin observait que les combattants revenaient « muets » du front, incapable de raconter leur histoire, « non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communicable ». « …L’art de conter est en train de se perdre » écrivait-il. La compétence narrative des peuples et des individus régressait selon lui jusqu’à disparaître lorsque l’expérience cessait d’être communicable et que se perdait « une faculté qui nous semblait inaliénable, la plus assurée entre toutes : la faculté d’échanger des expériences ». Dans son essai Expérience et pauvreté, Benjamin avait formulé une des raisons de ce phénomène : « jamais expériences acquises n’ont été aussi radicalement démenties que l’expérience stratégique par la guerre de positions, l’expérience économique par l’inflation, l’expérience corporelle par l’épreuve de la faim, l’expérience morale par les manœuvres des gouvernants ». Vingt ans plus tard Adorno, après la Deuxième Guerre mondiale, faisait le même constat et prolongeait l’analyse de Walter Benjamin dans son célèbre essai Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée. Son livre complétait l’analyse de Benjamin en y ajoutant un élément : la destruction de la dimension temporelle des événements sans laquelle il n’y a pas de récit possible. « La vie s’est transformée en une suite intemporelle de chocs entre lesquels il y a des trous béants, des intervalles vides et paralysés », écrivait Adorno en 1945. Pour Adorno (comme pour Freud et sa théorie du choc traumatique), l’expérience ne peut se constituer en récit qu’à l’abri, grâce à certaines protections psychiques, un écran qui permet au sujet de se souvenir et de s’approprier sa propre expérience.

C’est ce même phénomène qui se reproduit depuis les années 2000. Le lien qui unissait l’expérience des hommes et le récit, lien extensible s'il en est, s’est brisé depuis 1989. L’expérience stratégique de la dissuasion a été démentie par la fin la guerre froide. L’expérience économique par la mondialisation néolibérale qui allait délocaliser des millions d’emplois, creuser les inégalités et imposer la dérégulation financière qui aboutira à la crise de 2008. L’expérience de la libération sexuelle par l’apparition du sida qui faisait ressurgir le spectre des grandes épidémies. L’expérience du progrès par les grands désordres écologiques et la première grande catastrophe nucléaire de Tchernobyl.

Ce ne sont plus seulement certains niveaux d’expériences qui se trouvent démentis par les faits comme l’observait Benjamin à son époque, mais la possibilité même d’une expérience réelle du corps qui est mise en question par les mutations génétiques, le clonage, les neurosciences et les biotechnologies.

Le roman moderne a précisément consisté dans la prise en charge du caractère chaotique et fragmentaire de l'expérience humaine, qui va de pair avec la nécessité de faire entendre, sur un mode polyphonique, la pluralité de ses voix. Le paradoxe de cette machine à fabriquer des histoires qu'est le « storytelling » ne tient-il pas à ce qu'il rend inaudible les voix singulières alors même qu'il prétend les laisser s'exprimer ?

Il y a une terrible confusion autour de cette notion de « storytelling ». Depuis les années 1990 on a pu constater que le « storytelling » s’est déployé au-delà des études et des pratiques littéraires, dans de nombreux secteurs comme le management des entreprises, la stratégie des marques, la communication politique, la diplomatie et jusqu’à l’entraînement des militaires. Le mot même de « storytelling » qui désignait l’art ancestral de raconter des histoires s’est trouvé fortement connoté par ces usages instrumentaux du récit. Là où le récit était un moyen de transmettre les leçons de l’expérience, le « storytelling » s’efforçait de la diriger, de conduire les conduites. Il était synonyme de séduction, de persuasion ou de propagande. Que vous vouliez mener à bien une négociation commerciale ou faire signer un traité de paix à des factions rivales, faire élire un candidat ou lancer un nouveau produit, faire accepter à un collectif de travail un changement important, y compris son propre licenciement, concevoir un jeu vidéo « sérieux » ou soigner les traumas post-guerre des GI’s, le « storytelling » était considéré comme la panacée. Mon livre dressait un inventaire aussi complet que possible de ces nouveaux usages du récit et tentait d’en décoder les usages et de les démarquer du récit littéraire, mais il a contribué à les répandre.

La fuite dans le « storytelling » était si puissante qu’elle a emporté les fragiles digues que je cherchais à lui opposer dans mon livre Storytelling. La machine à raconter des histoires et à formater les esprits (La Découverte, 2007). La critique du « storytelling » a produit paradoxalement sa vulgate. Ce sont les risques du métier. Le problème c’est que la promiscuité même de l’idée de récit risque de rendre le concept inutilisable. L’essor du « storytelling » est une victoire à la Pyrrhus, obtenue au prix de la banalisation du concept de récit. Il y a plus grave. Le « tout storytelling » a produit le discrédit de la parole publique. De même que l’inflation monétaire ruine la confiance dans la monnaie, l’inflation d’histoires a ruiné la confiance dans le récit et dans son narrateur.  Du « storytelling » nous sommes passés ces derniers temps aux « fake news ».

Le post-modernisme a fait l'objet de bien des critiques, qu'elle viennent de conservateurs (Daniel Bell) ou bien de la gauche (Frédéric Jameson), dont le point commun, au-delà de leurs nettes divergentes, était de critiquer dans ce moment et cette manière de le théoriser (Baudrillard) et d'en rendre raison (Lyotard, Vattimo) la perte des repères fondateurs qui avaient structuré le monde depuis l'avènement de la modernité, qu'on désire le conserver en l'état ou le transformer de manière radicale. Or, à vous lire, en particulier le chapitre que vous consacrez, à propos du 11 septembre 2001 à l'écrivain américain Don DeLillo, on comprend ce que cette critique peut avoir de superficielle, en ce qu'elle refuse de s'affronter avec lucidité à la situation contemporaine. Pourriez-vous revenir sur ce point qui apparaît crucial dans votre réflexion ?

Évoquant la période où il travaillait dans une agence de publicité, Don De Lillo a un jour déclaré dans une interview à Télérama : « Ça m’a appris à me méfier de la technique du “storytelling”, employée aujourd’hui par nos hommes politiques : pour faire avaler l’inacceptable, ils racontent des histoires simples, où chacun peut se reconnaître. Sans doute mon expérience publicitaire m’a-t-elle encouragé à écrire des romans à l’architecture très complexe, à ne pas mâcher le travail du lecteur… »

Dans Mao II, il écrivait « Autour de nous, tout tend à canaliser notre vie vers une réalité définitive imprimée sur papier ou sur pellicule. Deux amoureux se querellent sur la banquette arrière d'un taxi, et une question commence aussitôt à se poser. Qui écrira le film et qui jouera le rôle des amoureux dans le film. Tout est à l’affût de sa propre version magnifiée […] Un homme se coupe en se rasant et l’on engage quelqu'un pour écrire la biographie de la coupure ». Pour Don DeLillo, pas question de produire des intrigues dans une culture qui génère une prolifération sans fin d’intrigues et d’histoires et nous y enferme. Il écrit des romans sans intrigue sur les intrigues, dans lesquelles les récits sont épinglés sur fond de langage effondré. Car si toutes les intrigues tendent vers la mort, comme DeLillo l’écrit dans Libra, alors refuser l'intrigue c’est se placer du côté de la vie.

À partir de là, il semble possible de saisir ce qui s'est joué d'essentiel dans la fatwa prononcée contre l'écrivain Salman Rushdie. N'est-il pas révélateur de cet appel au meurtre qu'il visait l'un des romanciers ayant le plus insisté sur l'expérience contemporaine de l'exil, de la migration et du métissage, en affirmant que le pouvoir des écrivains consistait à créer des fictions et des mondes imaginaires mais qu'il ne fallait surtout pas voir en eux les refondateurs d'un monde perdu, avec ses hiérarchies intouchables, auquel cas ils deviendraient à leur tour des religieux, des théologiens ou des idéologues ?

Les Versets sataniques ne traitent pas seulement de certains épisodes du Coran. C'est, nous dit Rushdie, « un chant d'amour à l'émigration ». Celui qui a été coupé de ses origines, de sa langue, est par excellence un sujet ouvert à l'étrangeté, à l'altérité, aux métamorphoses. Les Versets sataniques font de l'exil l'expérience décisive qui permet une nouvelle exploration du réel, la découverte d'un nouveau monde.

« L'Amérique, une nation d'immigrés, a créé une grande littérature à partir du phénomène de transplantation culturelle, en étudiant la façon dont les gens font face à un nouveau monde… » Le sujet des Versets c’est l’irruption du nouveau dans le monde, et pour mettre en scène cet événement, Rushdie a recours aux formes et à la syntaxe du carnavalesque chères à Rabelais : la logique des choses à l'envers, la parodie et le travestissement, la métamorphose, les alternances de l'ancien et du nouveau...

Aujourd'hui, à travers les phénomènes de migration et de nomadisme, les langues, les cultures entrent dans de nouvelles relations. Le roman de Rushdie témoigne de cette vertigineuse diversité humaine, de ses emmêlements et de ses chocs. « Il se peut que les écrivains qui se trouvent dans ma situation, exilés, émigrés, ou expatriés, soient hantés par un sentiment de perte, par la nécessité de reconquérir un passé, de se retourner vers lui, au risque d’être transformé en statue de sel [...] Mais nous ne sommes plus capables de reconquérir ce qui a été perdu ; [...] nous créerons des fictions, non pas des villes ou des villages réels, mais des patries imaginaires, invisibles, des Indes de l'esprit. »  

Le roman de Rushdie cherche, à travers la fiction, une prise, une emprise du langage sur la question centrale de la vie moderne, qui n’est plus ce qu’elle était à l’époque de Flaubert, de Balzac ou de Proust : comment entrer dans la société (les Arnoux pour Frédéric dans l’Éducation sentimentale, le Paris de Rastignac chez Balzac, ou le salon des Guermantes chez Proust), mais : comment entrer, comment pénétrer, dans un monde absolument ouvert ? comment venir au monde quand on appartient à plusieurs mondes ? comment naître quand on est un migrant ?

Si comme l'écrit Gilles Deleuze, l'une des fonctions de la fiction est d'inventer « un peuple qui manque », c'est bien à la naissance d'un peuple que nous assistons chez Rushdie : un peuple d'immigrés écartelés entre le côté de Londres et le côté de Bombay, un peuple d'hommes traduits, parce qu'ils ont été « déplacés au-delà de leur origine », et chez qui les valeurs, les identités se révèlent poreuses avant de se mélanger et de se contaminer. Bombay se post-modernise pendant que Londres se créolise, l'origine se dédouble, l'identité se démultiplie.

C'est contre ce trouble de l'identité que la fatwa contre Rushdie a recruté ses adeptes, et pas seulement à Téhéran. Celui qui agressé Rushdie au mois d’aout dernier était l’un d’eux.